Le projet de loi soumis à notre commission a connu, vous le savez, une préparation difficile. Je voudrais m’attarder, mes chers collègues, sur deux des trois mesures finalement retenues, l’une de nature législative, l’autre de nature réglementaire, qui nous paraissent particulièrement préoccupantes.
L’universalité est une pierre angulaire de notre système de politique familiale, et ce depuis son origine, en 1945.
Alors que la fiscalité remplit un rôle de redistribution verticale, des ménages aisés vers les ménages modestes, et que de nombreuses prestations spécifiques visent à aider les familles qui se trouvent en situation de précarité financière, les allocations familiales jouent un rôle de redistribution horizontale, en faveur des familles qui ont charge d’enfants.
Partant du principe qu’un enfant né dans une famille « aisée » ne mérite pas moins de la part de la solidarité nationale qu’un enfant né dans une famille « modeste », les concepteurs de notre politique familiale ont souhaité que les allocations familiales soient versées sans condition de ressources.
Cette idée semblait d’ailleurs faire consensus jusqu’à une date récente. Le Président de la République tenait en effet à ce sujet les propos suivants, en mars 2012, devant l’Union nationale des associations familiales, l’UNAF : « Je reste très attaché à l’universalité des allocations familiales, qui sont aussi un moyen d’élargir la reconnaissance nationale à toute la diversité des formes familiales. Elles ne seront donc pas soumises à conditions de ressources. »
Toutefois, le 9 octobre dernier, c’est-à-dire le lendemain du dépôt du présent projet de loi à l’Assemblée nationale, ce principe fondamental n’était plus, et pouvait, selon les mots du Président de la République, devenir utile : il devenait « une technique pour faire des économies ». Les familles, mes chers collègues, sont donc réduites à « une technique pour faire des économies » : ces mots font froid dans le dos ! §
L’article 61 A du projet de loi que nous avons à examiner prévoit en effet la réduction drastique des allocations familiales pour les familles dites « aisées », qui sont en réalité celles des classes moyennes. Cela a été dit, une famille de deux enfants dont le revenu mensuel est supérieur à 8 000 euros ne touchera plus que 33 euros d’allocations mensuelles. À ce niveau, l’universalité n’existe plus.
Ne nous laissons pas abuser par la belle ambition de justice sociale avancée par le Gouvernement : c’est bien un froid calcul budgétaire qui conduit à remettre en cause le principe généreux et humaniste de l’universalité.
Si la remise en cause de ce principe fondamental est dangereuse au fond, la méthode choisie par le Gouvernement est, de plus, particulièrement contestable et témoigne d’un manque de considération à l’égard des familles.
La modulation des allocations familiales ne figurait pas dans le texte initial du Gouvernement. Elle n’a donc fait l’objet d’aucune discussion, que ce soit lors de votre audition, madame la ministre, ou de celle de Mme Rossignol par la commission des affaires sociales. Elle n’a pas fait l’objet des consultations destinées à garantir la sécurité juridique du dispositif, et les acteurs concernés – associations familiales, CNAF – ont été mis devant le fait accompli, sans concertation préalable.
Il résulte de cette méthode une impréparation dommageable pour les familles. Quelles seront en effet les modalités des échanges d’informations entre les CAF et les services fiscaux ? Comment les changements de situation seront-ils pris en compte ? Une distinction sera-t-elle prévue entre les familles biactives et celles où seul un des parents travaille ? Enfin, l’alourdissement de la charge de travail des CAF, alors que la nécessité d’un effort de simplification a été inscrite dans la convention d’objectifs et de gestion signée en juillet 2013, n’a pas été anticipé, pas plus que la mobilisation des moyens humains supplémentaires qui seront nécessaires.
Les allocations de 450 000 familles seront divisées par deux, celles de 150 000 autres le seront par quatre. Au total, 600 000 familles sont donc stigmatisées et trahies par le Gouvernement ! Là où celui-ci évoque des analyses macroéconomiques, des statistiques ou des économies d’échelle, je vous parle pour ma part de familles et d’enfants.
Pour certaines de ces familles, la perte de revenu peut sembler marginale, mais c’est justement à la marge que se prennent les décisions d’investissement ou d’endettement. La réduction proposée des allocations familiales obligera de nombreuses familles à renoncer à leurs projets, notamment d’achat de logement. Quel bien mauvais signal envoyé à des milliers d’entre elles !
En réduisant considérablement, aujourd’hui, les allocations des ménages dits « aisés », avant – on peut le craindre ! – de les supprimer demain, le Gouvernement ouvre la porte à une remise en cause de l’universalité dans d’autres domaines. En effet, une fois cette brèche ouverte, le même raisonnement ne risque-t-il pas d’être appliqué à l’assurance maladie, voire à l’enseignement public ?