Madame Aïchi, comme vous l’avez dit vous-même avec nuance et tact, il n’a pas dû être facile pour votre groupe de prendre la position qu’il s’est résolu à adopter. Je le remercie en tout cas de l’avoir prise, et l’en félicite.
Vous avez posé des questions et porté un certain nombre de jugements sur le passé. Personne ne pourra nous départager et dire qui a raison, car on ne peut pas refaire l’histoire, mais je tiens tout de même, pour ne pas donner le sentiment d’approuver tel ou tel élément que le Gouvernement ne partage pas, à vous livrer une analyse différente de la vôtre sur la Syrie.
Si je vous ai bien comprise, madame Aïchi, et je pense que c’est le cas, vous vous félicitez – vous n’êtes pas la seule dans ce cas – qu’il n’y ait pas eu d’intervention en Syrie après le recours aux armes chimiques, car elle aurait déclenché de grands malheurs. Personne ne peut souhaiter une intervention, mais, pour avoir vécu cette affaire de l’intérieur, j’ai un avis, je dois à la vérité de le dire, radicalement différent du vôtre.
Où en étions-nous ? Je le rappelle, car nous sommes en train d’écrire l’histoire. Alors que le drame était déjà fortement engagé, M. Bachar al-Assad - ou ses commandants, peu importe, il est responsable en tant que chef des armées –, a décidé le recours à des armes chimiques massives, provoquant ainsi la mort de centaines de personnes. Pour des raisons que vous comprenez très bien, dans la catégorie des horreurs, le recours à de telles armes chimiques massives est une horreur différente des autres, ce qui justifie d’ailleurs un régime juridique spécifique.
Le président américain avait pris l’engagement, si des armes chimiques étaient utilisées, de réagir, considérant qu’une « ligne rouge », pour reprendre son expression, serait alors franchie. Comme les États-Unis, la France, vous le savez, s’était préparée, de même que la Grande-Bretagne.
Or les Britanniques ont soumis la décision d’intervenir à leur Parlement, lequel, pour des raisons diverses, auxquelles n’étaient pas étrangères des considérations de politique avec un petit « p », a voté contre. Les Britanniques n’ayant pas pu intervenir, le président américain, c’est sa responsabilité, a considéré qu’il ne pouvait pas le faire non plus. Dès lors, il n’était évidemment pas question pour les Français d’agir seuls.
Madame Aïchi, pour avoir vécu tout cela de très près aux côtés du Président de la République, du Premier ministre et du ministre de la défense, je peux vous dire que cette non-intervention a immédiatement eu une traduction concrète sur le rapport des forces à l’intérieur de la Syrie, mais également une conséquence absolument massive sur le jeu des forces internationales.
Je présenterai la question de manière interrogative : un dirigeant constatant que les États-Unis d’Amérique, la plus grande puissance du monde, renoncent à intervenir – c’est cette puissance que M. Bachar al-Assad avait en face de lui – n’est-il pas fondé, l’engagement pris n’ayant pas été tenu, à considérer qu’il peut agir en toute impunité ? Pour ma part, madame la sénatrice, je suis convaincu qu’il en est ainsi.
Si cette opinion n’était que celle de celui qui vous parle, elle serait anecdotique. Or je suis frappé de voir, et j’essaie de mettre la politique politicienne de côté, que, aux États-Unis, un certain nombre des acteurs de l’époque, qui ne sont pas suspects d’être critiques, y compris celui qui a été amené à prendre cette décision, partagent l’analyse que je viens de vous livrer.
Je vous prie de m’excuser de revenir sur ce sujet, qui n’est pas à l’ordre du jour aujourd'hui, mais il me paraissait nécessaire de le faire, pour que vous sachiez bien comment les choses se sont passées.
Vous avez également évoqué, madame Aïchi, comme beaucoup d’autres, les questions de l’Iran et de la Turquie, de notre diplomatie envers la Syrie, des questions qui méritent d’être abordées, vous avez tout à fait raison.
Certes, les situations sont différentes, mais plusieurs d’entre vous – je force un peu le trait – se sont demandé si le moment n’était pas venu, dans ce contexte très difficile, d’abandonner certains présupposés et de chercher simplement à être efficace. Daech étant le mal absolu, ne faudrait-il pas établir un ordre de priorité ? Il est vrai que la diplomatie n’est pas affaire d’amitié et que, comme on le dit souvent, si, dans nos rapports avec le reste du monde, nous ne devions parler qu’avec de parfaits démocrates, il y aurait de longs silences…
Nous sommes tout à fait réalistes : la France n’a aucun intérêt à être en conflit partout, et le Gouvernement n’est mu par aucune pulsion belliqueuse. Chaque fois que cela est possible, nous cherchons au contraire à nouer des alliances, et ce avec tout le monde, sauf peut-être la Corée du Nord, mais disons avec tous les États installés. Mesdames, messieurs les sénateurs, nous ne pouvons pas, seuls, faire prévaloir nos valeurs et gagner partout !
Croyez-moi, nous avons de nombreuses relations avec des pays très différents. C’est ainsi le cas avec les Russes. Qui, en ce moment, tente de maintenir un lien avec la Russie et d’obtenir une désescalade entre ce pays et l’Ukraine ? C’est la France, encore plus, vraisemblablement, que nos amis allemands, même si nous travaillons ensemble. Ainsi, j’étais encore à Berlin jusque tard dans la nuit lundi pour essayer de trouver les voies d’un rapprochement entre les Ukrainiens et les Russes.
C’est aussi le cas avec les Iraniens. Je recevrai vendredi mon homologue M. Zarif. Nous évoquerons ensemble divers sujets, et pas seulement la question nucléaire, même si elle est très importante.
En politique étrangère et de façon plus générale, le premier objectif d’un gouvernement, c’est d’assurer la paix et la sécurité, ce qui ne signifie pas le pacifisme. Atteindre cet objectif suppose, sans se départir de ses principes, de tenter d’épouser le terrain et de faire preuve de pragmatisme. Il ne faut cependant pas utiliser des moyens contraires au but poursuivi.
C’est pourquoi nous restons extrêmement vigilants, et le mot est faible, concernant Bachar al-Assad, et pas pour des considérations personnelles, qui ne sont pas ici le problème.
Si le « débat » syrien se résume à un affrontement entre Bachar al-Assad et Daech, cela signifie qu’ils donnent le sentiment de se combattre, mais qu’ils sont, au fond, les meilleurs partenaires. Si, comme seul soutien possible face à l’épouvantable Daech, vous n’avez que Bachar ou si, pour faire face à Bachar, responsable de dizaines de milliers de morts, il vous faut rallier Daech, cela signifie que Bachar et Daech ne sont frères ennemis qu’en apparence et sont en réalité des frères amis.
Un mouvement important semble s’esquisser en Russie, un autre, moins ferme, en Iran, mais nous avons des contacts et nous menons des discussions, notamment sur les délais. Ce qui frémit ici et là ne sera pas ou tout blanc ou tout noir. Notre travail est de faire en sorte que ce ne soit pas l’un ou l’autre. Je ne reprendrai pas à mon compte l’expression « ni-ni », déjà utilisée dans un autre contexte §mais il faut trouver une autre voie pour restaurer l’unité de la Syrie et le respect des communautés qui la composent.
Quand on est pragmatique, comme vous nous invitez tous à l’être, quelle peut être la solution ? Pour le peuple syrien, elle ne peut pas être Bachar, un dirigeant qui est l’origine de 200 000 morts. Cela ne fonctionnera jamais. La solution peut en revanche comprendre des éléments du régime, bien sûr, des membres de l’opposition modérée, bien sûr, des soldats alaouites, bien sûr, et des chrétiens, bien sûr, mais il faut que la France, la Russie, les États-Unis peut-être, mais aussi des pays arabes, des pays voisins, l’Iran, s’il l’accepte, y travaillent, chacun avec sa sensibilité. Or ce n’est pas si simple, car ce sont les Iraniens, beaucoup plus que les Syriens eux-mêmes, qui sont les principaux outils du combat en Syrie, ce sont eux qui mènent la bataille.
Retenons l’essentiel : nous avons, comme il se doit, une idée d’action, mais aussi des principes, des valeurs. Nous avons une tactique, mais, parce que nous sommes aussi pragmatiques, nous ne voulons pas que la tactique finisse par entrer en contradiction avec la stratégie. Sinon, nous n’aurions rien gagné au passage…
Vous avez souligné à juste titre, madame Demessine, qu’il fallait se préoccuper des moyens de « casser » le terrorisme. Pour ce faire, il faut, très concrètement, s’attaquer à ses sources d’approvisionnement en armes, de financement, à ses ramifications. Toute une série d’actions sont déjà engagées en la matière. Une conférence tout à fait utile, même si elle n’a pas fait grand bruit, s’est récemment tenue au Bahreïn. Elle portait sur les moyens de rompre les circuits financiers. Daesh tirait en effet une partie de ses ressources de la vente de pétrole, notamment à la Syrie de Bachar El-Assad !