Intervention de Olivier Cadic

Réunion du 23 octobre 2014 à 9h00
Débat sur le rôle et la stratégie pour l'union européenne dans la gouvernance mondiale de l'internet

Photo de Olivier CadicOlivier Cadic :

« Au sommet de la pyramide est placé Big Brother. Big Brother est infaillible et tout-puissant. » Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, cet extrait de 1984, célèbre roman de George Orwell, date de 1949. Avec l’affaire Snowden, Big Brother n’est plus de la science-fiction ; Big Brother est une réalité.

En 2013, les révélations de ce jeune informaticien publiées par le quotidien britannique The Guardian sur les pratiques de la NSA, l’agence de sécurité américaine, ont mis en lumière un système qui s’apparente à celui qu’avait imaginé Orwell voilà soixante-cinq ans.

C’est dans le prolongement de cet événement majeur qu’il faut replacer l’initiative de ma collègue Catherine Morin-Desailly sous l’impulsion de laquelle le groupe UDI-UC a demandé au Sénat la création d’une mission commune d’information sur le rôle de l’Union européenne dans la gouvernance de l’internet.

Mes chers collègues, ce sujet est crucial, car la prédominance américaine sur la gouvernance d’internet est un phénomène que l’on ne peut ignorer.

Plus largement, dans la bataille mondiale du numérique, nous sommes, pour l’instant, les grands vaincus. Nous pouvons le regretter, mais c’est un fait. Quand je dis « nous », je parle bien entendu des pays européens et pas seulement de la France.

Nous en sommes arrivés là pour une raison simple : dans cette bataille, tous les États membres sont partis en ordre dispersé, c’est-à-dire avec des stratégies nationales. Or, quel est aujourd’hui notre poids face aux géants américains ? La réponse objective est assez évidente : notre poids, notre influence dans la gouvernance mondiale de l’internet sont quasiment nuls.

Catherine Morin-Desailly a été guidée dans sa réflexion par l’idée que, dans le numérique, tout doit être imaginé et mis en œuvre à l’échelle européenne. Réfléchir à cette problématique à une échelle nationale n’a pas de sens. En effet, seule une approche européenne nous permettra d’avoir la taille critique pour mener une discussion équilibrée avec les États-Unis. Cette domination américaine n’est pas une fatalité, mais seule une action menée au niveau européen nous autorisera à peser dans la gouvernance d’internet.

Personne ne sera surpris que les centristes prônent une approche résolument européenne et militent en faveur d’une politique innovante de l’Union européenne en la matière. Autrement dit, madame la secrétaire d’État, dans la vision que nous défendons, ce n’est pas avec un simple secrétariat d’État chargé du numérique en France que nous pourrons peser dans quelque négociation visant à imaginer la gouvernance d’internet de demain ! Cela ne peut s’envisager qu’au travers d’un interlocuteur européen unique qui défendrait les intérêts des vingt-huit États membres.

L’affaire Snowden, par la crise de confiance qu’elle a engendrée dans l’économie numérique, nous impose un rééquilibrage des forces en présence.

Espionnage des câbles sous-marins transatlantiques, implantation généralisée de logiciels espions sur les ordinateurs, collecte massive de nos SMS : ces pratiques ne sont pas acceptables !

Dans 1984 d’Orwell, en dessous de Big Brother venait le parti intérieur, c’est-à-dire le cerveau ; en dessous du parti intérieur venait le parti extérieur, c’est-à-dire les mains de l’État.

Dans l’affaire Prism, les accords passés entre la NSA et les grandes entreprises américaines de l’internet reflètent dangereusement cette articulation. La NSA est le cerveau, mais elle ne se contente pas d’espionner ; elle s’appuie également sur la fourniture de données par les grands groupes américains du numérique, tels que Google, Facebook, Apple, conformément au cadre légal américain posé par le Patriot Act et le Foreign Intelligence Surveillance Act.

Contraints par cet arsenal juridique très efficace, les grands groupes américains du numérique deviennent en quelque sorte, parfois contre leur volonté, le bras armé des agences de renseignement américaines. Orwell les aurait baptisées « les mains de l’État ».

Dans un tel contexte, il nous est apparu indispensable que le Sénat soit un moteur de la réflexion et réaffirme l’impérieuse nécessité d’une réponse à l’échelle européenne, qui est la seule à pouvoir peser face à cette domination américaine.

Les travaux de la mission commune d’information ont abouti, en juillet dernier, à la présentation de pas moins de soixante-deux propositions abordant l’ensemble des sujets liés à la gouvernance, tels que le rôle de l’ICANN, autorité qui attribue les noms de domaines, la protection des données personnelles, ou encore l’encadrement des activités de renseignement.

Internet conduit à une modification radicale du paysage économique. Je rappelle qu’en France, selon un rapport de l’Inspection générale des finances, c’est près de 80 % de l’économie qui est concernée par l’économie numérique. Chaque jour, dans le monde, plus de 300 milliards de mails s’échangent. La dématérialisation des données, l’augmentation exponentielle des capacités de stockage et la possibilité de les transmettre de façon instantanée en s’affranchissant des contraintes physiques ont rebattu les cartes dans tous les secteurs d’activité économique.

Face à cette évolution, le rôle et la place de l’Union européenne paraissent singulièrement faibles. La cartographie mondiale de l’internet échappe à l’Europe. La menace est réelle que l’Europe devienne « une colonie du monde numérique », pour reprendre le titre du précédent rapport de Catherine Morin-Desailly. Déjà, en mars 2013, ma collègue apportait la recommandation suivante : « C’est en misant sur son unité que l’Union européenne pourra peser de tout son poids dans le cyberespace, orienter la gouvernance mondiale de l’internet […] et reprendre la main sur les données personnelles des Européens ».

Je souhaiterais insister sur trois catégories de propositions de la mission qui me paraissent fondamentales.

Tout d’abord, le rapport pointe la nécessité de refonder la gouvernance d’internet autour d’un traité international. Plusieurs évolutions récentes témoignent d’une maturation des esprits qui pourrait préparer l’adoption d’une telle convention. Le concepteur du web, Tim Berners-Lee, a récemment appelé à l’adoption d’une Magna carta d’internet : il estime qu’un traité international est aujourd’hui nécessaire pour protéger le caractère neutre et ouvert d’internet, ainsi que le droit à la vie privée et à la liberté d’expression.

Ensuite, la mission a insisté sur la nécessité de renforcer la législation européenne de la protection des données personnelles. Le pouvoir, aujourd’hui, est dans les mains de ceux qui les détiennent : elles sont devenues une réelle richesse pour les acteurs économiques du net et font l’objet de toutes les convoitises. Le big data a permis aux données, notamment personnelles, de devenir la ressource essentielle de l’économie numérique. Elles font donc l’objet d’une collecte tous azimuts, laquelle peut être volontaire, comme sur Facebook, mais aussi opérée à l’insu des individus, notamment via des cookies.

Nos concitoyens commencent tout juste à mesurer l’enjeu que représente la protection de ces données personnelles et, par extension, de leur vie privée. En effet, nous communiquons chaque jour un peu plus de données personnelles, de plus en plus détaillées et de plus en plus sensibles.

Demain, l’essor des objets connectés va amplifier ce phénomène de manière exponentielle. Prenons un exemple concret : votre montre connectée centralise de nombreuses données sur votre activité physique journalière, votre fréquence cardiaque, etc. Ces éléments, particulièrement sensibles, peuvent révéler en partie votre état de santé ou d’éventuelles pathologies : s’ils ne sont pas correctement protégés, ils pourraient tomber entre les mains, par exemple, d’un organisme de crédit ou d’un assureur peu scrupuleux utilisant ces informations pour moduler le prix de ses prestations en fonction du risque sur votre état de santé qu’il anticipe.

Il faut donc que l’Europe réagisse dès aujourd’hui.

Comme le préconise la mission d’information dans son rapport, cela passe par l’adoption de la proposition de règlement européen sur la protection des personnes physiques à l’égard des traitements de données à caractère personnel.

Enfin, le troisième et dernier aspect des propositions de la mission sur lequel je souhaite insister est le contrôle des activités des services de renseignement. Il s’agit d’éviter une activité débridée, comme celle qui a été révélée par l’affaire Snowden, qui a porté une atteinte évidente et inacceptable à notre vie privée et aux libertés fondamentales. Toutefois, gardons à l’esprit que l’échange de données entre les services de renseignement est justifié par la lutte contre de nouvelles formes de terrorisme et de criminalité organisée. C’est pourquoi nous soutenons l’émergence d’un cadre européen de contrôle des échanges d’informations entre les services de renseignement.

Mes chers collègues, face aux défis du numérique, la France seule ne peut rien ! Dans cette période de doute, la famille centriste réaffirme donc son attachement à l’Europe. Le défi du numérique constitue une formidable occasion de présenter concrètement à nos concitoyens la construction européenne comme une source de progrès et de protection collective. Tel est le sens du travail de notre collègue Catherine Morin-Desailly dont je tiens, encore une fois, à saluer la qualité. Nous croyons à une Europe renouvelée, une Europe modernisée, une Europe renforcée sur la scène internationale, et nous pensons qu’internet et, plus largement, les défis du numérique permettront d’aller dans ce sens.

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