Je suis très honoré de me présenter devant votre commission pour la présente audition, suite à ma désignation par le Président Gérard Larcher, mercredi dernier.
Je remercie très vivement le Président du Sénat pour sa confiance, dont je suis fier et qui me va droit au coeur. Je suis très honoré, et je suis également très ému par cette minute de silence que nous venons d'observer. Cette désignation, en vue de devenir membre du CSA, est intervenue le 7 janvier, une si triste journée où la barbarie a sauvagement fauché les vies de dessinateurs et journalistes de grand talent, qui sont et qui resteront des figures emblématiques de la liberté de communication, ainsi que d'autres personnes.
Cette liberté de communication et d'expression, droit fondamental que le CSA a pour mission de défendre et de promouvoir dans le domaine audiovisuel, soyez assurés que j'en mesure désormais tout le prix et que je m'attacherai à la servir avec force et détermination. Il est parfois des coïncidences qui résonnent à l'esprit et y inscrivent du sens ; tel est pleinement le cas pour moi, aujourd'hui.
Les éléments récents m'ont fait mesurer le devoir moral de responsabilité des médias dans la couverture d'événements de ce type, pour ne pas gêner les forces de l'ordre, gérer les équipes techniques, et assurer ainsi la sécurité des personnes.
D'une certaine manière, je vous ai déjà dit, l'essentiel de ma motivation à rejoindre le CSA telle que je la ressens intensément en cette période troublée. Mais je comprends également qu'afin de mieux éclairer votre choix, il convient tout de même que je poursuive un peu ! J'ai prévu à cet effet un bref exposé en trois parties :
- d'abord, une lecture commentée de mon CV qui, j'imagine, a circulé parmi vous ;
- ensuite, ma perception du métier de régulateur, à l'aune de ma précédente expérience de membre de l'ARCEP ;
- enfin, mon regard prospectif sur l'évolution du secteur de l'audiovisuel et de sa régulation.
Sur ma carte de visite professionnelle, j'inscrirais volontiers les mots « ingénieur-économiste ». Les ingénieurs-économistes, dans la prestigieuse lignée de Jules Dupuit, Marcel Boiteux, ou encore Maurice Allais, sont des ingénieurs de formation qui se sont ensuite tournés vers la compréhension de l'économie de leur secteur d'activité, ponts et chaussées, électricité, charbonnages et, dans mon cas plus modeste, télécommunications.
Mon parcours débute par des études classiques d'ingénieur : classes préparatoires scientifiques, École Polytechnique, École nationale supérieure des télécoms (ENST), École nationale supérieure des mines de Paris, thèse de mathématiques appliquées à l'Université Paris VI.
Puis, de 1976 à 1978, je suis enseignant-chercheur à l'ENST, ma toute première affectation au sein du corps des télécoms. Et là, hasard créateur, la sortie du rapport Nora-Minc sur l'informatisation de la société, ce best-seller de l'année 1977, agit comme un déclencheur inattendu de ma vocation de futur ingénieur-économiste des communications électroniques. À tel point que je me mets à apprendre peu à peu et sur le tard les bases de l'économie... tout en enseignant cette discipline à l'ENST !
De 1978 à 1986, je suis affecté à la Direction des programmes et affaires financières de la Direction générale des télécommunications (DGT), au ministère des PTT, en tant que responsable d'études économiques. À ce titre, j'ai participé dans la durée à un vaste chantier multiforme de calcul des coûts économiques, de prévision de la demande de téléphonie puis de services Minitel, de rationalisation de la grille tarifaire et, déjà, d'analyses et simulations de la future ouverture concurrentielle du secteur, qui ne deviendra réalité qu'une dizaine d'années plus tard.
De 1986 à 1988, durant la première cohabitation, je vis une parenthèse au ministère de la défense, où je suis chargé par le ministre André Giraud d'une mission d'études économiques passionnante, touchant à la fois aux activités des états-majors et à celles de la direction générale de l'armement (DGA). Le contexte, celui d'une administration non marchande, est bien sûr très différent de celui des PTT, mais les méthodes et les objectifs sont très similaires : minimiser les coûts, rechercher les solutions efficaces... en bref, chasser le « Gaspi », selon la célèbre formule due au ministre André Giraud, en l'occurrence combattre le « Gaspimili » !
Parallèlement à cette première partie de ma carrière, passée au sein d'administrations à fort caractère « technique », j'ai maintenu un lien permanent avec l'enseignement et la recherche, notamment comme maître de conférences en sciences économiques à l'École Polytechnique à partir de 1985.
Par la suite, mon cursus prend un tour plus académique :
- de 1989 à 1991, je suis directeur-adjoint de l'École nationale de la statistique et de l'administration économique (ENSAE), la grande école rattachée à l'INSEE, qui forme les administrateurs de cet institut ainsi que des statisticiens économistes civils ; je rédige alors, avec l'économiste Jacques Lesourne, un rapport qui conduira à la création d'une seconde école, l'École nationale de la statistique et de l'analyse de l'information (ENSAI), spécialisée dans le traitement des données et qui s'installera à Rennes, deux ans plus tard ;
- en 1992, je suis nommé professeur au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), titulaire de la Chaire Économie et Politique des télécommunications, chaire que j'occuperai jusqu'en 2005.
Sur ce deuxième segment de ma trajectoire, à dominante « universitaire », j'ai conservé une relation étroite avec le monde « opérationnel » des télécoms, notamment comme membre de la Commission supérieure du service public des postes et télécommunications (CSSPPT) puis de la Commission supérieure du service public des postes et communications électroniques (CSSPPCE) de 1996 à 2005 où j'ai eu le plaisir et l'honneur de siéger aux côtés du président Larcher, ou encore comme membre de l'Association française des opérateurs mobiles, l'AFOM, de 2004 à 2005.
En juin 2005, basculement de la théorie vers la pratique : je suis nommé membre de l'Autorisation de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) par le Président du Sénat de l'époque, Christian Poncelet, mandat que j'exercerai jusqu'à la fin de l'année 2011.
Enfin, depuis 2012 et jusqu'à ce jour, nouvelle prise de « recul réflexif » : je m'implique davantage dans les activités de l'Académie des technologies, dont je suis membre fondateur depuis sa création, en 2000 ; je deviens chercheur associé à l'École Polytechnique, où j'organise, notamment, une École d'été en économie numérique ; je réalise plusieurs expertises pour le secteur des communications électroniques, notamment à la demande du ministère des communications australien, sur l'évaluation de leur réseau NBN (réseau national à très haut débit en fibre optique).
En bref, deux aspects essentiels me paraissent à retenir de ce curriculum :
- d'une part, le parcours est marqué par une alternance entre des fonctions de type opérationnel et des fonctions de type universitaire, chacun des deux types étant toujours présent concomitamment à l'autre, l'un en mode majeur, à temps plein, l'autre en mode mineur, à temps partiel. Et cela ne doit rien au hasard, mais bien à ma volonté constante de marier la réflexion et l'action, d'effectuer fréquemment de fertiles allers-retours entre les deux.
- d'autre part, en dépit de la diversité des postes occupés, on détecte la présence continue et persistante d'un même fil d'intérêt, celui de l'économie des réseaux et des services de communication électronique, de l'économie d'Internet et, plus globalement, de l'économie numérique. C'est bien cela qui m'amène devant vous aujourd'hui.
Quelques mots sur la façon dont je perçois le métier de régulateur et sur les analogies et différences entre l'ARCEP, que je connais, et le CSA que je prétends découvrir. Mon expérience en tant que membre du collège de l'ARCEP, de 2005 à 2011, pourrait, je le crois, s'avérer très utile au CSA, même si elle n'est pas, bien-sûr, exactement transposable.
Tout d'abord, j'ai déjà pratiqué le difficile exercice de la collégialité. On débat avant, on décide ensuite, on est solidaire de la décision, on respecte le secret de la délibération. J'ai bien noté qu'au CSA, à la différence de l'ARCEP, les conseillers ont des champs de compétence attitrés, sur lesquels ils rapportent en séance devant leurs pairs. La différence est néanmoins peut-être moindre qu'il n'y paraît à première vue car, à défaut d'attributions officielles, les membres de l'ARCEP se partagent officieusement les grands domaines d'intervention ; j'étais ainsi plus particulièrement attentif à la modélisation économique, aux affaires européennes, à la coopération francophone (j'animais le réseau francophone de la régulation des télécommunications Fratel) et à la neutralité d'Internet sur lequel j'ai écrit un livre dans la collection Repères.
Chez les deux régulateurs sectoriels, on assiste à une évolution progressive des méthodes et des pratiques de la régulation, non seulement convergence des champs, mais aussi parallélisme des méthodes. On va vers un glissement du curseur qui sépare la régulation « prescriptive » de la régulation « incitative ». Cela se traduit par un recours accru au « droit souple » (soft law), aux chartes contractuelles, aux groupes de travail associant les acteurs du secteur, selon une logique montante de co-régulation, voire d'autorégulation.
Les dimensions technique et concurrentielle de la régulation, qui sont centrales à l'ARCEP et donnent lieu à des échanges avec l'Autorité de la concurrence, montent maintenant rapidement en puissance au CSA : sous l'angle technique, les services utilisateurs du spectre hertzien, ainsi que les normes et protocoles d'exploitation des fréquences, sont en transformation continuelle ; et, sous l'angle concurrentiel, la dynamique du secteur de l'audiovisuel, qui s'étend sur les trois « couches » de la production, de l'édition et de la distribution des contenus, est en pleine mutation, avec l'apparition de nouveaux acteurs et intermédiaires.
Autre similitude, les deux autorités de régulation, CSA et ARCEP, sont investies d'un pouvoir de mise en demeure et de sanction, avec un strict cloisonnement de l'instruction et du délibéré. Enfin, la dimension européenne est forte au sein des deux instances de régulation : auprès du CSA, l'ERGA (European Regulators Group for Audiovisual Media Services) étant, dans une certaine mesure, l'équivalent audiovisuel du bureau des communications électroniques BEREC (Body of European Regulators for Electronic Communications) et la directive SMA (Service de médias audiovisuels), l'équivalent du « paquet télécoms ».
Pour résumer, relativement à l'expérience que j'ai acquise à l'ARCEP, beaucoup de similitudes en perspective du côté du CSA, mais également quelques différences notables... et, surtout, bien entendu la présence de missions d'une autre nature, touchant :
- à la régulation sociale, culturelle et déontologique des médias ;
- au contrôle des obligations de contribution financière à la production et la création audiovisuelle et cinématographique ;
- à l'audit de l'activité des sociétés de l'audiovisuel public, France Télévisions et Radio France, France Médias Monde, ainsi qu'à la nomination de leurs présidents et plusieurs de leurs administrateurs.
Même si mon cursus ne m'en a pas fait jusqu'ici un spécialiste, soyez certains que je porte un très grand intérêt à ces sujets essentiels, tout particulièrement au maintien et au développement d'une création audiovisuelle et cinématographique française de qualité, source de renouvellement et de rayonnement, et donc condition sine qua non de la pérennité du secteur.
Quant aux questions d'ordre technico-concurrentiel, celles qui me sont le plus familières, mon apport potentiel en la matière est celui d'un ingénieur-économiste, c'est-à-dire de quelqu'un qui, de la technologie d'un secteur, connaît juste ce qui est nécessaire pour en éclairer l'organisation et la dynamique industrielles.
À cet égard, mon approche se veut résolument « orientée-problème », s'attachant à rechercher, dans un premier temps, la solution la plus efficace à un problème donné puis à examiner, dans un second temps, la meilleure façon de mettre en oeuvre cette solution, compte tenu de contraintes et impératifs multiples : robustesse juridique, transition à partir de l'existant, acceptabilité sociale et politique, etc.
J'aborderai maintenant l'évolution de la régulation audiovisuelle.
Le secteur de l'audiovisuel connaît actuellement une triple évolution :
- une évolution des technologies de création, de diffusion et de réception, avec la transmission numérique, la compression des signaux, ou encore la pénétration des terminaux TV connectés ;
- une évolution des usages, avec la « délinéarisation » d'une partie de la consommation, le visionnage et l'écoute « sans-couture », le « multi-support », « l'illimité », l'interactivité, etc. ;
- enfin, une évolution des entreprises et des marchés, avec l'émergence de nouveaux acteurs, comme les Over the Top (OTT) ou les gestionnaires de plateformes en ligne, et aussi avec la transformation des acteurs existants, notamment au travers de réformes organisationnelles et du déploiement de services numériques.
Cette triple évolution, pour ne pas dire révolution, entraîne au moins deux conséquences.
- en premier lieu, elle ouvre à court et moyen terme d'importants chantiers de régulation pour le CSA, comme le second dividende numérique lié à la bande des 700 MHz, le déploiement de la radio numérique terrestre (RNT), la régulation des Services de médias audiovisuels à la demande (SMAD) et, plus généralement, celle des nouveaux services numériques ;
- en second lieu, elle appelle l'ardente nécessité d'une réflexion économique et prospective d'ensemble sur la création et la circulation de la valeur à l'ère numérique, ainsi que sur la place occupée par l'audiovisuel dans « l'écologie générale des espaces numériques » ; une place en clé de voûte, car non seulement l'audiovisuel se numérise mais, réciproquement, l'Internet « s'audiovisuélise », si je puis dire et comme l'analyse avec pertinence la contribution du CSA à une consultation récemment lancée par le Conseil national du numérique (CNN). Une telle osmose entre l'audiovisuel et les contenus en ligne plaide également en faveur d'une coopération renforcée entre le CSA et les autres différents régulateurs de l'accès aux contenus sur Internet, notamment la CNIL et la HADOPI.
Pour conclure, et sans préjuger à ce stade de la nouvelle répartition des portefeuilles entre les conseillers du CSA, après trois départs et deux arrivées, je forme devant vous un double voeu, dans l'hypothèse espérée où vous approuveriez ma candidature :
- d'une part, le voeu d'être placé en responsabilité directe sur des dossiers liés à mon coeur de compétence, c'est-à-dire à dominante technique, économique ou scientifique ;
- d'autre part, celui d'être également impliqué dans d'autres domaines, certes historiques pour le CSA mais plus nouveaux pour moi, touchant à la régulation des médias.
Il ne me reste plus qu'à vous remercier très vivement de votre attention. Je me tiens prêt à répondre à vos questions, tout en étant bien conscient qu'à ce stade encore balbutiant, je ne serai vraisemblablement pas en mesure de satisfaire toute votre curiosité. Par ailleurs, vous conviendrez volontiers que je ne suis pas, ici et maintenant, en position de commenter des décisions récemment prises par le Conseil ni de m'exprimer sur des affaires en cours d'instruction.