Intervention de Brigitte Grésy

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 27 novembre 2014 : 1ère réunion
Stéréotypes masculins et féminins dans les jeux et les jouets — Table ronde

Brigitte Grésy, secrétaire générale du Conseil supérieur de l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, auteure de « La vie en rose. Pour en découdre avec les stéréotypes » :

J'ai réalisé pour la ministre des Droits des femmes, voilà maintenant trois ans, un rapport sur les structures d'accueil de la petite enfance. J'y ai analysé l'impact des stéréotypes sur la socialisation différenciée des filles et des garçons dans les crèches et chez les assistantes maternelles. C'est à ce titre que je souhaite intervenir.

Mon premier point concerne l'offre de jouets.

Tout d'abord, les stéréotypes sont amplifiés par les jouets.

Il convient d'interroger l'univers de l'industrie du jouet sans y projeter nos propres stéréotypes, mais d'étudier l'écart existant entre cette offre de jouets et la place réelle des femmes et des hommes dans la société, telle que mise en avant par les statistiques.

Par cette analyse, nous constatons bien que les productions industrielles de jouets donnent une représentation plus stéréotypée et inégalitaire que la réalité. Elles orientent les enfants vers une identité de sexe encore plus rigide. Seuls les secteurs d'activité les plus sexuellement différenciés dans la réalité sont représentés dans les jouets. Il est clair en effet que la majorité des hommes ne sont pas contraints, chaque jour, de répondre à des injonctions de conquête de l'espace ou de guerre.

Les jouets des garçons sont très largement orientés vers l'aventure, la vitesse, les voitures de course, la technologie, la médecine ou encore la construction. Les notions de vitesse et de prise de risques sont très majoritaires dans les injonctions faites aux garçons. L'offre de jouets pour les filles présente une grande limitation des champs professionnels, presque exclusivement centrés sur l'enseignement, le soin, le commerce (marchande), les services (hôtesse de l'air, secrétaire ou réceptionniste) et sur la mise en représentation de soi-même par l'esthétique. Les activités les plus représentées relèvent des domaines du maternel, du domestique et de l'esthétique. Cette représentation s'écarte évidemment de la réalité de la place des femmes dans la société. Aujourd'hui, 83 % des femmes âgées de 25 à 49 ans travaillent, même si elles sont limitées à 12 catégories professionnelles sur les 87 catégories recensées en France.

L'asymétrie totale entre jouets proposés aux garçons et jouets proposés aux filles résulte du fait que les garçons ne sont pas encouragés à se tourner vers les jouets féminins, on les en décourage plutôt. Nous retrouvons ici la balance différentielle des sexes dont parle Françoise Héritier. La binarité de l'offre de jouets est affectée d'un coefficient symbolique négatif à l'encontre des filles, car de manière générale, les jouets qui leur sont proposés se situent dans l'assistance des hommes (médecin/infirmière, patron/secrétaire).

Parlons ensuite de la segmentation « marketing ».

Il s'agit d'un phénomène récent qui, depuis les années 1990, a envahi les catalogues de jouets. Elle ne consiste pas en la division d'un même univers, ce qui consisterait à proposer des codes différents pour les mêmes jouets, mais en la création de deux univers distincts et, d'une certaine façon, incompatibles. La segmentation marketing résulte directement du développement des enseignes et des licences. En effet, les jouets mais également leurs produits dérivés sont sexués, ce qui pousse à une série d'achats en chaîne, qui creusent la différence.

La segmentation commerciale a entraîné une multiplication des scénarios « genrés ». On ne se contente plus de présenter les jouets, mais on les associe à des mises en scènes et à une différenciation entre filles et garçons de plus en plus grande. L'apparition du rose et du bleu ne date que de la seconde moitié du XXème siècle, avec l'avènement de la poupée Barbie. Auparavant, le blanc était la couleur des filles et des garçons jusqu'à l'âge de 5 ans, et le rose une couleur plutôt associée aux garçons, car une version pastel du rouge, couleur franche et virile. En Grande Bretagne, les mères choisissaient les couleurs en fonction des yeux des enfants : les enfants aux yeux bruns portaient le rose, les enfants aux yeux bleus des vêtements bleus.

Aujourd'hui, on associe aux jouets des photos mettant en scène des filles et des garçons, ainsi que des phrases qui accentuent encore les scénarios de présentation des jouets. Les enfants sont représentés dans des postures différentes : les petits garçons debout, jambes écartées et mains sur les hanches, les petites filles assises, dans des positions alanguies. Même la police de caractère est « genrée » : arrondie pour les filles, plus aiguë pour les garçons, avec des codes couleurs que l'on retrouve également dans les rayons des magasins. Autrefois, les jouets y étaient présentés par thème, ils le sont aujourd'hui par sexe.

La segmentation marketing revient à diviser pour mieux vendre, au détriment du « jouer ensemble » et du « vivre ensemble ». Ceci interroge notre modèle démocratique. Les fratries jouent moins ensemble, bien que, heureusement, la volonté de transgression des codes conduise les filles à prendre les jouets de leurs frères.

L'aggravation des clivages entre filles et garçons par l'offre sexuée est par ailleurs une invitation au consumérisme. Les jouets sont poussés dans le détail de la copie de l'instrument utilitaire, avec une visée consumériste forte. Il s'agit d'engager les enfants à acheter, plus tard, ces produits. Le sexisme est ici au service du consumérisme. À mon sens, ce point pose problème pour notre modèle démocratique.

Je voudrais aborder maintenant la question des stéréotypes selon le capital culturel des parents.

Aujourd'hui, le pouvoir de prescription des enfants en matière d'achat de jouets est plus important qu'il ne l'était avant. Les parents éprouvent davantage de difficultés à résister à la pression de leurs enfants, amplifiée par la publicité. Sur cet aspect, nous constatons une différence sensible en fonction des catégories sociales. Dans les familles au capital culturel plus élevé, le jouet est un objet de négociation : « Tu ne vas quand même pas prendre cette Barbie, tu vois bien qu'elle est ridicule, les femmes ne sont pas comme ça ! ». La négociation est moins présente dans les familles dont le capital culturel est moins élevé. Les catalogues de jouets dans les magasins spécialisés sont d'ailleurs moins « genrés » que dans les hypermarchés.

En 2012 et en 2014, nous avons observé des tentatives de remise en cause des catalogues « genrés » dans les magasins U. Néanmoins, ces tentatives ne concernent qu'une infime partie de l'offre de jouets. Dans son catalogue de jouets 2014, Intermarché propose encore une gamme de jouets « Au royaume des princesses » en rose et une gamme « Le parcours des héros ». Si la marque Oxybul a mis fin au rose et au bleu dans son catalogue et présente des filles chevauchant des dinosaures, elle conserve le code couleur en magasin.

Enfin, parlons de ce qu'impliquent les jouets « genrés ».

Avec la sexuation croissante des jouets s'esquisse un monde où les hommes et les femmes sont complémentaires dans la différence et la hiérarchie. Or l'enjeu de nos politiques en faveur de l'égalité est bien de dire si nous souhaitons un monde dans lequel les hommes et les femmes sont pairs ou un monde où ils sont complémentaires et inégaux.

Les inégalités de sexes sont aujourd'hui fortement essentialisées et radicalisées pour permettre la complétude. En associant aux hommes la connaissance et la direction et aux femmes le soin et l'assistance, les jouets offrent aux enfants la possibilité d'un apprentissage actif des catégories de genre et orientent leurs pratiques ultérieures vers une hiérarchie entre les sexes.

Ceci me semble dommageable pour notre société démocratique à trois titres.

En premier lieu, les filles et les garçons sont placés dans une posture différente par rapport à l'estime de soi et à la prise de risques. L'offre de jouets inscrit différemment les enfants dans l'assurance, l'ambition et le sentiment de légitimité, dont on sait qu'il est très important ensuite pour briser le plafond de verre et occuper correctement sa place dans la vie professionnelle. Les garçons sont placés dans la compétition, les filles dans la coopération. Si ces deux éléments sont valorisables dans la vie professionnelle, il est clair que l'apprentissage différencié favorise l'émergence des syndromes d'imposture, d'usurpation ou encore de « Cendrillon » dont on parle lorsque l'on aborde la place des femmes sur le marché du travail.

En second lieu, l'offre de jouets place les filles et les garçons différemment au regard de l'apprentissage du raisonnement analytique et spatial d'une part, et des compétences verbales d'autre part. Toutes les analyses indiquent que les jeux de construction et de manipulation, majoritairement portés par les garçons, induisent une appétence plus forte pour les aptitudes mathématiques et spatiales. A l'inverse, les jeux de rôle et d'imitation, auxquels sont vouées les filles, conduisent davantage à des compétences verbales.

Enfin, alors que l'apprentissage de l'autonomie pour les filles, notamment financière, représente un enjeu considérable, les jeux de rôle et d'imitation les orientent davantage vers une posture de conformisme. De manière générale, les jouets des filles :

- étouffent la créativité ;

- dérivent l'énergie des petites filles vers l'apparence ; elles sont vouées à se pomponner et à pouponner ;

- oriente l'énergie des filles vers le fait de servir ;

- et leur apprennent à utiliser la séduction comme moyen d'obtenir ce qu'elles veulent, à se regarder dans les yeux d'autrui au lieu de regarder directement le monde.

Voilà donc les points que je souhaitais souligner concernant l'univers du jouet, que j'ai tenu à analyser au regard de son influence négative en termes d'accès à la citoyenneté, de respect d'autrui et, in fine, de démocratie.

Mon deuxième point concerne les pratiques éducatives dans les modes d'accueil de la petite enfance.

Dans le cadre du rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) sur l'égalité entre les filles et les garçons dans les modes d'accueil de la petite enfance, nous avons analysé l'ensemble des travaux sur la question. Ceux-ci confortent notamment l'idée d'une approche « statistique » dans l'analyse que font les enfants de leur environnement, comme l'évoquait Anne Dafflon Novelle.

Tous les professionnels de la petite enfance que nous avons rencontrés nous ont affirmé être neutres, ne faire aucune différence entre les filles et les garçons. Je les crois, dans la mesure où la neutralité est un élément essentiel du service public.

Nous avons par ailleurs étudié un certain nombre de documents émanant des conseils régionaux et généraux. Jamais nous n'avons vu figurer les mots « sexe », « garçon » ou « fille ». Il est toujours fait référence à « l'enfant ». Si figurent des références au milieu social et aux différences culturelles, il n'est jamais fait allusion à la mixité des filles et des garçons. En d'autres termes, la prise en compte éventuellement différenciée n'est pas évoquée.

Mais derrière cette neutralité affichée, certaines pratiques renvoient à des stéréotypes. Dans le cadre des activités libres par exemple, les professionnels n'interviennent pas et ne produisent donc pas directement de scénarios « genrés », mais les jouets qu'ils présentent aux enfants sont bien sexués ; par ailleurs le positionnement des jouets dans l'espace n'est pas neutre. Les enfants sont libres de choisir les activités qu'ils souhaitent, mais il est clair qu'ils reproduisent ce qu'ils observent ailleurs. J'ai en mémoire l'exemple d'une puéricultrice qui, à l'heure des activités, se demandait : « Qu'est-ce qu'on va mettre pour les garçons ? ». Elle leur a finalement proposé un atelier de bricolage...

Mon troisième point vise à déterminer des pistes d'action.

En définitive, les filles et les garçons n'apprennent pas la même chose à l'école et dans les structures d'accueil de la petite enfance. Il existe bien un « curriculum caché ».

Est-ce grave pour autant ? Ça l'est au titre de notre modèle démocratique, dans lequel nous ne voulons pas une complémentarité entre les hommes et les femmes, mais bien une parité. Ça l'est également au niveau économique. Au vu du taux de divorce observé dans la société, les femmes doivent accéder à l'autonomie financière. Alors que les jouets incitent les filles à s'identifier à des princesses attendant leur prince charmant, il devient essentiel, au regard des transformations sociétales récentes, de proposer aux filles des modèles d'identification leur montrant un champ des possibles le plus large possible.

À cet effet, je suis partie du « pari de la pensée ».

Il existe des différences sexuelles, biologiques et physiologiques évidentes. Du point de vue de la science, ces différences engagent-elles d'autres différences en termes de comportements, d'aptitudes et de qualités, au-delà de la simple différence des corps ? Sur ce sujet, je partage les thèses de Catherine Vidal sur la plasticité neuronale, soulignant le rôle clef de l'apprentissage. En m'appuyant sur un certain nombre de travaux, tels que ceux de Lise Eliot et d'Anne Fausto-Sterling, je fais, comme je le disais à l'instant, le pari de la pensée. Anne Fausto-Sterling a proposé une méta-analyse des travaux sur les répertoires comportementaux des enfants de 0 à 3 ans, qui souligne que l'émergence des différences entre les sexes (marquée par la préférence des jouets notamment) se situe vers 2 ans, soit à un âge où l'enfant a déjà eu des interactions avec son environnement. La différence la plus précoce concerne le tonus moteur, légèrement plus élevé chez les garçons nouveau-nés et qui devient statistiquement significative vers l'âge d'un an. Ces différences sont susceptibles de s'estomper par l'apprentissage. Des études récentes menées par Elizabeth Spelke montrent que les capacités à développer le sens des nombres et à se situer dans l'espace sont identiques chez les filles et les garçons.

Aucune étude corroborée scientifiquement ne permet aujourd'hui de mettre en évidence de différences fondamentales dans les aptitudes et les qualités. À supposer même que la science nous démontre le contraire d'ici dix à vingt ans, l'apprentissage semble central. Le pari de la pensée consiste à souligner combien il est important d'ouvrir l'ensemble du champ des possibles aux filles et aux garçons, et à lutter contre les clivages sexués qui renforcent des stéréotypes de sexes qui n'ont pas lieu d'être.

Comment orienter les politiques publiques de lutte contre les stéréotypes ?

Les politiques publiques doivent s'adresser à trois cibles.

La première est celle de l'État et des pouvoirs publics. Plusieurs actions peuvent être envisagées. Il convient bien sûr de mener des campagnes d'information, mais également de mettre en place un acte d'autorégulation avec tous les professionnels du jouet, pour qu'ils présentent les jouets par thèmes et non plus par sexes. Le financement peut par ailleurs constituer un levier intéressant, en travaillant par exemple sur les achats publics. Les arbres de Noël des collectivités sont financés par les pouvoirs publics. Il est impératif que des circulaires ou des textes limitent l'achat de jouets sexués dans ce cadre. Il est possible en outre de travailler sur des labels, bien que je ne crois pas réellement en cette solution. De manière générale, il convient de travailler à une diversification des jouets, plus que sur tout ce qui peut crisper et créer de la « panique identitaire ».

La deuxième cible est le personnel des crèches. Nous avons visité les fameuses crèches Egalia en Suède, qui proposent des jeux neutres, tels que des poupons de chiffon et des jeux de manipulation. Je ne sais s'il est opportun d'aller jusque-là, car l'imitation tient un grand rôle dans l'apprentissage. Mais il est évident qu'il faut travailler sur une réorganisation des jouets en crèche, en présentant par exemple un coin « maison » avec des poupées et des voitures, et non plus un coin « poupées » et un coin « voitures » séparés. Il s'agit de travailler, avec les personnels de crèches, à d'autres univers de jeu qui empêchent les clivages filles-garçons. Pour cela, il est essentiel de proposer des journées de formation sur les stéréotypes de sexe, comme le fait la crèche Bourdarias, ainsi que des kits éducatifs pour le personnel, tels que les kits proposés au Québec, extraordinairement bien réalisés.

La troisième cible est celle des parents, eux-mêmes extrêmement conditionnés. Mais chacun peut réfléchir à son acte d'achat. On peut également se soumettre une fois de temps en temps à des stéréotypes, sans culpabiliser. Je viens moi-même d'acheter un body rose à ma petite fille et je n'en ressens pas pour autant de culpabilité. Une piste intéressante est celle du « name and shame », qui me semble très efficace, tant les marques sont attachées à leur image. Cette pratique consiste à faire pression sur les marques par des messages, à travers des sites Internet tels que « Macholand » ou des associations, pour demander une offre de jouets plus diversifiée pour les filles et qui puisse les entraîner vers la prise de risques et l'autonomie, et peut-être une offre de jouets pour les garçons qui concerne davantage l'univers intérieur. Enfin, il me semble important de proposer des formations aux parents, à l'occasion, par exemple, de la journée d'acclimatation en crèche. Il s'agit avant tout de pouvoir discuter avec les parents.

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