C'est un grand honneur pour moi de me présenter devant vous pour siéger au Conseil supérieur de la magistrature, cet organe constitutionnel qui garantit l'État de droit en veillant à l'indépendance de la justice - qui est une institution, mais aussi une valeur. Cette création continue de la République, selon les termes de Jean Gicquel, a évolué par strates successives. En être membre, en tant que personnalité qualifiée, est un honneur mais aussi une grande responsabilité.
Mon parcours scientifique témoigne d'un intérêt central pour l'organisation et le fonctionnement de la justice ; mon expérience au sein de certaines institutions me fait porter un autre regard sur le système judiciaire, plus social ou sociétal : l'indépendance de la justice n'est pas faite que pour les magistrats, elle est surtout faite pour les justiciables.
Agrégée des facultés de droit et professeur à l'université Paris Ouest Nanterre La Défense, je suis ce que les universitaires appellent une « processualiste » - pour éviter de parler de « procéduriers », ce qui serait péjoratif et réducteur : le droit processuel est en effet l'étude de la science du procès. La procédure n'est pas qu'une mécanique de réalisation des droits substantiels ; elle les sert sans leur être servile. L'effectivité des droits, y compris des droits de l'homme, dépend de l'effectivité du droit au juge, lui-même déterminé par les règles que les Canadiens appellent de « pure procédure », mais aussi de l'administration de la justice et des manières de faire, des savoir-faire et des savoir-être, dont parle le directeur de l'École nationale de la magistrature (ENM). Il s'agit donc de mêler théorie et pratique du procès : pour reprendre les mots du doyen Carbonnier, « que serait la tête sans les bras ? »
J'ai débuté cette spécialisation par un travail de doctorat sur le temps et le procès civil, y compris en termes de respect des droits fondamentaux : le droit à un procès équitable requiert une certaine célérité de la justice, mais celle-ci doit rimer avec sérénité et ne pas être confondue avec la précipitation. Dans la lignée de ma thèse, mes travaux doctrinaux sont centrés sur la recherche de l'efficacité du procès civil : celle-ci passe par une réflexion sur la déjudiciarisation, rendue nécessaire pour des raisons budgétaires. D'où un incroyable essor des modes alternatifs de résolution des litiges, qui amène à s'interroger sur le coeur de la mission du juge. J'ai aussi travaillé à l'analyse économique du procès - sans comparer, comme l'ont fait certains, la justice à une entreprise, des magistrats ont considéré que devant répondre à des besoins infinis avec des moyens finis, elle devait faire des choix. J'ai aussi réfléchi à l'usage des nouvelles technologies de l'information et de la communication, qui ne sont pas un outil miracle de gestion des flux contentieux et qui peuvent mettre en cause l'indépendance et l'impartialité des magistrats.
J'ai également participé aux commissions ministérielles Magendie 1 et 2 sur la célérité de la procédure en première instance en 2004 et en appel en 2008, qui devaient proposer des réformes à coût constant, préservant les droits fondamentaux. J'ai aussi travaillé avec les professionnels de justice rencontrés au cours de conseils scientifiques, de colloques ou de formations continues à l'ENM.
J'ai acquis un autre regard au sein d'institutions telles que la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) - dont je préside la sous-commission Éthique, société et éducation aux droits de l'homme. Cette instance, qui donne son avis sur les projets et propositions de loi, n'est pas un Conseil d'État bis. Elle procède à l'audition d'experts d'horizons variés : anthropologues, sociologues, philosophes. Sa composition reflète la société civile, avec des associations, des syndicats, des représentants de religions et des personnalités qualifiées. Ses débats montrent un décalage - pour ne pas dire un gouffre - entre l'institution judiciaire et la perception qu'en a la société civile. L'effectivité des droits de l'homme passe par l'effectivité du droit au juge, surtout à un bon juge, ce « tiers impartial et désintéressé » selon Kojève, qui doit avoir les moyens de son indépendance et de son impartialité : tel est le rôle du Conseil supérieur de la magistrature.
J'ai aussi, depuis plus d'un an et demi, l'expérience de l'observatoire national de la laïcité, qui traite de questions sensibles, sources de tensions politiques, mais parvient à des avis, le plus souvent avec un large consensus, sur le respect des valeurs républicaines. J'ai enfin un regard sur l'indépendance des experts, en tant que membre du comité « Indépendance et déontologie » de la Haute autorité de santé (HAS), où les enjeux sanitaires et financiers sont colossaux : il s'agit de distinguer les liens d'intérêt entre experts et laboratoires des véritables conflits d'intérêts. Ses avis sont rendus dans le souci de l'indépendance en action.
J'espère que mon parcours scientifique comme institutionnel, témoignant de mon vif intérêt pour les garanties qu'offre le Conseil supérieur de la magistrature à l'État de droit, mais aussi pour ses procédures internes, pourrait lui apporter une contribution enrichissante.