En effet, à rebours de l’illusion que le terrorisme connaîtrait des frontières et à l’inverse du raisonnement selon lequel c’est parce que nous sommes là-bas qu’il y a du terrorisme ici, nous sommes là-bas parce qu’il y a du terrorisme là-bas ! Nous devons être très précis sur ce point – c’est normal dans une démocratie –, en particulier en ce moment.
Les objectifs qui étaient les nôtres lors de l’intervention et que vous aviez approuvés au mois de septembre dernier n’ont pas changé. À cet égard, nous devons poursuivre l’action engagée – je vais essayer de le montrer –, car, si des coups majeurs ont été portés, notre mission n’est pas achevée.
Mesdames, messieurs les sénateurs, c’est donc juridiquement en application de l’article 35 de la Constitution que, au nom du Gouvernement, je sollicite votre autorisation de donner à nos armées le mandat de poursuivre leurs opérations.
Je m’efforcerai de ne pas être très long, surtout après les très justes considérations qui viennent d’être émises sur le terrorisme, par vous-mêmes et par mon collègue et ami Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur.
Quels sont les résultats obtenus ?
En quatre mois, de premiers résultats militaires ont été atteints. L’offensive d’envergure qui avait été lancée par Daech l’été dernier a été stoppée. Un certain nombre de territoires qui avaient été conquis ont été repris. Toutefois, restons prudents : ces premiers résultats restent, dans une certaine mesure, fragiles. Nous les devons à l’action d’une large coalition, coordonnée par les États-Unis d’Amérique. Cette coalition a été renforcée avec la participation d’un certain nombre de partenaires d’Europe, d’Asie, d’Océanie et du Golfe. En tout, elle regroupe plus de soixante nations, dont une trentaine a engagé directement des moyens militaires.
Bien évidemment, je veux saluer l’engagement tant de nos soldats – à peu près une centaine sur place – à faire la démonstration de leur courage et de leur compétence d’une façon magnifique, que de ceux de pays européens et arabes qui avancent côte à côte avec eux.
Après quatre mois d’opérations contre Daech, le rapport de forces sur le terrain a été modifié, en particulier ces dernières semaines. Mais il faut l’inverser durablement.
En effet, l’organisation terroriste conserve l’essentiel de son potentiel militaire. Elle a adapté ses modes d’action et consolidé un certain nombre de ses positions défensives – vous avez la carte à l’esprit –, et la menace qu’elle fait peser, en particulier à l’ouest de Bagdad, demeure préoccupante.
Quant à notre dispositif, il est monté progressivement en puissance. La représentation nationale est informée sur ce point, en toute transparence. Après une première phase de déploiement, le Président de la République a décidé d’adapter nos moyens à l’évolution de la situation des forces irakiennes. Aujourd’hui, quinze avions de combat, Rafale et Mirage 2000, sont engagés dans les opérations. Ils interviennent depuis les Émirats arabes unis et la Jordanie. Des moyens de soutien au ravitaillement en vol, à la détection et à la collecte de renseignements sont aussi déployés.
Depuis la mi-septembre, nos avions ont réalisé plus de trois cents missions. Ils ont effectué notamment trente-quatre frappes contre des infrastructures, des véhicules et des postes de combat. Ces opérations aériennes ont contribué à affaiblir le potentiel des terroristes et permis d’obtenir des renseignements, en particulier sur les combattants en provenance de l’étranger.
En plus de ces opérations aériennes, la France participe, avec d’autres pays partenaires, à la fourniture d’armement, ainsi qu’au conseil et à la formation des combattants kurdes. Au total, une centaine de formateurs français sont sur place – je donne cette précision, parce qu’il existe parfois une confusion dans les chiffres. Dans les pays circonvoisins, notre dispositif représente un millier de personnes. La France est donc, après les États-Unis, l’un des pays les plus impliqués au sein de la coalition.
Ce dispositif continuera d’évoluer : les militaires français vont participer à des missions de formation de l’armée irakienne et le porte-avions Charles de Gaulle, qui fait sa tournée annuelle vers l’Inde, pourrait être présent dans le Golfe arabo-persique.
J’aborderai maintenant un point sur lequel nous sommes, je pense, tous d’accord, mais qu’il importe de rappeler : nous avons décidé d’intervenir avec nos moyens aériens parce que c’était nécessaire. Cependant, nous le savons tous, la stabilité de l’Irak et celle de la région ne sauraient être obtenues uniquement par des moyens militaires. Une stratégie politique d’ensemble est indispensable. Et cette remarque vaut pour tous les conflits : les précédents qui se sont déroulés nous l’enseignent.
Tout d’abord, en Irak, l’action de la coalition sur le terrain ne peut venir qu’en appui d’un processus politique. Au cours des derniers mois, la situation politique s’est stabilisée. Le nouveau Premier ministre, Haider al-Abadi, a constitué un gouvernement ouvert à toutes les composantes politiques et ethniques. C’est maintenant un immense travail de reconstruction qui doit être entrepris ; il a d’ailleurs commencé, mais les chantiers sont considérables : réforme et modernisation de l’appareil de sécurité, lutte contre la corruption, mise en place d’un nouveau cadre fédéral garantissant le maintien de l’unité de l’Irak tout en permettant la représentation équitable des différentes communautés – ce que l’on appelle, en recourant à un anglicisme, une « pratique inclusive » – et, bien sûr, reconstruction économique.
La France est aux côtés du nouveau gouvernement irakien pour la mise en œuvre de ce programme. Le Président de la République a fait part de notre soutien au Premier ministre irakien lorsque nous l’avons reçu au mois de décembre dernier. L’action diplomatique que je mène, qui doit être conduite en parallèle de l’action proprement militaire, va également dans ce sens.
Vous le savez, la France concentre son action sur le théâtre irakien. Nous avons fait le choix – certains le discutent, mais nous le confirmons – de ne pas mener de frappes aériennes en Syrie. Cela ne signifie pas pour autant qu’il ne faille rien faire, et nous agissons notamment en soutenant fortement l’opposition modérée. C’est aussi le choix de nos partenaires européens, à l’exception de nos amis britanniques. Bien évidemment, la situation des villes assiégées, comme Kobané et Alep, ne laisse aucun d’entre nous indifférent, et nous sommes actifs. Mais notre ligne demeure la même et le Premier ministre la résumait tout à l’heure à l’Assemblée nationale par cette formule : « ni Bachar, ni Daech ».
Je précise qu’il n’est évidemment pas question de soutenir si peu que ce soit le groupe terroriste Daech, mais il serait illusoire de croire que nous parviendrions à le combattre durablement si l’autre terme de l’alternative est de maintenir éternellement au pouvoir M. Bachar al-Assad. Le choix offert à la population ne peut se limiter à, d’un côté, des terroristes, de l’autre, un pouvoir qui a facilité le terrorisme. Car, rappelez-vous, pour une bonne part, ces terroristes ont été sortis des prisons par le dictateur. Cela reviendrait à la fois à mener un combat et à épauler en permanence ces deux parties.
Entendons-nous bien : il faut mener la lutte et avoir une perspective politique. Nous y travaillons avec les Nations unies, bien sûr, mais aussi avec les Russes et d’autres pays. Même si c’est extrêmement difficile, l’objectif est d’arriver à une solution politique comprenant certains éléments du régime – faute de quoi tous les piliers de l’État s’effondreraient, comme ce fut le cas antérieurement – et d’autres de l’opposition que l’on qualifie de « modérée », afin que toutes les communautés soient représentées – alaouite, chrétienne et autres – et que l’on parvienne à une Syrie unie où chacun soit respecté.
Donc, ne nous trompons pas, si le présent débat concerne l’aspect militaire, notre objectif reste politique. En Syrie, nous affichons, si je puis dire, clairement la couleur : il n’est absolument pas question de nous désintéresser du problème, d’être naïf – aucun de nous ne l’est –, mais il s’agit de trouver une solution, ce qui est très difficile, puisque les négociations de Genève I puis de Genève II ont échoué. Avec nos partenaires, nous continuons à travailler dans cette direction, à savoir une approche politique et militaire.
Je tenais à être précis en la matière, car j’entends parfois, ici ou là, des approximations. Selon certains, Daech étant composé de terroristes, nous devrions oublier les reproches que nous pouvons faire à M. Bachar al-Assad et nous précipiter pour l’étreindre. La réalité, vous le comprenez, est bien plus complexe.
C’est à cette complexité qu’entend répondre la position de la France. Notre choix n’est absolument pas synonyme d’immobilisme. Nous soutenons l’opposition syrienne qui combat les groupes djihadistes. Nous nous tenons prêts, aux côtés de nos partenaires, à mener des actions renforcées en matière de formation et d’équipement.
En Syrie comme en Irak, il n’y a pas d’alternative : seule une solution politique passant par un régime de transition comprenant toutes les forces qui veulent reconstruire une nouvelle Syrie est possible, mais celui-ci ne pourra pas durablement inclure M. Bachar al-Assad. Nous devons travailler en ce sens avec les Nations unies, nos partenaires américains, les États voisins, mais aussi avec les Russes.
Agir, c’est également continuer notre mobilisation sur le plan humanitaire. Le travail est considérable. Les pays de la région – je pense au Liban, à la Jordanie, notamment – consentent d’énormes sacrifices pour accueillir des réfugiés syriens. Vous avez reçu comme moi des amis libanais venus nous décrire la situation. L’un d’entre eux me disait que si la France accueillait une proportion de réfugiés syriens aussi élevée que celle qu’accepte le Liban, près de 20 millions de personnes seraient concernées. Imaginez ce que cela signifie d’un point de vue économique, politique et social. Cette situation est épouvantable.
Notre devoir est d’assister ces populations. Nous avons déjà livré des centaines de tonnes d’aide humanitaire. Ce chiffre peut sembler élevé ; il est dérisoire par rapport aux besoins. Je remercie le Sénat tout entier d’être attentif et extrêmement actif en la matière. Nous continuerons aussi à accueillir en France, au titre de l’asile, des familles syriennes et irakiennes appartenant aux minorités pourchassées. C’est l’honneur de notre pays.
Pourquoi faut-il poursuivre dans cette voie ?
Les interventions militaires, comme les solutions politiques, ne peuvent malheureusement pas donner de résultats immédiats. Il faut être lucide, en l’espèce comme sur le thème, très lié, abordé tout à l’heure par Bernard Cazeneuve à cette tribune : réduire Daech est un objectif que nous devons atteindre, mais qui prendra du temps. Nous sommes donc engagés dans la durée. Quitter nos partenaires aujourd’hui serait plus qu’un échec : ce serait abandonner l’Irak et ses populations aux terroristes, des assassins dont l’ambition territoriale n’a aucune limite.
Là encore, évitons les réactions par réflexe que certains de nos compatriotes qui n’ont pas vu l’ensemble du problème peuvent adopter. Je veux rappeler que le drame de Toulouse, que chacun de vous a à l’esprit, s’est produit à un moment où la France n’était présente ni au Mali ni en Irak. Il faut donc faire très attention. Nous sommes confrontés malheureusement à un phénomène international face auquel nous devons faire preuve d’une grande détermination.
Daech a un programme : exporter la terreur partout, répandre le crime dans le monde, menacer nos sociétés. Aujourd’hui, nous voyons les conséquences de son plan : le Liban fragilisé par le poids des réfugiés, la Jordanie et la Turquie subissant de plein fouet le contrecoup de la crise syrienne.
Parce que les terroristes continuent de tuer, de massacrer, d’exterminer, nous devons poursuivre notre tâche.
Parce que le terrorisme continue de menacer l’équilibre de la région et de déstabiliser, ce faisant, les pays voisins tout comme le nôtre, nous devons poursuivre notre action.
Parce que Daech continue de vouloir recruter, former des terroristes – dont des Européens et des Français – pour nous frapper, pour semer la terreur et la destruction sur notre sol, nous devons aussi poursuivre notre stratégie.
Parce que la mission n’est pas terminée et parce que nous ne devons abandonner ni nos partenaires ni les Irakiens, nous devons poursuivre notre action.
Nous la poursuivrons aussi au Sahel. Nos inquiétudes se tournent vers la Libye, dont les déserts immenses et non contrôlés du sud deviennent un nouveau repaire pour le terrorisme djihadiste, ainsi que vers la région du bassin du lac Tchad, où prospère dangereusement la secte Boko Haram qui sème la terreur – ce fut encore le cas ces tout derniers jours – en commettant des crimes effrayants non seulement au Nigeria, mais aussi au Cameroun et dans les pays voisins.
Une nouvelle fois, je veux saluer nos soldats présents dans de nombreuses régions que j’ai citées ; ils accomplissent au nom de la France et de l’humanité un travail absolument magnifique.
La question gravissime du terrorisme a été évoquée ces jours derniers, puis tout à l’heure dans cette enceinte – M. Cazeneuve a bien décrit la situation – comme à l’Assemblée nationale par M. le Premier ministre. Vous connaissez les chiffres, mesdames, messieurs les sénateurs : à ce jour, près de quatre cents individus, français ou résidents français, combattent à l’étranger. Soixante-sept sont morts récemment au cours de combats. Certains de nos compatriotes sont malheureusement impliqués dans les atrocités commises par Daech. D’autres participent à la propagande et appellent à commettre des attaques sur notre territoire. Face à cela, il nous faut agir avec sang-froid, discernement et détermination.
Nous avons abordé les moyens précédemment. Vous aurez l’occasion d’y revenir au cours des prochaines semaines. Nous entendons les adapter à l’évolution de la menace. Mais nous le savons, au-delà des moyens, ce qui compte, c’est la profonde détermination de la population française. La démocratie ne combat jamais aussi efficacement le terrorisme qu’en promouvant ses valeurs, la liberté, l’égalité et, cela a été rappelé à juste titre, la laïcité.
L’épreuve que nous venons de vivre est aussi une invitation à un sursaut, et elle doit nous rendre encore plus forts.
Je sors un instant du sujet pour vous livrer simplement cette remarque, mesdames, messieurs les sénateurs : cette image du quart des dirigeants de la planète rassemblés dimanche autour des plus hautes autorités françaises me fait dire que la France est bien la patrie des libertés et que, lorsque l’on touche aux libertés de la France, on touche aux libertés de tous les pays ! Je pense que ce sentiment a également été ressenti profondément par chacune et chacun d’entre vous, et assurément par tous nos compatriotes.
J’ajoute qu’un grand pays, c’est un pays uni – vous en donnez d’ailleurs une belle illustration cet après-midi, mesdames, messieurs les sénateurs. L’unité de la République, c’est aussi la réponse que nous devons apporter au terrorisme.
Le choix ayant été fait, pour les raisons que j’ai indiquées, d’engager des soldats français à l’extérieur de nos frontières – ce n’est jamais une décision qui se prend à la légère, puisque, derrière elle, ce sont des femmes et des hommes qui s’exposent pour nous protéger –, il vous est demandé ce soir de juger, avec nous, que cette décision est, malheureusement, toujours nécessaire, car la guerre contre le terrorisme est un combat de longue haleine.
C’est la raison pour laquelle je sollicite votre assemblée, au nom du Gouvernement de la République, afin de permettre à la France d’agir conformément à ses valeurs et à ses intérêts.
Je vous demande donc d’autoriser nos armées à poursuivre leurs opérations en Irak, au service des valeurs auxquelles nous croyons, des valeurs qui font par ailleurs l’unité de la France, au service de la démocratie et de la liberté.