La proposition de loi que je vous soumets aujourd’hui a deux objets : protéger le domaine privé immobilier des collectivités territoriales en introduisant un principe d’imprescriptibilité et permettre l’aliénation, jusque-là interdite par la jurisprudence du Conseil d’État, des chemins ruraux par voie d’échange. Cette dernière mesure vise à faciliter la conservation et le redéploiement de nos voies rurales.
J’ai été conduit à déposer cette proposition de loi non seulement en raison du constat que j’ai pu faire tout au long de ma vie professionnelle d’avoué à la cour d’appel d’Agen, cour spécialisée dans les questions rurales et dont la compétence s’exerce sur le Lot, le Gers et le Lot-et-Garonne, mais aussi au travers de mon investissement au sein de la commission des maires ruraux du Lot-et-Garonne.
Qu’ai-je pu constater depuis ces points d’observation privilégiés durant de nombreuses années ? J’ai relevé un contentieux récurrent et aigu entre les communes et différents propriétaires privés sur des questions patrimoniales, ayant pour origine la prescription acquisitive opposée au conseil municipal qui prend l’initiative de remettre en valeur une partie de son patrimoine. Les exemples sont aussi divers que la consistance du patrimoine rural qui compose notre territoire. Cela va du puits au lavoir, en passant par le jardin du presbytère, le glacis des remparts, les dégagements autour des églises, les places ou encore les espaces de jardins. Cette problématique vient du fait que, pendant près d’un demi-siècle, ce patrimoine a vu ses fonctions disparaître, notamment en raison de l’exode du milieu rural.
Dans certains départements tels que le Gers ou le Lot, des villages entiers ont été abandonnés. Je peux vous citer le cas de la commune de Lagarde-Fimarcon, village castral laissé aux mains de deux ou trois habitants, qui, au fil du temps, se sont approprié l’essentiel des lieux privés et publics de la commune. Il s’en est suivi des procès sans fin avec la municipalité lorsque cette dernière a repris la main et a voulu reconstituer ses biens et mettre en valeur son patrimoine.
La question de la prescription acquisitive est très sensible sur l’ensemble des chemins ruraux, qui est d’évidence le plus grand patrimoine privé communal. Ces chemins ruraux desservent les exploitations agricoles et les communes rurales entre elles. Ils ont fait l’objet de nombreuses appropriations pour des raisons simples : bien souvent, ils gênaient les exploitations et, avec l’agrandissement de celles-ci, les nouveaux modes de culture ; ils ont été labourés, clôturés et donc soumis à une prescription acquisitive.
Ce n’était pas un problème jusqu’en 1959, date à laquelle a été redéfinie la voirie communale dans son ensemble, avec la nouvelle classification des chemins ruraux incorporés dans le domaine privé des communes.
À partir des années quatre-vingt-dix, soit trente ans après, on a alors vu des particuliers s’opposer à la réouverture de ces chemins. Dès lors, les contentieux ont explosé, d’autant que les territoires se sont attachés à l’aménagement et à la réouverture de ces chemins ruraux dans un but touristique. C’est l’exemple des sentiers de grande randonnée, notamment sur les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle. Plus localement, dans mon département, sur un chemin à thème clunisien de 104 kilomètres allant de Moissac à Moirax, nous nous sommes retrouvés face à ce type de difficulté, le chemin étant interrompu par une prescription acquisitive au milieu d’un bois.
Le principe de l’imprescriptibilité que je préconise pour ce patrimoine privé des collectivités locales heurte-t-il des principes généraux qui justifieraient son rejet ?
Deux objections sont apparues dans les débats : d’une part, la protection de la propriété privée ; d’autre part, la distinction entre domaine public et privé.
Il convient tout d’abord de noter que le code civil protège la propriété privée et que son article 2277 énonce que le droit de propriété est imprescriptible, entérinant le fait que ce droit ne peut être éteint par non-usage. Il fixe les modalités de son aliénation. La prescription acquisitive est conçue comme une exception à ce principe. Cette exception est fondée uniquement sur la possession trentenaire, qui doit notamment remplir des conditions de durée et de continuité.
L’article 2258 du même code précise que ne peut être opposée l’exception déduite de la mauvaise foi.
Vous conviendriez avec moi qu’écarter cette exception de prescription pour le domaine privé d’une collectivité, ce n’est pas faire injure au principe de protection de la propriété privée, bien au contraire. En effet, je pense que l’on peut faire un distinguo entre propriété privée d’un particulier et celle d’une collectivité territoriale, qui, en fait, n’est pas une propriété privée au sens strict du terme, mais une propriété collective dont on peut concevoir que la protection soit supérieure.
Il est plus facile à un particulier de défendre son bien, détenu par une seule personne qui en connaît les limites et les contours et qui se transmet par succession ou par vente avec des titres, qu’à une collectivité de défendre sa propriété, dont l’espace est plus étendu, et qui n’a pas, au fil du temps, l’occasion d’être déterminée par des transmissions dans un cadre familial ou hors de la famille. D’ailleurs, le second alinéa de l’article 537 du code civil précise que les personnes publiques gèrent librement leur domaine privé selon les règles qui leur sont applicables.
Des différences existent déjà entre ces deux types de propriété privée : l’une, bien connue et significative, est l’insaisissabilité des biens administratifs du domaine public ou privé. Pourquoi ne pas y ajouter l’imprescriptibilité ? En effet, la possession acquisitive apporte une exception non équitable à cette propriété collective.
Il ne paraît pas non plus inutile d’en améliorer le statut si l’on souligne que le code général de la propriété des personnes publiques définit en creux, a contrario, le domaine privé, se contentant d’énoncer : « font partie du domaine privé les biens des personnes publiques mentionnées à l’article L. 1 qui ne relèvent pas du domaine public par application des dispositions du titre Ier du livre Ier. »
Je pense que ce renvoi pur et simple au code civil est un peu court et que le patrimoine, notamment rural, dans sa grande diversité mérite mieux. L’intérêt touristique, architectural, environnemental qui se manifeste tous les jours de façon plus pertinente justifie la pérennisation de ce patrimoine, certes du domaine privé, mais tout de même patrimoine collectif, pour ne pas dire public.
Retenir le principe d’imprescriptibilité, qui s’ajouterait à celui de l’insaisissabilité, ne remet pas en cause l’ensemble des autres règles du droit privé – il n’y a aucune crainte à avoir en ce domaine – qui sont fort nombreuses et concernent l’aliénation, la gestion, la juridiction judiciaire compétente, et j’en passe. Ce n’est donc pas un grand bouleversement que je préconise.
Ce principe, s’il peut être utile, concerne essentiellement les chemins ruraux du fait de leur définition fixée par l’article L. 161-1 du code rural : « Les chemins ruraux sont les chemins appartenant aux communes, affectés à l’usage public, qui n’ont pas été classés comme voies communales. Ils font partie du domaine privé de la commune. »
La simple lecture de ce texte met en évidence la contradiction qu’il contient : alors qu’il est question d’une destination à l’usage du public, destination directe qui recouvre pratiquement la notion de domaine public, cet article prévoit une classification par la loi dans le domaine privé, avec la conséquence pratique non négligeable, à l’heure où l’argent public est rare, que la commune n’a pas une obligation d’entretien. Toutefois, les conséquences de cette classification font que les chemins ruraux sont prescriptibles, et les riverains ne se privent pas de tenter d’en tirer avantage. Les nombreuses réactions que j’ai recueillies de la part de mes collègues sénateurs ou des géomètres sont là pour en témoigner.
Cette partie particulière du domaine privé est d’ailleurs soumise à des règles mixtes entre droit public et droit privé, telles que les conditions d’aliénation.
Je pense qu’il est grand temps d’arrêter l’hémorragie provoquée par cette exception que constitue la prescription acquisitive, faite bien souvent de mauvaise foi, et de protéger ce patrimoine, qui constitue pour nos communes rurales un levier touristique et d’accès à l’environnement, donc de qualité de vie.
Propriété privée, certes, mais avant tout collective, il convient de la protéger des captations abusives que permet le renvoi par le code général de la propriété des personnes publiques au code civil.
Comme je l’ai déjà indiqué, ce même code n’est pas hostile à une différenciation entre propriété des particuliers, c’est-à-dire des personnes privées, et celle des collectivités publiques. L’essence de la propriété n’est pas de même nature : l’une vise un but privé au sein d’un patrimoine privé, l’autre est au service d’une communauté et est constitutive d’un bien commun.
Cette proposition de loi a donc pour objet de mettre fin à cette hémorragie, et j’ai compris que la commission des lois en était assez convaincue. Je crains qu’en voulant réduire ma proposition aux seuls chemins ruraux on ne limite inutilement sa portée.