Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, chacun d’entre nous peut mesurer au quotidien les bouleversements apportés par internet. Comme l’invention de l’imprimerie le fit en son temps, la révolution numérique a ouvert de nouveaux horizons en termes de diffusion du savoir et d’accès à la connaissance.
Mais avant tout, ce qui rend unique internet, c’est son mode de fonctionnement en réseaux ouverts, à l’image de la toile d’araignée qui lui est souvent associée. Sa puissance est ainsi exponentielle. Ses applications, que ce soient par exemple la messagerie électronique, le transfert de fichiers ou encore la téléphonie, semblent rendre infini le champ des possibles.
Par son ingéniosité, qui lui a permis d’atteindre une dimension planétaire, internet est devenu un enjeu à la fois économique et politique. Si cet outil a été pensé, à ses origines, comme un vaste forum de discussion, empreint de liberté, son potentiel commercial a rapidement explosé.
L’économie numérique tirerait déjà un quart de la croissance mondiale ; pas loin de 40 % de la population mondiale est connectée ; le commerce électronique a représenté un chiffre d’affaires de 1 221 milliards de dollars en 2013.
Dans ce contexte, il est bien évident que tout le monde souhaite profiter de la manne créée par le web.
Hélas ! comme le pointe le rapport d’information de nos excellents collègues Gaétan Gorce et Catherine Morin-Desailly, l’Europe s’est fait distancer dans le monde de l’internet, laissant sa gouvernance se développer de l’autre côté de l’Atlantique.
En effet, nous le savons, les États-Unis dominent cette gouvernance, notamment par l’intermédiaire de la société de droit californien ICANN – ce sigle se traduit en Français par « société pour l’attribution des noms de domaine et des numéros sur Internet » –, société qui gère le fichier racine des noms de domaine. Alors qu’internet est né sur le principe d’un espace ouvert et décentralisé, nous sommes de plus en plus enfermés dans un cadre trusté, disons-le, avec le soutien du Département du commerce américain, puisque celui-ci n’est pas sans lien avec l’ICANN.
Au fil de l’histoire d’internet, l’Europe s’est vu imposer un monopole qui n’est plus tenable actuellement, et ce pour plusieurs raisons.
En matière économique, nous constatons des abus de position dominante qui mettent en danger des secteurs de notre économie. Je pense, en particulier, à une question qui a déjà été évoquée, ici au Sénat, à savoir celle qui porte sur les extensions en « .vin » ou « .wine ».
En réponse à la saturation des noms de domaine de premier niveau générique, il est demandé à l’ICANN d’ouvrir de nouveaux noms. Mais la France a très bien mesuré les risques de ces nouvelles extensions ; en l’occurrence, les suffixes que je viens d’évoquer pourraient fragiliser la filière viticole française. Je sais le Gouvernement très mobilisé sur ce sujet, puisque trois ministres se sont saisis du dossier, dont vous, madame la secrétaire d’État, ce dont je vous remercie. Néanmoins, il semblerait, à l’heure actuelle, que la bataille soit loin d’être gagnée. Peut-être pourrez-vous nous apporter tout à l’heure quelques précisions quant à l’évolution de ce bras de fer au sujet de cette question que l’Italie, qui assure la présidence de l’Union européenne depuis le 1er juillet 2014, considère comme étant de la plus haute importance.
Je citerai un autre dommage collatéral lié à des positions dominantes, dommage auquel il doit être mis un terme grâce à un consensus : je veux parler de la possibilité de pratiquer de l’optimisation fiscale par des sociétés ayant des chiffres d’affaires faramineux. Internet étant transfrontalier, il y a, comme le souligne un récent rapport du Conseil d’État, d’un côté, le pays de l’internaute, et, de l’autre, le pays de l’internet, ce qui permet toutes les dérives, dont certaines ont nourri l’actualité.
Comme vous le savez, mes chers collègues, Google, Amazon, Facebook ou Apple sont régulièrement au cœur de polémiques fiscales. Là aussi, nous pouvons nous réjouir que le G20 ait pris la mesure des enjeux, puisque, à l’issue du sommet qui se tiendra à Brisbane le mois prochain, devrait être proposé un plan d’action pour tenter de lier les taux d’imposition aux volumes réels d’activité. Il s’agit d’une question d’équité, de surcroît lorsque certains de ces géants du net concurrencent le commerce traditionnel.
Enfin, c’est bien sûr l’affaire Snowden qui a également mis en lumière, l’année dernière, le danger d’une gouvernance prétendument autorégulée, mais en réalité bien captée par les États-Unis.
Alors que l’Europe a manqué de clairvoyance quant à la dimension stratégique d’internet – il faut bien le dire –, les Américains ont en revanche bien identifié les possibilités de surveillance, pour ne pas dire d’hyper-surveillance, qu’offrait cette technologie.
Le « Big Brother vous regarde » d’un monde orwellien ne semble plus relever aujourd’hui de la science-fiction. À cet égard, le témoignage d’André Gattolin, tout à l’heure, est inquiétant.
Dans ces conditions, il est temps, comme le préconise le rapport de la mission d’information, que l’Union européenne « reprenne en main son destin numérique pour peser dans la gouvernance du net ». Un tel sujet de préoccupation me paraît plus important que les normes sur le lait cru ou sur la puissance des aspirateurs !