Intervention de Anne Dafflon Novelle

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 27 novembre 2014 : 1ère réunion
Stéréotypes masculins et féminins dans les jeux et les jouets — Table ronde

Anne Dafflon Novelle, docteure en psychologie sociale :

Pour évoquer l'impact des jouets dans la socialisation des filles et des garçons, j'aborderai au préalable quelques aspects du développement de l'enfant, en particulier la manière dont il construit ce que signifie être une fille ou un garçon.

Premier point, donc : comment se construit l'identité sexuée ?

Dans les premières années de sa vie, l'enfant est convaincu que le sexe est déterminé par des indices socioculturels. Pour lui, être une fille ou un garçon se détermine par le fait d'avoir les cheveux longs ou courts, de porter une jupe ou un pantalon ou encore de jouer avec une poupée ou des petites voitures. Le socioculturel fait le sexe. Par conséquent, l'enfant est convaincu que l'on peut changer de sexe en fonction des situations. Si l'on habillait un garçon de 4 ans en robe de princesse au carnaval, il serait certain de devenir une fille, puis de redevenir un garçon une fois enlevé son costume. De même, si un homme se changeait pour s'habiller en femme face à un groupe de jeunes enfants, il deviendrait provisoirement une femme à leurs yeux. Il n'existe pas de permanence du sexe avant que l'enfant ait terminé la construction de l'identité sexuée, vers l'âge de 5 à 7 ans.

Vers 5 à 7 ans, l'enfant a intégré le fait que le sexe est stable à travers les situations et qu'il est déterminé de manière biologique. Il a compris que c'est en fonction de l'appareil génital que l'on est une fille ou un garçon. Avant cet âge, l'enfant pense que le fait d'avoir les cheveux courts ou longs est bien plus déterminant pour savoir si l'on est une fille ou un garçon que les différences biologiques qu'il a par ailleurs observées.

Le jeune enfant est donc extrêmement rigide face au respect des codes sexués en vigueur et cherchera à éviter de se livrer à des activités ou d'adopter des comportements étiquetés du sexe opposé. S'il en adoptait les codes, il se présenterait aux autres comme étant un enfant du sexe qui n'est pas le sien. Il tricherait, ce qu'il n'a pas le droit de faire. Nous percevons d'ailleurs ici le lien avec le développement du jugement moral de l'enfant. Ainsi, les jeunes enfants utilisent massivement les étiquettes du masculin et du féminin.

Il convient dès lors de comprendre la manière dont les enfants construisent leur réseau de connaissances par rapport au masculin et au féminin. Le premier facteur à considérer tient à l'observation par l'enfant de son environnement. Pour chaque objet, activité ou comportement, l'enfant observe autour de lui s'il est plus souvent associé aux hommes et aux garçons, ou aux femmes et aux filles. S'il voit une activité plus souvent effectuée par les premiers, il l'étiquettera comme une activité masculine, et inversement. Dans un second temps, l'enfant adopte pour lui-même les activités, objets et comportements qu'il aura associés à son propre sexe.

Ce processus statistique fait appel à l'observation de la réalité (à travers la famille, la crèche, par exemple), mais également à l'observation de personnages fictifs dans les représentations de la réalité, telles que la littérature enfantine, les dessins animés, les publicités, les manuels scolaires, les jouets et les catalogues de jouets. Or les représentations de la réalité sont beaucoup plus stéréotypées que la réalité elle-même.

Prenons l'exemple d'un enfant vivant dans une famille dans laquelle les parents se partagent les tâches ménagères. Il voit son père et sa mère prendre en charge la vaisselle à tour de rôle. Pourtant, même dans ces conditions, l'enfant associera la vaisselle comme une activité de femme. Dans la littérature enfantine, il trouvera en effet pléthore d'images de femmes, un tablier autour de la taille, faisant la vaisselle. Dans les catalogues et les magasins de jouets, il verra que les dînettes et les petits tabliers sont vendus au rayon « filles ». De même, dans les publicités, il notera que les produits ménagers sont utilisés par des femmes : quand les hommes interviennent, ce sont généralement les experts qui ont créé le produit ou le lave-vaisselle le plus performant. Au final, en termes statistiques, l'activité « vaisselle » est beaucoup plus souvent associée aux femmes et aux filles qu'aux hommes et aux garçons. Le fait que son propre père fasse la vaisselle ne suffit pas à renverser la construction des connaissances de l'enfant et ce, même si en termes affectifs, son père compte beaucoup plus que ces représentations.

Deuxième point : la sexuation des jouets.

Le monde du jouet n'est pas un monde mixte. La simple visite d'un magasin de jouets suffit à mettre en évidence le cloisonnement qui existe entre les jouets pour filles et les jouets pour garçons : le rose d'un côté, le bleu de l'autre.

Parlons d'abord du jouet en fonction du sexe de l'enfant auquel il est destiné.

Les jouets étiquetés « garçons » sont beaucoup plus nombreux et diversifiés. Ils renvoient massivement à la sphère professionnelle : la médecine, le monde de la sécurité (pompier, policier, militaire), les métiers de la construction et le monde du transport (voiture, camion, avion). Les jouets techniques (télescopes, microscopes) sont également disposés au rayon « garçons ». Les jouets vendus au rayon « filles » sont plus limités en quantité et en diversité. Ils sont réduits aux domaines domestique (nettoyage de la maison, cuisine), maternant (poupées) et esthétique (têtes à coiffer, boîtes de maquillage). Les aspects professionnels évoqués dans ces jouets se cantonnent essentiellement aux mondes de l'éducation, du nettoyage et des soins esthétiques.

Les jouets pour garçons sont largement tournés vers la résolution de problèmes. Ils intègrent les notions de début et de fin, et donc l'idée de progression, de réussite et de compétition. Les recherches réalisées dans le milieu familial soulignent d'ailleurs l'importance qu'attachent les parents à ce que leurs garçons terminent leurs jeux, et les terminent tout seuls. Les jouets pour garçons offrent par ailleurs beaucoup plus de possibilités de manipuler des objets dans un monde physique en trois dimensions que les jouets pour filles. Cette interaction avec l'environnement physique permet aux garçons de développer davantage de compétences spatiales, mathématiques et techniques.

À l'opposé, les jouets pour filles ne proposent généralement pas de début ou de fin. Il s'agit essentiellement de jeux d'imitation, consistant par exemple à imiter ses parents en train de faire la cuisine ou de faire les courses. Ces jouets favoriseront davantage la coopération et le développement de compétences verbales : jouant à plusieurs, les filles utilisent le langage.

De plus en plus de jouets, auparavant neutres, sont aujourd'hui déclinés en versions « fille » et « garçon ». Le secteur de la toute petite enfance est désormais envahi par des objets (tapis de sol, trotteurs, jouets d'éveil) « customisés » en fonction du sexe. Le petit vélo, auparavant basique, est désormais décliné en version « Spiderman » pour les garçons et « rose Barbie » pour les filles. Pour en trouver une version neutre, il faut se tourner vers les magasins spécialisés, pour un prix bien plus élevé. Au-delà du jouet lui-même, l'objet sexué porte des symboles qui renvoient à des dimensions masculin/féminin. Le vélo Spiderman intègre une gourde qui renvoie à l'univers sportif, tandis que la version rose du vélo comporte un panier à l'avant pour les courses et un siège à l'arrière pour le bébé. De la même manière, les Lego et les Playmobil, auparavant neutres, adoptent aujourd'hui des thèmes et des mises en scènes ultra-sexués.

Les motifs de la différenciation sexuée des jouets sont évidemment commerciaux. La sexuation permet aux entreprises du secteur de vendre deux fois plus, car il devient impossible de transmettre les jouets d'un frère à sa soeur et inversement.

Ensuite, les stéréotypes sont amplifiés par les publicités et, surtout, par les publicités télévisées, qui en constituent de véritables caisses de résonance.

montre à la délégation diverses publicités pour jouets à parti de son ordinateur]

En ce qui concerne le son, vous l'avez remarqué, les publicités ciblant les filles proposent des voix de filles, les publicités ciblant les garçons des voix d'hommes. Ces dernières adoptent des musiques beaucoup plus fortes, rythmées et agressives. Pour les filles, les publicités optent davantage pour des musiques douces, voire « gnangnan ».

Le montage des images est également différencié. Fluides pour les filles, les plans sont plus rythmés, voire agressifs, pour les garçons.

Nous retrouvons automatiquement une ségrégation au niveau des acteurs : filles d'un côté, garçons de l'autre. Les filles sont souriantes et jouent entre elles, tandis que les garçons, visages fermés, jouent les uns contre les autres, dans des activités plus dynamiques. Nous retrouvons bien ici l'opposition compétition/coopération.

Une dichotomie est également constatée dans l'environnement, avec une opposition intérieur/extérieur, et l'opposition d'une nature féerique pour les filles à un monde hostile pour les garçons.

Le vocabulaire, vous l'avez compris, sur-amplifie ces stéréotypes. Dans les publicités destinées aux filles, le champ lexical évoque le monde de la mode, le glamour et la superficialité, avec des termes tels que « trop belle », « trop mignon », « super fun », « wow ! ». Toujours en lien avec la coopération, les thématiques de l'aide et de l'amour sont abordées à travers des injonctions telles que « Aide bébé... », « Donne un bisou... ». Du côté des garçons, les voix « off » adoptent un champ lexical guerrier : « combat », « destruction », « menace », « invincible », « ennemi », « arme », « maximum de puissance » ou encore « maximum de destruction ». Les injonctions données aux garçons sont tournées vers l'action : « à toi de conduire », etc.

Cette amplification des stéréotypes de genre existe également dans les catalogues de jouets, à travers les couleurs utilisées, les symboles proposés (paillettes, coeurs pour les filles, flèches pour les garçons) et les postures des enfants mis en scène.

Au vu de ce que nous avons vu du fonctionnement du développement de l'enfant, la sexuation des jouets et des publicités renforce automatiquement les représentations qu'ils se font des deux sexes. Pour les garçons, elle valorise l'autonomie, l'indépendance, l'action, la prise de risques, l'esprit de compétition et la technologie, insistant également sur la sphère professionnelle. Les notions de violence, de guerre et de destruction sont par ailleurs largement développées. Pour les filles, la sexuation valorise les notions de sécurité, de douceur, de confort, d'esthétisme et de coopération. La sphère privée est massivement mise en avant. Les filles sont représentées comme des personnes terriblement passives. Dès leur plus jeune âge leur est proposé un univers largement « nunuche ».

Le monde de l'enfance met ainsi en évidence deux sphères totalement opposées. Or les enfants utilisent ces représentations de façon massive, dans un premier temps pour décoder ce que doit être une fille et ce que doit être un garçon dans notre société, dans un second temps pour s'y conformer.

Troisième point : comment contrer l'influence de ces stéréotypes ?

Je terminerai par quelques points à garder à l'esprit lorsque l'on définit des actions visant à contrer l'influence des stéréotypes de genre.

L'âge de l'enfant, et donc son stade de développement, est une donnée essentielle à prendre en compte. Jusqu'à 5 à 7 ans, les enfants sont extrêmement rigides par rapport au respect des codes sexués. Leur demander frontalement d'adopter des activités étiquetées du sexe opposé ne fonctionnera pas. En revanche, il est possible d'agir sur la manière dont ils construisent leur réseau de connaissances en lien avec le masculin et le féminin. En ce sens, il est essentiel de leur présenter des modèles diversifiés de filles et de garçons, associés à des activités, des objets et des comportements différents, de manière positive et valorisée. Se limiter aux jouets de filles ou aux jouets de garçons réduit l'éventail de développement des compétences. Le « neutre » me semble être une fausse bonne idée : la présentation d'une petite voiture ou d'une poupée sur fond blanc, si elle n'amplifie pas les stéréotypes, ne permet pas d'expliquer que la petite voiture peut être utilisée par une fille et la poupée par un garçon. Dès l'âge de 2 ou 3 ans, les enfants sont déjà capables de distinguer les jouets de filles des jouets de garçons, même représentés sur fond blanc.

Entre 7 et 12 ans, les enfants se montrent plus flexibles et ouverts à tester des activités étiquetées du sexe opposé. Il est dès lors possible de mener des ateliers de réflexion, où il leur sera par exemple demandé de décortiquer des publicités et des catalogues de jouets pour repérer les stéréotypes. Ayant réalisé de nombreux ateliers de ce type, j'ai observé que lorsque l'on interroge les enfants sur les raisons de la sexuation des objets par l'industrie du jouet, l'un d'entre eux finit toujours par dire : « Mais, on se fait arnaquer ! ». Ils peuvent ensuite imaginer des solutions dans lesquelles ils « customisent » le vélo de leur frère ou de leur soeur, plutôt que d'en acheter un nouveau.

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