Intervention de Alain Rousset

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 13 novembre 2014 : 1ère réunion
Nouvelle organisation territoriale de la république — Audition de l'association des régions de france : M. Alain Rousset président président de la région aquitaine et M. Jean-Paul Huchon président de la région île-de-france

Alain Rousset, président de l'Association des régions de France :

L'ARF a toujours eu l'impression d'être écoutée, sinon entendue, au Sénat. Les régions ne demandent pas un élargissement massif de leurs compétences ; elles souhaitent que ces compétences soient précisément définies, dans toute leur complétude - formation, développement économique, transports collectifs, etc. - et qu'on les accompagne des ressources nécessaires.

Les collectivités portent lourdement le poids de la lutte contre les déficits publics. La réforme de la taxe professionnelle en est l'une des raisons ; nous l'avions largement critiquée, car elle est préjudiciable à l'investissement. D'après des analyses partagées par Bercy, si la trajectoire des finances publiques locales poursuit sa tendance de 2010-2013, dans les trois prochaines années, le bloc communal aura un solde positif de 1,387 milliard d'euros, le bloc départemental aura également un solde positif de 1,656 milliard et le bloc régional aura un solde négatif de 953 millions d'euros. Ces chiffres sont incontestables.

Quant aux compétences, elles ont leurs exigences. La formation - professionnelle, notamment - nécessite une hausse des crédits, dans un contexte de lutte contre le chômage dont le Président de la République a fait une priorité. L'apprentissage fait également l'objet d'un effort spécifique, même si les dispositions prises par le Gouvernement ne sont pas tout à fait conformes à ce que nous préconisions. Pour exercer leur compétence d'accompagnement des PME, les régions doivent s'accommoder de modalités d'intervention abracadabrantes, donnant lieu par leur dispersion à une augmentation des coûts. Le rapport Malvy-Lambert a montré que le coût de la décision publique était trop élevé dans chacun des services publics.

Le recours à l'emprunt est-il une solution pour compenser la diminution des ressources des collectivités locales ? Notre notation en souffrirait, avec les effets attendus sur notre capacité d'emprunt et le coût de ces emprunts. À terme, l'investissement sera touché, dans des secteurs clés comme l'éducation, la recherche ou l'acquisition du matériel de transport. Le transport ferroviaire représente 15 milliards d'investissement pour l'ensemble des régions. Alstom-Bombardier, c'est près de 10 000 emplois industriels.

Nous sommes la seule collectivité à ne plus avoir de base fiscale dynamique. La taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques est régressive et non garantie. Le Gouvernement nous avait octroyé une partie de cette taxe pour développer des grands projets, comme le TGV ou les plans campus. Cette part n'est plus que l'épaisseur du trait. Les Français utilisent moins leur voiture et les véhicules consomment moins ; la taxe ne rapporte plus autant. Reste la taxe sur les cartes grises, dont le produit représente 8 à 9 % de nos ressources.

Autre contradiction : nous sommes responsables du développement économique, mais nous avons la part la plus faible de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises, dont un peu moins de la moitié revient aux départements et 27 % à l'intercommunalité - la région n'en perçoit que 24 %. Le retour sur investissement d'une action économique dynamique auprès des PME, de la recherche ou du transfert de technologies ne retombe pas sur la collectivité qui l'a initiée. C'est d'autant plus paradoxal que l'accompagnement des PME est une priorité de notre pays. Les amendements que nous avons proposés à l'Assemblée nationale sur le projet de loi de finances pour 2015 visent à porter de 24 % à 70 % en trois ans la part dévolue aux régions de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises. L'incohérence de l'organisation de la fiscalité française plombe tous nos efforts en matière de développement économique et de politique de l'emploi.

À la veille de la négociation des contrats de plan, il manque aux régions une vision d'avenir sur l'enjeu du développement économique national. Ces trois dernières années, les grandes entreprises ont supprimé 53 000 emplois en France, les ETI en ont créé 73 000. Nous sommes le dernier pays centralisé d'Europe. Même le Royaume-Uni, après le référendum sur l'Ecosse, a entrepris de repenser son modèle territorial en matière de fiscalité et de compétences. Tous les économistes l'ont dit : il y a une corrélation entre la décentralisation et l'innovation. En Allemagne, les plus petits Länder sont les plus efficaces en matière d'innovation et de création d'entreprises. Une thèse menée à l'université des sciences économiques d'Aquitaine a analysé les effets de l'accompagnement des PME dans la région. En développant leur département de recherche et développement grâce aux aides de la région, ces entreprises ont augmenté leurs emplois de 90 %. C'est spectaculaire ! Partout, en Europe, on décentralise ; nous allons à rebours, avec un État qui en est encore à organiser des concours de singes savants pour octroyer trois francs six sous aux entreprises. On est loin de la compétitivité internationale ; la taille de nos PME est bien trop faible.

Nous réclamons à l'État un dialogue, pour qu'il travaille en complémentarité avec les régions sur le développement économique de notre pays. Nous venons d'avoir une discussion longue et fructueuse avec l'Europe, sur la stratégie que proposent les programmes opérationnels de Bruxelles : quelles spécialisations privilégier en Aquitaine, en Île-de-France ou ailleurs ? Nous n'avons pas ce type de discussion avec l'État, qui souffre d'un handicap culturel qui l'empêche de dialoguer avec les régions ; je le disais, hier, à Emmanuel Macron. Récemment, un inspecteur des finances me demandait si le choix des entreprises stratégiques à accompagner ne risquait pas d'être trop politique. Quand on parle d'entreprises, on parle de business, de technologie, d'internationalisation, d'innovation ou de capacité d'investissement, pas de politique. Je viens de lancer l'opération « Usine du futur », 34ème plan industriel. Il s'agit de robotiser, de moderniser, d'améliorer la compétitivité. Au lieu de voir cela, l'État reste crispé sur ses perspectives de carrière et sur son pouvoir dans les préfectures. D'où une grande incompréhension. Le coût de gestion d'un dossier industriel est cinq fois plus élevé en France que dans les autres pays, nous accompagnons dix fois moins nos PME que les Allemands... Comment nos entreprises pourraient-elles être compétitives ? Les débats idéologiques sont surréalistes. Emmanuel Macron a une bonne approche du problème, lorsqu'il pose la question de la pertinence du niveau d'intervention. Nous devons mettre en place une stratégie pour réorganiser notre système de sous-traitance. Dégageons un certain nombre d'ETI autonomes, capables de travailler avec tous les grands groupes - Renault ou Peugeot, Boeing ou Airbus - et de porter une stratégie industrielle efficace pour vendre nos Rafales en Inde et créer des retombées économiques favorables. Jusqu'à présent, l'appareil d'État ne s'est jamais organisé pour mettre en place une stratégie industrielle de redressement de ce pays.

Nous souhaitons devenir l'interlocuteur privilégié des PME. Nous rencontrons les chefs d'entreprises, les organisations syndicales, tous les acteurs de ces entreprises, à chacun de nos déplacements sur le terrain. Une organisation verticale, en silo, telle que nous la connaissons en France, crée un monde où on ne se parle pas, un monde qui attend tout de l'État. Les trente Glorieuses sont derrière nous. C'est là un discours qui n'est ni de droite, ni de gauche.

Les régions ont l'exclusivité des aides directes avec l'État. C'est une bonne chose. Encore faudrait-il regrouper ces aides pour que la région ait une puissance de feu efficace. La loi sur les métropoles nous inquiète. La réforme des compétences doit préciser que les crédits de 1,6 milliard dédiés aux entreprises par les départements remonteront jusqu'aux régions. Veillons à ce qu'ils ne disparaissent pas dans des économies budgétaires, creusant encore la faiblesse de nos moyens. Les régions françaises investissent 500 millions d'euros dans l'innovation, contre 9,5 milliards pour les Länder allemands. Voilà pourquoi nous sommes en panne, malgré toute la créativité de nos entreprises.

Toutes les régions ne sont pas égales ; en définissant précisément leurs compétences, on mettra en place de bonnes pratiques qui auront un effet d'entraînement. J'ai lu l'entretien que Jean-Paul Huchon a donné à la presse, ce matin, à propos des abattoirs. Si nous ne réussissons pas à sauver les abattoirs, c'est l'élevage que nous perdrons. Chacun sait que c'est une activité cruciale de l'agriculture en France.

Un pays ne peut pas être démocratique s'il n'y a pas de classes moyennes. Dans l'état actuel de notre système, nous n'avons pas de classe moyenne des collectivités, car les régions sont au même niveau que les autres collectivités en termes de moyens ; c'est une exception française. Nous n'avons pas non plus de classe moyenne d'entreprises : on dénombre moins de 4 000 ETI en France, contre 15 000 en Allemagne. Pas de classe moyenne de financement de l'économie : toute notre épargne remonte à la Caisse des dépôts, soit par les grandes banques privées, soit par l'épargne administrée. Comment financer notre économie quand les circuits sont si compliqués ? La veuve de Bazas - ou celle de Carpentras - devrait pouvoir placer les 30 000 euros qu'elle épargne pour son petit-fils dans une entreprise de son voisinage. Aujourd'hui, la veuve de Carpentras aide moins les entreprises françaises que celle de Singapour. C'est absurde, d'autant que nous avons une épargne colossale à portée de la main.

Nous devons repenser l'organisation du service public de l'emploi. Les régions ne revendiquent pas de fixer les règles d'indemnisation des chômeurs, c'est la tâche de l'État et des organisations syndicales. Cependant, qui s'occupe de l'accompagnement des chômeurs ? Un émiettement d'organismes - Pôle emploi, les missions locales, les maisons de l'emploi... Le chômeur est un nomade qui termine son parcours devant le bureau du maire, pour demander à être embauché. La corrélation est évidente entre les compétences de développement économique, de formation et d'accompagnement des chômeurs. Il faut réformer le système en plaçant à sa tête un patron légitime, la région. Nous ne voulons pas d'une co-présidence, système bâtard qui ne fonctionnera pas. J'ai connu des situations absurdes où une entreprise du sud de l'Aquitaine créait plus de cent emplois par an sans arriver à les pourvoir, malgré un fort taux de chômage au nord de la région. Il doit y avoir demain un service public régional de l'orientation, de la formation et de l'emploi. Une orientation choisie, c'est une formation réussie et un emploi trouvé. La formation est l'élément essentiel du développement économique.

Quant à l'éducation, l'ARF considère qu'il est plus logique de mutualiser collèges et lycées, à cause des choix d'orientation qui s'y font, même si certains d'entre nous trouvent qu'il y a un socle commun entre écoles et collèges. Sur les routes, position majoritaire de l'ARF également. Je comprends les interrogations des départements, qui craignent de voir réduire leurs fonctions à celle de l'accompagnement social. J'ai géré les affaires sociales du département de la Gironde, sans que la tâche soit dégradante. L'allongement de la durée de vie ou l'accompagnement des personnes éloignées de l'emploi par le RSA sont autant de défis à relever. Pour en revenir à l'éducation, le parcours de réussite des élèves est pour nous un enjeu de taille, la clef pour éviter le décrochage des élèves à la sortie du lycée. Les régions sont allées au-delà de leurs compétences sur les micro-lycées, l'orientation, l'apprentissage des langues, la mobilité nationale et internationale. Elles interviennent aussi beaucoup sur les projets pédagogiques des lycées.

Quant aux universités, nous avons raté une occasion de les aider, lorsque nos moyens nous le permettaient. Elles se sont braquées, en refusant de voir appliquer aux bâtiments universitaires le même dispositif que pour les lycées. Les présidents d'université le regrettent aujourd'hui. C'est trop tard, car les régions n'ont plus les moyens. Le grand emprunt ne fonctionne que si les régions contribuent également à financer les projets. Le « plan campus » n'a pas amélioré la situation, plongeant au contraire les universités dans de lourdes difficultés. Pourtant, les régions ne pourront pas développer leur attractivité sans un investissement massif dans la recherche ou les écoles d'ingénieurs. L'Aquitaine y consacre 10 % de son budget.

Nous avons besoin de schémas prescriptifs. À quoi sert de passer une année et demie en concertation avec tous les autres niveaux de collectivités, les branches professionnelles, le milieu associatif, etc., sans aboutir à des schémas prescriptifs ? Les régions ne cherchent pas à être hégémoniques. Elles ont la responsabilité du schéma de développement économique, du schéma de transports et d'aménagement du territoire. Elles ont mis en place des procédures de concertation. Ce serait un échec de la mobilisation territoriale que de ne pas concrétiser ces efforts par des schémas prescriptifs. Ils n'excluront pas une possibilité d'expérimentation, dans des domaines comme la transition énergétique, l'agriculture, les forêts. Toute une partie des versements obligatoires auxquels sont soumis les sylviculteurs ne sont pas réinvestis et disparaissent au niveau national dans des fonds opaques.

Quant aux transports, nous intervenons pour faire rouler les TER, en réhabilitant les voies d'un réseau vétuste. Nous avons sauvé les TER, nous les avons ressuscités. Ils ont gagné plus de 50 % de fréquentation et sont victimes de leur succès. Nous n'avons plus les moyens de les aider, faute d'avoir - comme c'est le cas dans les autres collectivités - une ressource dédiée à ces infrastructures. L'opacité de la SNCF, dont les conventions nous coûtent cher, ne nous aide pas. La Commission européenne a ouvert une enquête sur le sujet. Aujourd'hui, les TER financent les déficits des autres trains, TET et même TGV. Nous n'améliorerons pas la qualité des services publics pour le transport des usagers, sans installer un vrai pilote de l'intermodalité. Sans cette harmonisation, le retour à la voiture individuelle ou le développement du co-voiturage sont les seules solutions possibles.

Enfin, il faudra attendre au moins trois ou quatre ans pour que la fusion des régions puisse générer des économies. Avant qu'il y ait mutualisation, il faut harmoniser le système de primes, harmoniser les différentes actions. D'où peut venir l'idée qu'on ferait des économies ? Si la fusion renforce le poids économique des régions pour leur redonner un poids politique, c'est une bonne chose. Si elle consiste à organiser une péréquation horizontale des régions riches et des moins riches, nous n'adhérons pas au projet. La loi sur la nouvelle organisation territoriale doit être très précise, afin que chacun sache qui fait quoi, qui finance quoi et d'où vient le financement. On gagnera ainsi en efficacité et en démocratie.

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