Le 17 décembre dernier, alors que l'Assemblée nationale examinait en première lecture cette proposition de loi, notre commission a bien voulu me faire l'honneur de me nommer rapporteur de ce texte. J'ai essayé de travailler dans la logique constructive voulue par le président du Sénat, et avec le souci d'approfondir le travail de l'Assemblée nationale. Au début du mois de janvier, nous apprenions que le groupe socialiste demandait son inscription à l'ordre du jour lors de sa séance réservée du 5 février et que le Gouvernement avait demandé à engager la procédure accélérée.
Votre rapporteur n'aura donc eu que trois semaines pour examiner un texte qui se propose de réformer la régulation du système coopératif de distribution de la presse écrite mis en place par la loi de 2011 - laquelle est, par ailleurs, un succès - et de moderniser la gouvernance de l'Agence France-Presse.
Si j'évoque le court délai qui m'a été imparti et, plus généralement, l'atmosphère d'urgence qui entoure l'examen de ce texte, ce n'est pas pour en nourrir quelque amertume. Cela fait longtemps que le Parlement a pris l'habitude d'être soumis à de telles accélérations, qui ne nous ont pas empêché de conduire de nombreuses auditions. Si j'attire votre attention sur la brièveté des délais, c'est d'abord pour vous rappeler les circonstances qui ont présidé à la gestation de ce texte et qui trouvent notamment leur origine dans la situation compliquée dans laquelle se trouve l'Agence France-Presse.
L'AFP est une de nos fiertés nationales. Figurant parmi les trois agences mondiales que compte le secteur, elle produit de l'information en six langues sur tous les continents et concourt au développement d'une vision culturellement spécifique du monde, d'inspiration francophone, différente de celle des grandes agences anglo-saxonnes comme Associated Press et Reuters, dont le modèle est exclusivement économique et, désormais, de Chine Nouvelle. Cette agence est pourtant parvenue à un tournant qui appelle des choix clairs, pour assurer stabilité et continuité dans son mode de gestion. Entreprise sui generis dépourvue de capital, l'AFP ne peut compter, sachant ce qu'est la situation de l'État, que sur ses propres forces et un plan d'investissement d'ampleur limité pour assurer son développement dans un contexte concurrentiel exacerbé par la révolution numérique qui appelle le développement parallèle d'une offre d'information en vidéo.
Autant dire que le modèle de l'AFP, s'il a permis le succès mondial de l'entreprise, a aussi ses fragilités, notamment depuis qu'une agence de presse allemande a porté plainte contre elle en 2010 auprès de la Commission européenne pour concurrence déloyale au motif que l'agence recevait des aides de l'État français lui permettant de pratiquer des prix plus bas pour certains de ses services.
Cette plainte a été examinée par la Commission européenne qui a adressé le 27 mars 2014 une notification au Gouvernement français l'enjoignant de mettre en conformité, dans le délai d'un an, le statut de l'AFP avec le droit européen. D'où l'urgence. Après avoir lu la note très complète de la Commission européenne, que je tiens à votre disposition, je puis vous dire que celle-ci a porté un jugement très équilibré sur l'AFP et a fait preuve d'une grande mansuétude au regard des règles de la concurrence et de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, telle que définie, en particulier, par l'arrêt Altmark de 2003. Elle ne demande que des aménagements comptables et organisationnels qui ne remettent pas en cause les missions d'intérêt général de l'agence, ni la nécessité des aides de l'État français pour les accomplir pour autant qu'il n'y ait pas de surcompensation ni de financements croisés. Le Gouvernement a apporté une réponse pertinente à ces observations et je vous proposerai de lui en donner acte dans ce rapport.
La proposition de loi que nous examinons aujourd'hui est donc directement liée aux engagements pris par le Gouvernement français de mettre en conformité le statut de l'AFP avec le droit européen avant le 27 mars 2015.
Les autres dispositions de la proposition de loi ont été ajoutées afin de profiter de la fenêtre législative ainsi ouverte. Elles sont alimentées par un rapport au Premier ministre du député Michel Françaix mais aussi, pour beaucoup d'entre elles, reprises d'une proposition de loi déposée par notre collègue Jacques Legendre en mai 2011, qui n'avait pas pu être inscrite à l'ordre du jour. Je dois également à la loyauté de préciser que ce travail avait été mené en commun avec notre collègue David Assouline, qui retrouvera, dans les propositions que je vous présenterai tout à l'heure, quelques éléments dont il reconnaîtra l'inspiration. J'entends aussi montrer, par ce rappel du travail préalable de notre commission, que la proposition de loi que nous examinons aujourd'hui comprend des mesures qui sont devenues assez consensuelles. Ainsi de l'idée de réduire le nombre des représentants des médias français, actuellement au nombre de huit, au sein du conseil d'administration de l'AFP afin de pouvoir accueillir cinq personnalités qualifiées qui pourront représenter la réalité de ce qu'est devenue l'AFP, c'est-à-dire une entreprise mondiale tant par son champ d'intervention que parce qu'elle réalise plus de la moitié de son chiffre d'affaires en dehors de notre pays.
Mes propositions porteront sur deux points. Le premier concerne le profil de ces personnalités dont je souhaite qu'au moins trois puissent justifier d'une véritable expérience au niveau européen ou international, qu'elles soient de nationalité étrangère ou française. Si je ne suis pas allé jusqu'à cinq comme je l'aurais initialement souhaité, c'est dans un souci d'équilibre, car il est également souhaitable que le conseil d'administration compte des personnalités dont les compétences sont centrées sur le management.
Le second point est plus fondamental, puisqu'il vise à doter l'AFP d'une vraie gouvernance moderne. Dans le monde de l'entreprise privée, aux côtés du directoire, qui assure l'opérationnel, on trouve un conseil de surveillance qui contrôle la stratégie et en vérifie les résultats ; il en va de même dans le secteur public - je pense notamment aux conseils de surveillance des centres hospitaliers et des centres hospitaliers universitaires (CHU) ou à la commission de surveillance de la Caisse des dépôts et consignations. Or, à l'heure actuelle, l'AFP ne peut compter que sur un conseil d'administration extrêmement faible et, en fait de conseil de surveillance, sur une simple commission financière dont les missions restent très circonscrites.
La faiblesse de ces instances de direction est frappante : le conseil d'administration ne se réunit pas plus de deux fois par an et peine, de l'avis même de ses membres, à intervenir sur le fonctionnement de l'entreprise ; quant au conseil supérieur, il se réunit une fois par an et considère que son rôle se limite à l'examen déontologique des plaintes déposées par les seuls abonnés - ce qui signifie que les simples lecteurs ne peuvent le saisir. Bref, l'entreprise manque de contre-pouvoirs en son sein, à l'heure même où elle doit mettre en place une stratégie, aborder une phase d'investissement synonyme, hélas, d'endettement supplémentaire. Je vous proposerai donc, par voie d'amendement, de répondre à cette difficulté.
L'entreprise doit, de fait, investir, pour aller vers l'information vidéo et vers le numérique. Elle a choisi, pour cela, un mode opératoire qui ne serait permis à aucune commune, aussi petite soit-elle. L'AFP ne pouvant emprunter, compte tenu de sa situation financière, a été autorisée à constituer une filiale de moyens, dont elle est le seul actionnaire, et qui sera chargée d'emprunter 26 millions d'euros. Inutile de vous dire qu'il s'agit là d'une déconsolidation pure et simple de la dette. Sachant que cette filiale ne pourra compter que sur une redevance de l'AFP, il est clair que c'est l'entreprise mère qui aura à faire face aux échéances de prêts, au prix de frais de TVA supplémentaires. Voilà un choix techniquement audacieux - et c'est un euphémisme.
Il est d'autant plus essentiel que les choix d'investissement fassent l'objet d'un examen contradictoire au sein de la société. D'où l'importance d'un vrai conseil de surveillance. Le président de la commission financière de l'AFP, que j'ai reçu la semaine dernière, souligne que la situation de l'AFP n'est pas bonne et son résultat devrait être négatif en 2014. Si l'on veut que l'entreprise demeure un fleuron, il faut la doter d'une gouvernance forte. J'ajoute que les personnels de l'AFP, très attachés à leur entreprise, sont conscients de la nécessité de garantir l'indépendance de l'agence et, à travers elle, celle des journalistes, exigence qui est loin d'être neutre dans le contexte que nous connaissons.
Voilà pourquoi je propose de fusionner le conseil supérieur et la commission financière de l'AFP afin de créer une véritable commission de surveillance de l'AFP qui, outre qu'elle reprendra les missions relatives à la déontologie et au contrôle financier des deux structures fusionnées, sera chargé d'examiner la stratégie du conseil d'administration. Le président du conseil supérieur, M. le conseiller d'État Thierry le Fort, comme celui de la commission financière, le conseiller maître à la Cour des comptes Daniel Houri, m'ont donné leur plein accord. J'ajoute que la position du Syndicat national des journalistes (SNJ) est très proche et que la Société des journalistes (SDJ), qui représente la majorité des journalistes de la société, soutient également cette proposition.
Concernant les dispositions relatives à la distribution de la presse papier, l'état des lieux n'est guère plus réjouissant. Nous devons être vigilants afin de préserver l'indépendance de la presse et des journalistes, qui passe également par une modernisation de sa distribution - à laquelle nous allons ici nous atteler - et par une migration réussie vers le numérique, qui nécessitera du temps et des moyens, sur laquelle nous devons nous pencher sans tarder.
La diffusion de la presse papier est en chute libre depuis une dizaine d'années et il faudra longtemps avant que la presse numérique, encore marquée par l'esprit de gratuité propre au monde de l'internet, ne représente une source de revenus pérenne pour les éditeurs. Dans ces conditions, la situation économique de Presstalis et des Messageries lyonnaises de presse, même si elle s'est considérablement améliorée grâce aux efforts importants de l'une et l'autre entreprises, demeure extrêmement précaire. Sans les aides publiques, aucune ne serait en mesure de poursuivre son activité comme me l'a rappelé Alexandre Jevakhoff, inspecteur général des finances, auteur d'un rapport aussi explosif que confidentiel sur l'avenir du système coopératif de distribution de la presse, lors de son audition.
L'ensemble de la filière est fragilisé : les kiosquiers, dont le revenu annuel moyen ne dépasse pas 11 000 euros bruts, en viennent à disparaître progressivement ; les dépositaires de niveau II peinent à se restructurer pour atteindre une taille critique. Pourtant, la proposition de loi ne répond pas aux enjeux de l'évolution du modèle économique de la distribution. Notre assemblée sera certainement amenée à revenir sur ces questions à moyen terme. Le sujet reste très sensible comme en témoigne le refus du Gouvernement de publier le rapport Jevakhoff, qui, partant d'un constat alarmant sur la situation économique des acteurs, propose une remise à plat radicale du système, dont j'avoue ne pas partager pleinement les éléments : fusion des messageries - vieux débat ! - en une entité exclusivement commerciale, sous-traitance des flux logistiques à l'opérateur postal s'agissant des magazines et au réseau de la presse régionale pour les quotidiens dit de presse nationale - nous y reviendrons tout à l'heure -, revalorisation massive de la rémunération des diffuseurs - sujet que nous ne saurions aborder dans cette proposition de loi.
Bref, une réforme de grande ampleur s'imposera prochainement si nous souhaitons que survive le système coopératif de distribution de la presse, auquel, pour ma part, je suis attaché - y compris dans sa dimension concurrentielle.
À défaut de « grand soir », ce texte n'en propose pas moins des évolutions utiles du modèle de régulation des messageries de presse. Il procède d'abord à un renforcement des pouvoirs conférés à l'Autorité de régulation de la distribution de la presse (ARDP), tout en conservant le système bicéphale cher au législateur de 2011 : désormais autorité administrative indépendante financée par le budget de l'État, celle-ci comptera un quatrième membre désigné par le président de l'Autorité de la concurrence pour son expertise économique et industrielle. Il est également proposé, ce qui me semble de bon aloi pour renforcer en l'expertise, que l'Autorité soit renouvelée par moitié tous les deux ans et que le mandat de ses membres devienne renouvelable une fois, afin d'éviter une déperdition brutale des compétences. L'ARDP se voit, en outre, reconnaître un pouvoir de réformation des décisions du Conseil supérieur des messageries de presse.
L'équilibre économique de la filière n'est pas oublié : l'article 1er donne sa traduction législative à un principe auquel les éditeurs de presse sont très attachés, le principe de péréquation, qui veut, en vertu d'accords passés au sein de la profession, que les éditeurs de magazines participent au financement de la distribution, par nature déficitaire, des quotidiens d'information générale. Il prévoit surtout une procédure d'homologation, sous la responsabilité du Conseil supérieur, des barèmes appliqués par les messageries, dont l'opacité et l'inadéquation avec les coûts réels de la distribution font l'objet de critiques récurrentes.
Enfin, la proposition de loi avance timidement sur la question de la mutualisation des réseaux de distribution. L'article 7 donne un fondement juridique aux expérimentations en cours par lesquelles la presse quotidienne régionale, qui a développé un système de portage, distribue les quotidiens nationaux. Parce que la presse quotidienne nationale a des accords d'exclusivité avec Presstalis, il faut passer par la voie législative pour dégager le terrain, sachant que la volonté d'aller dans le sens d'une mutualisation est partagée par les éditeurs de la presse régionale et nationale.
Passé le sentiment de déception que peut susciter la lecture des modestes mesures proposées, j'ai considéré que les avancées envisagées n'en étaient pas moins utiles, dans un secteur où tout changement trop brutal peut conduire à des situations de blocage, comme la profession en a souvent connu dans son histoire. J'ai donc simplement cherché à améliorer les dispositifs proposés, lorsque cela m'a paru nécessaire, par les amendements que je vous présenterai dans un instant, conscient, malgré tout, que nous ne pourrons faire l'économie, dans les années à venir, d'une réforme ambitieuse et courageuse du système de distribution de la presse. Ne soyez pas trop sévères, pour l'heure, à mon endroit. Si vous ne trouvez pas, dans mes propositions, d'amendements relatifs aux détaillants, ou au basculement vers le numérique, c'est que l'on ne saurait, en l'espace de trois semaines, réformer tout le système.
Vous aurez compris que ma démarche, loin de toute polémique, vise à améliorer cette proposition de loi plutôt qu'à en contester le bien-fondé, en m'inspirant du travail réalisé par MM. Legendre et Assouline. J'espère vous démontrer, au travers de mes amendements, que le Sénat peut apporter une forte valeur ajoutée.