Intervention de Jean-Marie Le Guen

Réunion du 3 février 2015 à 14h30
Représentation équilibrée des territoires — Adoption d'une proposition de loi constitutionnelle dans le texte de la commission

Jean-Marie Le Guen, secrétaire d'État auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement :

Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, vous débattez aujourd’hui d’une proposition de loi constitutionnelle portée par deux signataires éminents : le président de la Haute Assemblée, Gérard Larcher, et le président de la commission des lois, Philippe Bas.

Comme l’a exposé votre rapporteur, la jurisprudence du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État sur l’égalité devant le suffrage prévoit que chaque élu doit représenter un nombre équivalent de personnes et ouvre la possibilité de déroger à ce principe dans la limite de plus ou moins 20 %.

Des dérogations supplémentaires existent également dans des cas particuliers, tels ceux des zones de montagne, des enclaves ou des territoires insulaires.

Les auteurs de la proposition de loi constitutionnelle estiment que cette marge de manœuvre est insuffisante et proposent plusieurs modifications.

En premier lieu, ils souhaitent inscrire le principe de représentation équitable à l’article 1er de notre Constitution.

En second lieu, ils proposent que l’existence d’un possible écart de représentation, qui résulte aujourd’hui de la jurisprudence et de la loi, soit explicitement prévue par l’article 72 de la Constitution.

En troisième lieu, ils souhaitent que l’écart maximal par rapport à la moyenne démographique pour les élus d’une même assemblée locale soit porté à un tiers du nombre moyen d’habitants par élu.

La question de la représentation des territoires les moins peuplés dans les assemblées locales s’est posée avec une acuité particulière lors de la discussion de la loi du 17 mai 2013 relative à l’élection des conseillers départementaux, des conseillers municipaux et des conseillers communautaires, et modifiant le calendrier électoral. Nombre d’entre vous se sont en effet inquiétés du sort réservé aux cantons les plus ruraux dans le cadre du redécoupage découlant nécessairement de la mise en place du mode de scrutin binominal

Je tiens à rappeler qu’au cours de ce débat Manuel Valls, alors ministre de l’intérieur, avait été réceptif aux remarques de l’ensemble des sénateurs. Il avait ainsi rappelé que la loi et la jurisprudence constitutionnelle permettent d’ores et déjà des exceptions à la règle des 20 %, lorsque la géographie ou les particularités locales le justifient.

Il avait aussi souligné – et je m’associe pleinement à ces propos – que, même si des éléments territoriaux devaient être pris en compte dans les découpages de circonscriptions, chacun devait garder à l’esprit que « les élus, à n’importe quel échelon, représentent des citoyens avant de représenter des hectares ».

Je souhaiterais formuler quelques remarques en réponse aux propos tenus par Philippe Bas et par le rapporteur, et d’abord rappeler que la jurisprudence du Conseil constitutionnel n’est pas un carcan qui nous interdit de tenir compte des réalités territoriales. J’ai évoqué à l’instant la loi du 17 mai 2013, qui permet d’apporter des dérogations à la règle des 20 % lorsqu’elles sont « justifiées, au cas par cas, par des considérations géographiques ou par d’autres impératifs d’intérêt général ».

Tel est le cas, par exemple, pour le canton de l’île d’Yeu, en Vendée, qui s’écarte de 87 % de la moyenne départementale. Autre exemple : le canton de Valréas, dans le Vaucluse, s’écarte de 55 % de la moyenne de son département.

À l’inverse, pour les territoires ne présentant pas de particularité géographique, nous avons rétabli l’égalité entre les citoyens : alors que les écarts de population entre les cantons pouvaient aller de 1 à 40 dans certains départements avant la réforme, ils sont aujourd’hui compris dans le « tunnel » de 20 %. Il s’agit un progrès dont tous les démocrates peuvent se féliciter.

D’autres textes récents ont montré la volonté du Gouvernement et du législateur de prendre en compte le fait territorial. Dans la loi du 16 janvier 2015 relative à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral, il a ainsi été prévu, dès le projet de loi initial, d’instituer une règle de représentation minimale de chaque département au sein des conseils régionaux.

De même, la proposition de loi d’Alain Richard et de Jean Pierre Sueur, qui devrait bientôt être définitivement adoptée, précise que chaque commune doit obtenir au moins un siège de conseiller communautaire au sein de sa communauté de communes ou de sa communauté d’agglomération.

Il n’y a donc pas de contradiction entre la démographie et la géographie, entre les habitants et les hectares, entre la représentation et les territoires.

Je voudrais mettre en avant un autre point essentiel. Actuellement, l’écart maximal de 20 % n’est pas inscrit dans la Constitution ; comme je l’ai dit au début de mon intervention, il résulte de la loi et de la jurisprudence. C’est justement parce qu’il n’est pas inscrit dans la Constitution que cet écart n’est pas un droit absolu pour celui qui découpe les circonscriptions. C’est une simple possibilité, qui n’existe que pour permettre la conciliation entre deux impératifs : l’égalité des électeurs devant le suffrage et la prise en compte des particularités locales.

C’est pourquoi, en l’état de notre droit, le Conseil d’État peut annuler un découpage présentant un écart de 10 % ou 15 % dès lors que cet écart n’est pas justifié par l’intérêt général.

La proposition de loi constitutionnelle que vous examinez aujourd’hui remettrait en cause cet état de fait. Si ce texte était adopté, l’écart maximal par rapport à la moyenne démographique ne serait plus une faculté, mais un droit acquis pour le pouvoir réglementaire, lequel pourrait en faire usage sans aucune justification d’intérêt général. Voilà qui ouvrirait la voie à tous les excès, à toutes les injustices, aux découpages les plus arbitraires.

Ma dernière remarque portera sur la représentation des citoyens au sein des assemblées locales. Déjà aujourd’hui, la règle des 20 % peut entraîner une distorsion dans la représentation des électeurs. Prenons un exemple simple : dans l’hypothèse où le nombre d’habitants dans une circonscription est supérieur de 20 % à la moyenne d’une collectivité, tandis que le nombre d’habitants d’une autre circonscription est inférieur de 20 % à la même moyenne, l’élu de la première circonscription représente 1, 5 fois plus d’habitants que son collègue. On atteint donc un écart de représentation de 50 % entre deux élus, qui vont pourtant siéger pendant cinq ou six ans dans la même assemblée.

On peut se livrer au même exercice avec un écart d’un tiers, tel qu’il est proposé dans le texte de Gérard Larcher et de Philippe Bas. Prenons une hypothèse identique : une circonscription où le nombre d’habitants est supérieur d’un tiers à la moyenne et une seconde où il serait inférieur d’un tiers. Dans un tel cas, l’élu de la première circonscription représenterait deux fois plus d’habitants que celui de la seconde.

Ce constat m’amène à poser deux questions. Premièrement, comment pourrions-nous justifier, auprès de nos concitoyens, que la voix d’un électeur pèse deux fois moins que celle de son voisin ? Deuxièmement, comment pourrions-nous soutenir une règle dont le corollaire est non pas l’égalité entre les territoires, mais l’inégalité entre les citoyens ?

J’ajouterai une troisième question : si l’écart peut aller du simple au double dans une zone ne présentant aucune particularité géographique, qu’en sera-t-il dans les zones de montagne et dans les zones enclavées ? Pourra-t-on aller du simple au triple, au quadruple ? Pourra-t-on aller encore plus loin, sous prétexte que la représentation « équitable » des territoires l’impose, au mépris de l’égalité entre les électeurs ?

La notion d’équité, que l’on trouve dans le dispositif de la proposition de loi constitutionnelle à deux reprises, est certes une notion importante et digne d’intérêt. Toutefois, elle ne saurait faire échec à la justice et à l’égalité. Or force est de constater que, sous couvert d’équité, vous proposez la mise en place d’un système injuste, d’une démocratie à deux vitesses.

Mesdames, messieurs, notre attachement aux territoires structure notre action ; il s’agit là d’un point de convergence entre le Parlement et le Gouvernement. Mais cet attachement ne doit pas nous faire oublier le principe essentiel qui fonde la démocratie représentative et que l’on peut résumer ainsi : les élus de la République, au niveau national comme au niveau local, tirent leur légitimité d’une seule chose, le suffrage de leurs concitoyens.

En remettant en cause les bases démographiques de l’élection, vous pensez défendre les territoires. Je ne doute pas de votre sincérité, mais il est de mon devoir de souligner que cette proposition de loi constitutionnelle ne pourra, à terme, que mettre à mal la légitimité des élus. Ce faisant, loin d’aider les territoires fragiles, elle risque au contraire de les desservir.

En conséquence, le Gouvernement est défavorable à l’adoption de la proposition de loi constitutionnelle.

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