Intervention de Hugues Portelli

Réunion du 3 février 2015 à 14h30
Représentation équilibrée des territoires — Adoption d'une proposition de loi constitutionnelle dans le texte de la commission

Photo de Hugues PortelliHugues Portelli :

Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, à l’unanimité des votants, la commission des lois a adopté la proposition de loi constitutionnelle présentée par MM. Gérard Larcher et Philippe Bas et visant à introduire la notion de représentation équitable des territoires dans la Constitution.

Sur quels éléments se fonde cette décision ?

La jurisprudence du Conseil constitutionnel relative aux lois traitant des questions électorales constitue, bien entendu, le point de départ de la réflexion. Comme l’a rappelé à l’instant le président de la commission des lois, cette jurisprudence est non seulement constante, mais également de plus en plus ferme dans ses considérants.

Je dois reconnaître que, si l’on se met un instant à la place du Conseil constitutionnel – je vais essayer de le défendre, avant d’expliquer pourquoi il est nécessaire d’aller outre -, on comprend aisément les problèmes auxquels il est confronté.

Tout d’abord, lorsqu’il est amené à examiner des lois relatives au découpage électoral ou, plus généralement, à la représentation, il fait face à des limites matérielles. En définitive, un temps très court lui est imparti pour examiner ces textes et entrer dans un examen détaillé des découpages proposés. Ce manque de temps, soit dit entre parenthèses, n’est pas de notre fait puisque nous avions précisément proposé, lors de la révision constitutionnelle de 2008, d’augmenter les délais accordés au Conseil constitutionnel pour qu’il puisse effectuer correctement son travail, mais que l’exécutif s’y était alors opposé. Quoi qu'il en soit, faute de temps suffisant, le Conseil est tenu de fixer des règles strictes, appliquées invariablement à tous les cas de figure sur lesquels il est appelé à se prononcer.

Aussi le Conseil constitutionnel a-t-il fixé, de façon prétorienne, cette règle des 20 % et l’applique systématiquement à tous les projets et propositions de loi qui sont soumis à son examen.

À ce premier motif, tout à fait sérieux, expliquant l’attitude du Conseil constitutionnel, s’en ajoute un deuxième, également important, auquel M. le président de la commission des lois a d’ailleurs fait allusion.

Dans ce pays, en matière de découpage électoral, nous avons un problème qui concerne, non pas la nature du découpage, mais l’absence de révision du découpage ! Entre 1958 et 2015, soit en cinquante-sept ans, les circonscriptions législatives n’ont été découpées que trois fois. Si l’on compare notre pratique à cet égard à celles des autres grandes démocraties ayant recours au scrutin uninominal majoritaire, les États-Unis et le Royaume-Uni, la différence est flagrante.

Les observations du Conseil constitutionnel n’ont pas manqué pour demander un redécoupage des circonscriptions, à intervalles réguliers, afin de tenir compte des évolutions démographiques. Mais on n’a jamais tenu compte de ces avis. Un premier découpage a donc été réalisé en 1958, au moment de l’institution du mode de scrutin, un second en 1986, au moment de son rétablissement, et un troisième en 2010, au moment où l’on a introduit une représentation des Français de l’étranger à l’Assemblée nationale ; on a alors été obligé de découper, et encore ne l’a-t-on fait qu’à la marge.

Cela vaut aussi pour les autres découpages, notamment celui des cantons. Nous savons très bien qu’il aurait fallu intervenir bien plus souvent sur la carte cantonale. Dès lors, le jour où il faut s’atteler à la tâche, on se trouve devant une situation ingérable et l’on repousse les décisions. Quand, in fine, on se soucie de régler le problème, cela donne ce qui s’est passé la dernière fois !

Les difficultés rencontrées par le Conseil constitutionnel sont donc parfaitement compréhensibles. Mais la solution qui est la sienne n’est pas pour autant acceptable.

Il s’en tire avec un bémol qu’il apporte à sa jurisprudence : le motif d’intérêt général.

Celui-ci, on l’a vu, est interprété de façon très restrictive : sont invoqués des motifs essentiellement d’ordre géographique. De fait, il apparaît tout à fait nécessaire d’introduire un correctif à la règle des 20 % dans le cas d’une île ! En dehors de ce type de considérations géographiques, le motif d’intérêt général est très peu utilisé.

Le Conseil constitutionnel aurait pu avoir recours à un argument d’une autre nature, qu’il a d’ailleurs développé de manière systématique, jugeant tout à fait envisageable d’adopter des règles différentes face à des situations différentes. Dans le cas présent, il ne l’a pourtant jamais fait !

Cette proposition de loi constitutionnelle consiste donc à lui tendre une perche, en mettant en exergue l’existence de situations diverses en matière électorale. Certaines élections sont nationales, d’autres sont locales ; il y a la représentation de la Nation et il y a la représentation des territoires locaux !

Face à des situations fondamentalement différentes, nous devons nous adapter !

La révision constitutionnelle de 2003 a fourni un premier élément en ce sens, en introduisant dans la Constitution la notion d’organisation décentralisée de la République. La révision de 2008 a ajouté un deuxième élément, dont les auteurs de la présente proposition de loi se sont saisis : elle a introduit – à la demande, d’ailleurs, d’un parti qui appartient à l’actuelle opposition sénatoriale – une notion d’équité s’agissant de la représentation des partis.

Si l’on a accepté, en 2008, l’introduction d’une telle notion s’agissant de la représentation des partis, il me semble que l’on peut faire de même s’agissant de la représentation des territoires, lesquels ont au moins autant de légitimité que les partis pour figurer dans la Constitution de la République !

Avant d’en venir au contenu même de la proposition de révision constitutionnelle, je voudrais faire observer que, si l’on s’est beaucoup appesanti sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel, cela vaut la peine, aussi, de s’arrêter un instant sur celle du Conseil d’État.

Après tout, le Conseil d’État est le juge des élections locales, et c’est également lui qui examine le découpage des cantons. Or la lecture attentive des décisions qu’il a rendues à l’occasion du redécoupage cantonal de 2014 est très intéressante.

Bien sûr, tous les découpages ont été validés. Mais l’étude des motifs avancés pour ces validations fait apparaître que le Conseil d’État s’est abstenu de remettre en cause tant des découpages qui étaient contestés parce qu’ils induisaient une représentation insuffisante de certains territoires, notamment ruraux, que d’autres qui l’étaient pour le motif exactement inverse.

Comment le Conseil d’État a-t-il motivé ses décisions ?

Il a tout d’abord estimé que la fameuse règle des 20 % était une simple ligne directrice, et non un principe fondamental. Puis il a ajouté, dans un arrêt du 30 décembre 2014 concernant la communauté de communes du Plateau-Vert - un des plus récents sur le sujet -, qu’aucun principe ni aucune règle jurisprudentielle ne conférait à cette double marge de 20 % un caractère absolu. Dès lors, il s’agissait simplement d’une ligne directrice et que l’on pouvait choisir de ne pas la respecter.

Vous le voyez donc, mes chers collègues, le juge des élections locales, qui est également celui du découpage cantonal, est beaucoup moins rigide que le Conseil constitutionnel dans son appréciation sur d’éventuels cas de dépassement de la limite des 20 %.

Venons-en maintenant aux propositions des auteurs du texte que nous examinons, consistant à modifier les articles 1er et 72 de la Constitution.

L’idée est tout d’abord d’introduire, dans l’article 72, qui définit les pouvoirs et compétences des collectivités territoriales, la notion de représentation équitable des territoires et de lui donner un contenu, en prévoyant un écart de représentation égal au tiers de la moyenne de représentation constatée en rapportant, pour la collectivité concernée, le chiffre de la population au nombre des élus. Après l’alinéa concernant la libre administration des collectivités par des conseils élus, serait donc ajouté ce double dispositif : représentation équitable des territoires, d’une part, règle du tiers, d’autre part.

Toutefois, comme le président de la commission vient de l’expliquer, les auteurs de la proposition de loi constitutionnelle ne se sont pas contentés de cette évolution et ont également proposé une modification de l’article 1er de la Constitution.

Cette modification a donné lieu à une discussion intéressante au sein de la commission des lois, qui s’est conclue positivement. L’introduction de la notion de représentation équitable des territoires dans leur diversité à l’article 1er a donc été approuvée. Cette notion apparaîtrait juste après celle d’organisation décentralisée de la République, dont l’ajout date de 2003.

Pourquoi, du point de vue de la commission et de son rapporteur, cette disposition est-elle nécessaire ?

La Constitution comporte deux sortes de dispositions : des dispositions fixant des principes fondamentaux, qui figurent notamment aux articles 1er à 4, et des dispositions plus opérationnelles et techniques, que l’on retrouve dans la suite du texte constitutionnel, par exemple à l’article 72.

Ainsi, cet article fixe un principe de libre administration des collectivités territoriales, mais la disposition renvoie à l’article 34, selon lequel le législateur est seul compétent pour définir la mise en œuvre de ce principe.

Je voudrais, à ce stade, évoquer aussi l’exemple de la péréquation. Cette notion, introduite dans la Constitution en 2003, a donné lieu à des questions prioritaires de constitutionnalité déposées par des collectivités territoriales qui contestaient tel ou tel dispositif législatif au motif que celui-ci ne respectait pas le principe de péréquation. Le Conseil constitutionnel a systématiquement rejeté ces recours lorsque la notion de péréquation était présentée seule, estimant que cette dernière constituait un objectif de valeur constitutionnelle, mais en aucun cas un principe en lui-même.

À la suite de ces rejets successifs, les requérants ont changé de stratégie et adossé ladite notion à un autre principe, plus « important » du point de vue de la jurisprudence du Conseil constitutionnel : celui de libre administration des collectivités territoriales. Dès lors, le Conseil a accepté d’examiner les recours et de déterminer dans quelle mesure le principe de libre administration avait été violé, ou non.

C’est le même type de raisonnement qu’il faut suivre s’agissant de cette notion nouvelle de représentation équitable des territoires. Pour s’assurer que le Conseil constitutionnel examinera attentivement les recours susceptibles d’être présentés sur ce fondement, il ne faut pas s’en tenir au seul article 72. Le principe doit être aussi clairement affiché dans le bloc constitué par les quatre premiers articles de la Constitution ; d’où la modification proposée à l’article 1er de la Constitution par les auteurs de la proposition de loi constitutionnelle et son approbation par la commission des lois.

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