Intervention de Jean Desessard

Commission des affaires sociales — Réunion du 28 janvier 2015 : 1ère réunion
Usage contrôlé du cannabis — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Jean DesessardJean Desessard, rapporteur :

Avec 13,4 millions d'expérimentateurs, 1,2 million d'usagers réguliers et 500 000 consommateurs quotidiens parmi les 11-75 ans selon l'observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), la France n'est pas loin de caracoler en tête des plus gros consommateurs de cannabis en Europe.

Dans ce domaine, notre pays a pourtant adopté, il y a plus de quarante ans, un dispositif répressif des plus sévères.

Le décalage croissant entre ce cadre légal et la réalité sociale nous conduit à nous interroger sur les changements nécessaires.

La proposition de loi de notre collègue Esther Benbassa opte pour une régulation publique de l'usage du cannabis dans le cadre d'une véritable politique de réduction des dommages sanitaires et sociaux.

Précisons d'emblée qu'il ne s'agit ni de libéraliser le cannabis - solution qui ne changerait de fait pas grand-chose à la situation actuelle -, ni de le dépénaliser. Il s'agit au contraire d'une légalisation contrôlée par l'Etat, l'objectif étant de mieux accompagner les usagers et d'encadrer la consommation en sortant ce marché de la clandestinité.

Chacun reconnaît aujourd'hui que l'interdiction du cannabis n'a pas empêché sa diffusion au sein de la société française. Selon l'OFDT, le cannabis s'est banalisé et son usage concerne désormais les milieux sociaux les plus divers.

La disponibilité croissante de l'herbe de cannabis est en partie liée au développement de l'autoculture, le nombre de « cannabiculteurs » se situant entre 100 et 200 000 selon les estimations de l'observatoire. Ce dernier souligne également la visibilité grandissante d'associations à but non lucratif de « cultivateurs-consommateurs ». Certains acteurs associatifs militent pour l'autorisation des « cannabis social clubs », regroupements d'usagers qui mutualiseraient leurs moyens afin de produire leur propre consommation, dans le cadre par exemple de l'économie sociale et solidaire.

La majorité du cannabis en circulation demeure toutefois issue, cela est bien connu, du trafic international, qui représente les trois quarts du revenu du trafic de drogues. Celui-ci s'est criminalisé, en lien avec la grande délinquance, des réseaux mafieux entretenant une véritable économie parallèle qui déstabilise la vie de certaines cités. Avec un chiffre d'affaires estimé à 832 millions d'euros à la fin des années 2000, pour une quantité vendue évaluée à environ 200 tonnes, le cannabis, cela va sans dire, draine des intérêts financiers considérables.

L'application des règles pénales applicables à l'usage de cannabis mobilise des ressources considérables sans parvenir à une baisse de la consommation.

Depuis la loi du 31 décembre 1970 - dont les dispositions n'ont que peu varié au cours du temps si ce n'est pour aggraver les peines encourues - l'usage de cannabis est pénalisé au même titre que n'importe quel autre stupéfiant. Il constitue un délit et le contrevenant s'expose à une peine d'un an d'emprisonnement et de 3 750 euros d'amende. La détention, comme le transport, l'offre, la cession, l'acquisition ou l'emploi illicites, est quant à elle punie de 10 ans d'emprisonnement et d'une amende de 7,5 millions d'euros.

La France se distingue en Europe par la grande sévérité de sa réponse pénale. De nombreuses législations européennes n'interdisent pas l'usage en tant que tel mais prévoient une incrimination indirecte via la sanction de la détention de petites quantités pour usage personnel. Sept Etats (l'Espagne -s'agissant de l'usage dans les lieux publics-, le Portugal, l'Italie, la République tchèque, la Slovénie, l'Estonie et la Lettonie) ne considèrent ni l'usage, ni la détention de petites quantités de cannabis comme des infractions pénales. Dans ces pays en dehors de l'Espagne, la consommation de cannabis atteint pourtant des niveaux moins élevés qu'en France.

En l'espace de quarante ans, l'application de la loi de 1970 a conduit à une hausse exponentielle du nombre d'interpellations pour infraction à la législation sur les stupéfiants (ILS). Selon l'OFDT, le nombre d'interpellations pour usage de stupéfiants a atteint environ 135 000 en 2010, le cannabis étant concerné dans 90 % des cas. Les interpellations pour usage de cannabis ont été multipliées par presque six depuis le début des années 1990.

Cette explosion est à la source d'un contentieux de masse. En pratique, les circulaires de politique pénale du ministère de la justice recommandent périodiquement aux parquets de privilégier autant que possible les mesures alternatives aux poursuites, d'éviter de poursuivre les simples usagers et de réserver les poursuites à ceux qui refusent de se soumettre aux mesures alternatives. En 2013, selon les données transmises par la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) du ministère de la justice, sur 85 000 affaires d'usage orientées par les parquets, 53 000 ont fait l'objet d'une procédure alternative aux poursuites, 30 000 ont donné lieu à poursuites et 2 000 ont été classées sans suite en opportunité. Ces chiffres permettent à la chancellerie d'afficher un taux de réponse pénale de 98 %.

La lutte contre le trafic de cannabis mobilise ainsi une part considérable des forces de sécurité et de justice. Les dépenses publiques afférentes à la lutte contre l'usage et le trafic de drogues par les forces de l'ordre étaient estimées à 676 millions d'euros en 2010. Elles sont beaucoup plus élevées encore si l'on y inclut les ressources mobilisées pour répondre à la délinquance indirectement liée à la consommation de drogues.

Malgré cela, la France reste parmi les pays affichant la plus forte proportion de consommateurs de cannabis dans toutes les tranches d'âges. En Europe, elle est le pays où la proportion de personnes âgées de 15 à 34 ans déclarent avoir consommé du cannabis dans les douze derniers mois est la plus forte (17,5 %), devant la Pologne (17,1 %) et la République tchèque (16,1 %). Depuis le début des années 2000, l'usage de cannabis s'est en effet stabilisé à des niveaux élevés, en particulier chez les jeunes. En 2011, 42 % des adolescents de 17 ans ont déjà expérimenté l'usage de cannabis. L'usage régulier (au moins dix consommations dans le mois) concerne 7 % des élèves de terminale.

De l'avis général, les risques sanitaires et sociaux associés à l'usage de cannabis sont indéniables. Ils apparaissent d'autant plus importants que l'initiation est précoce ou l'usage problématique en raison d'une forte dépendance.

S'agissant des adolescents, les effets néfastes du cannabis ont récemment été mis en lumière par une expertise collective de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), fondée sur une revue de la littérature scientifique :

- l'adolescence constitue une période de vulnérabilité particulière aux effets du cannabis parce que la consommation interfère avec le processus de maturation cérébrale ;

- les troubles les plus fréquents sont d'ordre cognitif et moteur. Ils peuvent favoriser ou aggraver le décrochage scolaire, voire la désinsertion sociale ;

- dans des cas beaucoup plus rares - mais graves - la consommation de cannabis peut favoriser la survenue de troubles psychotiques. Il n'est pas démontré qu'elle puisse à elle seule induire des troubles schizophréniques mais elle semble pouvoir en précipiter l'apparition chez les sujets vulnérables présentant un risque accru de schizophrénie ;

- les effets somatiques (pathologies respiratoires et vasculaires) sont avérés chez les personnes qui en font un usage fréquent, même s'ils apparaissent souvent de manière retardée ;

- de manière générale, les risques restent faibles pour les consommations occasionnelles mais augmentent d'autant plus que la consommation est importante, au regard en particulier de la durée et de la concentration du produit en principes actifs.

Au total, l'OFDT estime à 5 % la proportion des jeunes de 17 ans présentant un risque d'usage problématique ou de dépendance.

La dangerosité du cannabis doit néanmoins être relativisée : s'il est loin d'être une substance anodine, son degré de nocivité apparaît sans commune mesure avec d'autres drogues, y compris licites. Le Professeur Michel Reynaud, chef de l'éminent service d'addictologie et de psychiatrie de l'hôpital Paul Brousse de Villejuif, le souligne avec insistance dans son rapport préparatoire au nouveau plan gouvernemental de lutte contre les drogues et la toxicomanie : « les experts nationaux et internationaux s'accordent sur les éléments suivants : l'alcool est le produit le plus dangereux entrainant des dommages sanitaires et sociaux majeurs ; puis viennent l'héroïne et la cocaïne ; puis le tabac, causant surtout des dommages sur la santé ; puis le cannabis, causant prioritairement des dommages sociétaux ».

En termes de mortalité, le sur-risque engendré par l'usage de cannabis est principalement lié à la sécurité routière : conduire sous l'influence du cannabis multiplie par 1,8 le risque d'être responsable d'un accident mortel de la route ; ce risque est multiplié par près de 15 en cas de consommation conjointe d'alcool et de cannabis. L'OFDT estime ainsi que l'usage de cannabis peut être jugé responsable de 170 à 190 décès annuels par accidents de la route (soit 7 à 8 fois moins que pour l'alcool).

J'ajoute que le phénomène de dépendance engendré par le cannabis reste limité : si la plupart des consommateurs d'héroïne comme des fumeurs de tabac sont dépendants, ce n'est pas le cas des usagers de cannabis dont moins de 5 % (autant que les consommateurs d'alcool) souffrent de dépendance.

Force est cependant de constater une tendance vers des modes de consommation de plus en plus dommageables d'un point de vue sanitaire et social. D'une part en effet, la teneur moyenne en THC (tétrahydrocannabinol, le principe actif principal) a tendance à s'accroître depuis le début des années 2000 (elle a doublé en dix ans pour la résine). D'autre part, comme l'ont souligné plusieurs observateurs au cours de leurs auditions, il semble -sans qu'on puisse en mesurer précisément l'ampleur- que le phénomène d'adultération du cannabis se développe : la résine est alors coupée avec des substances très diverses (paraffine, colle, sable, henné...) dont les effets sont plus ou moins toxiques.

Face à l'échec de la politique de prohibition menée depuis plus de quarante ans, de nombreuses voix se sont élevées dans la période récente pour inviter à un changement d'approche.

Au plus haut niveau international, la Commission mondiale sur les drogues préconise une rupture avec la politique actuelle. Dans la perspective de la session extraordinaire de l'Assemblée générale des Nations unies sur les drogues en 2016, elle en appelle à cesser de criminaliser l'usage des drogues et se montre favorable à l'expérimentation de marchés légalement réglementés, en commençant par le cannabis, comme au Colorado ou en Uruguay.

En France, outre l'étude très médiatisée de la fondation Terra Nova qui souligne les avantages économiques et financiers d'une régulation publique du marché du cannabis, un récent rapport du comité d'évaluation et de contrôle de l'Assemblée nationale reconnaît également qu'un changement de paradigme est nécessaire.

Notre collègue députée Anne-Yvonne Le Dain y recommande de légaliser l'usage individuel de cannabis dans l'espace privé et pour les personnes majeures, et d'instituer une offre réglementée du produit sous le contrôle de l'Etat.

La proposition de loi examinée ce matin, je le disais en introduction, entend promouvoir une stratégie de réduction des dommages à travers une régulation par l'Etat.

Son article 1er autorise ainsi la vente au détail et l'usage, à des fins non thérapeutiques, de plantes de cannabis ou de produits dérivés dont les caractéristiques seraient définies par décret. La vente au détail serait confiée à l'administration qui en aurait le monopole. Les conditions d'autorisation et de contrôle de la production, de la fabrication, de la détention et de la circulation seraient encadrées par le pouvoir réglementaire.

Outre l'interdiction de la vente aux mineurs, ce même article prévoit de nombreuses garanties sanitaires : possibilité d'interdire l'installation de débits à proximité d'établissements accueillant des mineurs ; interdiction, sous peine d'amende, de la vente en distributeurs automatiques et de toute forme de publicité en faveur du cannabis ; obligation de faire figurer sur l'emballage des produits un certain nombre d'informations sur leur composition ainsi qu'un message à caractère sanitaire.

L'usage dans les lieux publics ainsi que la détention de quantités supérieures aux quantités maximales autorisées par décret seraient pénalisées selon les dispositions aujourd'hui en vigueur pour l'usage en général. Le non-respect de l'interdiction de la vente aux mineurs serait passible d'une peine de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Afin de renforcer la prévention des risques auprès des jeunes, l'article 2 de la proposition de loi prévoit d'augmenter la fréquence des sessions d'information délivrées en milieu scolaire sur les conséquences de la consommation de drogues sur la santé. Comme l'a notamment indiqué l'Institut national pour la prévention et l'éducation à la santé (Inpes), ces séances doivent permettre aux plus jeunes d'acquérir les compétences psychosociales qui leur permettront d'adopter des comportements favorables à leur santé et à leur sécurité.

Parmi l'ensemble des personnes avec lesquelles je me suis entretenu dans le cadre de vingt-deux auditions, toutes n'ont évidemment pas soutenu la proposition de loi, du moins dans son intégralité : certaines ont contesté son principe même, d'autres appellent de leurs voeux des modalités de régulation différentes que celles proposées.

Force est cependant de constater que ce sont les acteurs qui sont le plus étroitement en contact avec les usagers de cannabis qui accueillent le plus favorablement la proposition.

La Fédération Addiction par exemple, qui représenterait 70 % des professionnels de terrain dans le secteur de la prévention, des soins et de la réduction des risques en addictologie (travailleurs sociaux, infirmiers, psychologues, médecins généralistes, psychiatres) considère que la législation actuelle a compliqué l'accès aux soins des usagers. Elle s'est montrée particulièrement favorable au dispositif proposé, jugeant que la mise en place d'une politique de régulation, en limitant l'accès par une action sur les prix et les règles de publicité, serait « plus efficace qu'une action publique écartelée entre une prohibition théorique et un marché tout puissant ». De nombreux addictologues et psychiatres, à l'instar du Professeur Reynaud, semblent partager ce point de vue.

Monsieur le Président, mes chers collègues, le régime légal du cannabis suscite, aujourd'hui encore, des prises de position tranchées et parfois des raccourcis. Les faits nous invitent pourtant à porter une appréciation nuancée sur la réalité. La proposition de loi constitue une réponse équilibrée, au-delà de l'alternative stérile entre dépénalisation pure et simple et prohibition à tout prix. C'est pourquoi je vous propose d'y donner un avis favorable. Je vous remercie.

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