Intervention de Yves Détraigne

Réunion du 23 octobre 2014 à 9h00
Prescription acquisitive des immeubles du domaine privé des collectivités territoriales — Renvoi à la commission d'une proposition de loi

Photo de Yves DétraigneYves Détraigne :

Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, la proposition de loi que nous examinons, qui a été déposée par Henri Tandonnet et neuf autres de nos collègues, tend à interdire la prescription acquisitive des immeubles du domaine privé des collectivités territoriales et à autoriser les échanges en matière de voie rurale.

Son origine s’explique par les difficultés croissantes auxquelles sont confrontées les collectivités qui, voulant notamment reconstituer ou remettre en état des chemins ruraux quelque peu oubliés, des jardins ou des bâtisses appartenant au domaine privé de la commune, s’aperçoivent qu’elles n’en disposent plus parce que le voisin qui l’occupe depuis plus de trente ans – sans que, il est vrai, personne s’en soit jamais inquiété jusqu’à présent – en est tout simplement devenu propriétaire par prescription acquisitive. Il peut s’agir, par exemple, d’anciens moulins dont la collectivité s’était désintéressée mais qui reprennent aujourd’hui, comme en a lui-même parlé Henri Tandonnet, un intérêt nouveau, avec le développement du tourisme rural et la mise en valeur de villages de caractère.

Cette situation pourrait paraître anecdotique et ne pas mériter que le Parlement s’y intéresse, mais c’est aujourd’hui devenu une vraie difficulté, en termes d’aménagement et de développement touristiques notamment, pour un certain nombre de collectivités qui ne l’avaient évidemment pas anticipé quand les principes juridiques afférents au domaine privé – tout particulièrement aux chemins ruraux – s’étaient dégagés.

Permettez-moi de revenir en quelques mots sur ce qui fait la différence essentielle entre le domaine public et le domaine privé d’une communeavec le cas particulier du chemin rural.

Comme le rappelait en commission notre collègue Renésimple, c’est clair. On pourrait dire que l’on ne touche à rien.

À l’inverse, les règles du droit privé dans l’ensemble de ses prérogatives, y compris la prescription acquisitive, s’appliquent au domaine privé descollectivités locales. Tout cela est donc parfaitement cohérent et bien établi. Toutefois, s’agissant des chemins ruraux, on a affaire à un objet hybride. Les chemins ruraux – on en compte plusieurs centaines de milliers de kilomètres en France, la question n’est donc pas anecdotique – font bien partie du domaine privé de la commune. À ce titre, ils peuvent faire l’objet d’une prescription acquisitive, mais sont, dans le même temps, « affectés à l’usage du public », aux termes de l’article L. 161-1 du code rural.

Il y a donc bien là une contradiction. Quand un particulier riverain d’un chemin rural peut, au bout de trente ans de « possession » ou d’occupation, se l’approprier et le clôturer, on est bien dans une procédure de droit privé. Pourtant, on ne trouve curieusement rien à redire au fait que cela fait disparaître la caractéristique spécifique de cette parcelle : son affectation à l’usage du public. Même si cette procédure de possession est fort ancienne, elle n’en reste pas moins surprenante.

Comment peut-on concilier l’acceptation de ce processus avec l’impossibilité, découlant d’une jurisprudence constante du Conseil d’État, d’échanger des chemins ruraux précisément parce qu’ils sont affectés à l’usage du public et ouverts à la circulation générale ?

On voit bien qu’il y a là deux raisonnements contradictoires à propos d’un même objet : les chemins ruraux. Même si l’on ne doit toucher que d’une main tremblante au principe selon lequel l’imprescriptibilité n’est l’apanage que du domaine public, la proposition de loi d’Henri Tandonnet soulève une véritable question, surtout aujourd’hui où, comme il l’a souligné, les chemins ruraux retrouvent un regain d’intérêt avec le développement des nouveaux usages de l’espace rural et une perception moderne de l’espace naturel. Elle mérite donc d’être examinée sous tous ses aspects.

Au regard des problèmes posés, le temps dont j’ai disposé pour examiner le texte de notre collègue a été particulièrement court, puisque j’ai été désigné rapporteur la veille de la présentation du rapport en commission.

J’ai d’abord examiné la possibilité d’un basculement des chemins ruraux dans le domaine public des collectivités, ce qui serait assez simple à prévoir pour le législateur et emporterait l’imprescriptibilité de ces chemins, tout en permettant les échanges, conformément aux prescriptions du code général de la propriété des personnes publiques.

Au-delà de l’aspect juridique, cette mesure aurait une conséquence non négligeable pour les communes, puisqu’une obligation renforcée d’entretien de leurs chemins leur serait imposée. La situation actuelle des finances publiques me laisse penser que ce n’est peut-être pas la meilleure solution pour les collectivités locales… C’est pourquoi j’ai proposé à la commission une formule « médiane » tendant à rapprocher le régime des chemins ruraux – je ne parle que des chemins ruraux du domaine privé des collectivités territoriales, et non des bâtiments privés – de celui du domaine public sans les y faire entrer, en les rendant imprescriptibles, d’une part, et en facilitant l’échange des chemins ruraux pour garantir leur continuité, d’autre part. L’intervention de M. Tandonnet l’a bien montré, ce type d’échanges « pour la bonne cause » témoigne de la bizarrerie de l’imprescriptibilité des chemins ruraux.

Sur le premier point – l’imprescriptibilité –, il me semble que si l’affectation au public des chemins ruraux justifie un régime dérogatoire d’aliénation – il faut une désaffectation préalable, avec enquête publique, avant d’envisager l’aliénation du chemin rural –, cela peut aussi légitimer leur imprescriptibilité. On a affaire à une partie du domaine privé qui a déjà un régime spécial d’aliénation, protecteur. Pourquoi ne pourrait-elle pas bénéficier de cette autre mesure de protection qu’est l’imprescriptibilité ?

Sur le second point – permettre et faciliter les échanges de chemins ruraux –, il est aujourd’hui possible d’échanger des propriétés du domaine public avec des biens appartenant à des personnes privées ou relevant du domaine privé d’une personne publique, sans autre forme de procès. Il est donc possible, me semble-t-il, de concilier l’échange et la protection de l’intérêt général, s’agissant des chemins ruraux. On considère qu’il n’y a pas de problème pour concilier l’échange et la protection de l’intérêt général pour les propriétés du domaine public. Pourquoi en irait-il autrement avec les chemins ruraux, qui appartiennent au domaine privé des collectivités ? Pourquoi serait-on plus exigeant pour l’échange d’un élément du domaine privé de la commune que pour celui d’un élément de son domaine public ? C'est une vraie question ! Vous conviendrez, mes chers collègues, que ce point mérite d’être revisité, toiletté, modernisé et mis juridiquement en phase avec les réalités de l’économie d’aujourd'hui et les usages qui sont faits de ces chemins.

Dans sa grande sagesse, face notamment à la remise en cause de principes juridiques bien établis et à la crainte, si l’on acceptait l’imprescriptibilité des chemins ruraux, d’accorder à un élément du domaine privé une caractéristique propre au domaine public de nature à apporter une certaine confusion dans le régime de la propriété des personnes publiques, la commission des lois a préféré ne pas se prononcer en l’état, plutôt que de rejeter la proposition de loi. Il reste en effet des contradictions et des problèmes à régler.

Toutefois, eu égard au regain d’intérêt que suscitent aujourd’hui les chemins ruraux du fait de l’évolution des modes de vie et de la nouvelle perception de l’espace naturel et de son usage économique, la nécessité de mieux assurer la protection des chemins ruraux a été largement admise par la commission. C’est pourquoi, à l’issue d’un débat nourri et intéressant, elle a jugé nécessaire d’approfondir sa réflexion sur le meilleur moyen d’assurer la protection des chemins ruraux et vous propose d’adopter une motion tendant au renvoi à la commission du texte.

Je voudrais dire à titre personnel et, me semble-t-il, avec l’assentiment de la majorité des membres de la commission et de son président qu’il ne s’agit pas d’opposer une fin de non-recevoir à la proposition de loi de notre collègue Henri Tandonnet.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion