Je ferai quatre constats au sujet de l'industrie du jouet.
En premier lieu, le jouet est rarement « genré » en lui-même : un poupon, une Barbie ou une voiture ne s'adressent pas particulièrement à une fille ou un garçon. C'est le discours des acteurs sociaux qui assigne un sexe à un jouet ou à des activités. Les parents jouent un rôle dans cette assignation, ainsi que les professionnels de la petite enfance, qui refuseront par exemple à un garçon de jouer avec un poupon. Le rôle des fabricants est souvent minimisé à cet égard. Ils créent pourtant pour les petites filles des jouets roses dans des boîtes roses, avec des photos de filles et des argumentaires de vente du type « Fais comme Maman ! ». Les distributeurs placeront en outre ces jouets dans des rayons et rubriques intitulés « filles », de couleur rose et décorés de photos de filles. Les distributeurs ne diffusent cependant pas tous autant des stéréotypes de genres.
La distinction entre jouets pour garçons et jouets pour filles est généralement plus marquée dans les catalogues et les magasins de la grande distribution que dans la distribution spécialisée, à l'exception d'enseignes comme Toys?R?Us ou King Jouet. Les enseignes s'adressant aux milieux sociaux moyens ou favorisés distinguent moins explicitement le genre que les autres magasins. Par exemple, le catalogue du Bon Marché offre aussi des jeux (coloriages, etc.) et les couleurs sont moins marquées.
En deuxième lieu, le sens commun nous invite à croire à une marche continue vers l'égalité entre les sexes, mais la réalité est tout autre. Une enquête historique montre que le marché du jouet segmente de plus en plus son offre en fonction du sexe des enfants et diffuse donc de plus en plus des stéréotypes de genre. J'ai étudié des catalogues du XXème et du début du XXIème siècles et j'ai remarqué que le tournant s'effectuait dans les années 1990. Les catégories « garçons » et « filles » sont devenues majoritaires, alors qu'auparavant elles étaient rares ; les jouets étaient regroupés par types de jouets (poupées, voitures) et non en fonction du sexe de l'enfant.
Les couleurs, qui sont arrivées dans les catalogues dans les années 1950, servaient peu, par le passé, à identifier le sexe considéré approprié pour les jouets. Le rose s'est progressivement imposé pour les filles, et le bleu pour les garçons, même si ceux-ci ont une palette de couleurs plus variée. À ce propos, les manuels de marketing recommandent de bannir le rose des univers pour garçons.
Les photographies d'enfants et les argumentaires de ventes sont importants également à analyser. Auparavant, les argumentaires évoquaient les caractéristiques du jouet, il y avait peu de photos d'enfants. Avec le développement du marché du jouet, et donc des catalogues, les assignations de genre à un jouet, à une activité se sont multipliées. On trouve de ce fait des argumentaires de vente du type « Aide Maman à chasser la poussière dans toute la maison ! », accompagnés d'une photo de petite fille, qui destine clairement cette activité ménagère à un sexe plutôt qu'à l'autre.
L'un des éléments qui ont contribué à la séparation des filles et des garçons est le développement extraordinaire des licences ces dernières années (Barbie, Hello Kitty, Monster High, Spiderman, Cars, Skylanders), qui sont commercialisées par plusieurs fabricants selon la nature des produits, en respectant un cahier des charges très précis...
Ce développement des licences renvoie à cette distinction des genres, car des licences sont pensées pour les garçons et d'autres pour les filles, et des univers distincts leur sont assortis. Ce constat d'un accroissement des stéréotypes de genres dans les années 1990 est parallèle à l'hypersexualisation que vous évoquiez, Madame la Présidente. La sociologue américaine Elizabeth Sweet l'a constaté en comparant les catalogues Sears de 1975 avec ceux d'aujourd'hui.
Par ailleurs, la segmentation de genre se développe, car elle permet aux entreprises de dégager plus de bénéfices dans la mesure où les jouets peuvent moins se transmettre au sein de la fratrie. Par exemple, les parents qui achètent un vélo rose à leur fille rachèteront souvent un autre vélo pour leur fils cadet. Ces pratiques vont d'ailleurs à l'encontre du développement durable en incitant à la surconsommation.
La segmentation se développe en particulier dans l'offre de jouets premier âge, et ce, dès la naissance de l'enfant. Par exemple, il existait autrefois une luciole verte qui servait de veilleuse ; on peut désormais en acheter une rose ou une bleue.
Désormais, les jouets se déclinent en deux couleurs pour les enfants : des ordinateurs roses ou bleus, Spiderman ou Barbie, les Playmobil « City life » (pour filles) et « City action » (pour garçons). La gamme « Lego Friends » créée pour les filles les éloigne des autres Lego, qui sont désormais réservés aux garçons. Lego était autrefois mixte, mais ses acheteurs étaient surtout des garçons. Des gammes avaient déjà été créées pour les filles, dans les années 1980, mais n'avaient pas eu de succès.
Troisièmement, les spécialistes du marketing affirment que la société est inégalitaire et que le marketing ne fait que reproduire cette inégalité. Notamment, ce discours prétend que la petite fille voit sa mère faire le ménage et s'y identifie. Cet argument est erroné, car les jouets ne représentent pas la réalité. En effet, les filles et les femmes ne sont que rarement représentées dans la sphère productive dans les catalogues de jouets, alors que près d'un actif sur deux aujourd'hui est une femme. Inversement, les hommes ne sont jamais représentés dans le cadre de la sphère familiale. Ils ne sont jamais pères et n'effectuent aucune tâche ménagère, à l'exception du bricolage et du jardinage. Dans la réalité, 80 % des tâches domestiques sont effectuées par les femmes, mais les 20 % restants, qui incombent aux hommes, sont minimisés dans les catalogues.
Seules les activités ultra-féminisées ou masculinisées sont représentées dans les catalogues : ouvrier de chantier, pilote de rallye par exemple. Un pompier sur huit actuellement est une femme, selon les statistiques du ministère de l'Intérieur, mais aucune femme pompière n'est représentée par exemple dans les albums illustrés pour enfants. En comparant les chiffres des albums illustrés et la réalité, on y trouve 36 fois moins de femmes pompières que dans la réalité.
Le métier de médecin est désormais relativement mixte, mais les photographies des enfants représentés dans cette activité donnent l'impression que ce métier peut être exercé uniquement par des garçons. Les filles sont en revanche surtout représentées en infirmières : aucun garçon, d'après les jouets, n'est infirmier. Pourtant les femmes sont actuellement majoritaires dans les écoles de médecine, et inversement il existe des infirmiers : la réalité sociale est étouffée sous les stéréotypes.
L'industrie du jouet diffuse des stéréotypes de genre binaires, ce qui pose des questions sur leurs conséquences pour les enfants. Les univers féminins du jouet sont centrés sur le maternage, le ménage, l'apparence physique et les relations sociales entre amies, dans le cadre de jeux qui autorisent l'expression de sentiments. En revanche, les univers masculins sont axés sur la technique, le combat, la violence, la vitesse, le dépassement de soi. Pour résumer, chez les filles, on joue « avec », chez les garçons on joue « contre ».
L'image du corps est quant à elle sur-virilisée pour les garçons ; chez les filles prévalent minceur et fragilité. Les photographies d'enfants dans les déguisements montrent des garçons sur-virilisés, visage masqué, campés sur leurs jambes, le poing en l'air, dans des déguisements qui, parfois, représentent les muscles. Ces superhéros doivent combattre pour le bien. En revanche, les filles sont très frêles, dans des poses gracieuses, les doigts délicatement écartés. Elles sourient et n'ont jamais le visage masqué. L'aspect esthétique est favorisé, avec des déguisements principalement de princesses et de fées. Les déguisements de garçons renvoient quant à eux à des métiers très masculinisés.
Ces stéréotypes servent de base à un filtre de perception du monde. La psychologue Anne Dafflon Novelle explique que dans le processus de construction des connaissances sexuées, les représentations médiatisées comptent autant, sinon plus, que ce que vit réellement l'enfant dans son univers familial. Le rôle des jouets et des livres a été minimisé dans la socialisation de l'enfant, contrairement au rôle de l'école et de la famille, alors que ces objets font partie du quotidien des enfants. Ainsi, même si la vaisselle est répartie équitablement dans le couple parental, les enfants observeront que cette tâche domestique est « féminine » dans les livres et jouets qui leur sont destinés, et la considéreront donc comme une « activité féminine ». Le métier de pompier en revanche apparaît comme un métier d'homme.
En outre, les enfants développent des goûts, des aspirations, des aptitudes et des compétences différenciées. Les jouets étiquetés « garçons » permettent aux petits garçons, par exemple, de se dépenser physiquement, d'apprendre les rouages de la conduite automobile, le repérage dans l'espace, de développer un esprit de compétition, mais aussi un esprit d'équipe, du courage, de la combativité, ce qui induit un rapport au monde qui pourra être réinvesti dans leur vie future, qu'il s'agisse du choix de filières scolaires, de métiers ou de sports. La mise en danger de soi, notamment par la valorisation de la vitesse et des prouesses automobiles, peut ainsi avoir des conséquences importantes. Il s'agit d'un véritable façonnage des esprits et des corps. Mais on considérera que ces différences sont d'ordre strictement biologique, méconnaissant le processus de construction sociale qui a abouti aux résultats observés.
Les agents de socialisation sont multiples ainsi que les expériences vécues par les enfants, qui pourront en grandissant remettre en cause certaines normes. En cela, les parents et professionnels de la petite enfance ont également un rôle à jouer. Pourtant, dans le domaine du jouet, comme vous l'aviez remarqué à propos des stéréotypes dans les manuels scolaires, les acteurs se renvoient souvent la balle :
- pour les spécialistes du marketing, ce sont les parents qui jouent le premier rôle ;
- pour les parents, c'est le marketing qui est responsable ;
- pour les professionnels de la petite enfance, ce sont les parents et le marketing qui sont en cause.
Tous diffusent inconsciemment des stéréotypes de genre.
Devant ces constats, une mobilisation des pouvoirs publics apparaît nécessaire. Les stéréotypes enferment en effet les individus dans deux cases et contraignent leurs choix de vie, à la fois personnels et professionnels. L'association Egaligone évoque à ce propos « des stéréotypes en moins, des choix en plus ». Une réflexion d'ensemble ainsi qu'une politique volontariste permettraient de créer une société plurielle, qui favoriserait l'expression des différences et des spécificités de chaque individu, indépendamment de son sexe, pour plus d'égalité entre citoyens et citoyennes. À cet égard, ces réflexions m'ont conduite à formuler des recommandations dont je peux vous faire part si vous le souhaitez.
Le 08/05/2022 à 13:34, aristide a dit :
"L'industrie du jouet diffuse des stéréotypes de genre binaires, ce qui pose des questions sur leurs conséquences pour les enfants."
Vous venez de prouver que ce sont les enfants eux-mêmes qui genraient leurs jeux. Vous ne pouvez donc pas accuser l'industrie du jouet de diffuser des stéréotypes de genre si ces stéréotypes de genre sont initiés par les enfants eux-mêmes.
Le 08/05/2022 à 13:38, aristide a dit :
"L'aspect esthétique est favorisé, avec des déguisements principalement de princesses et de fées. Les déguisements de garçons renvoient quant à eux à des métiers très masculinisés.
Ces stéréotypes servent de base à un filtre de perception du monde."
Une fille déguisée en fée, c'est un stéréotype de genre maintenant...
Le 08/05/2022 à 13:29, aristide a dit :
" Lego était autrefois mixte, mais ses acheteurs étaient surtout des garçons. Des gammes avaient déjà été créées pour les filles, dans les années 1980, mais n'avaient pas eu de succès."
Les filles ont genré d'elles-mêmes Lego finalement...
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