Intervention de Alain Gournac

Réunion du 4 février 2015 à 14h30
Journée des morts pour la paix et la liberté d'informer — Suite de la discussion et rejet d'une proposition de loi

Photo de Alain GournacAlain Gournac :

Madame la présidente, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, nous reprenons en effet la discussion du 19 novembre dernier. Je voudrais en profiter pour attirer votre attention sur un point important.

Nous venons de connaître en France des événements tragiques, qui nous rappellent que la liberté d’expression est un pilier fondamental de notre démocratie.

Hier, la mise à prix de la tête du rédacteur en chef de Charlie Hebdo par un ancien ministre pakistanais, aujourd’hui député, démontre que, si la mondialisation permet et exige un plus grand échange d’informations, elle augmente considérablement les risques et les menaces qui pèsent sur les journalistes.

Nous avons eu encore à déplorer, voilà quatre jours, l’assassinat, dans des conditions affreuses, d’un journaliste japonais par l’État islamique.

Le groupe UMP est viscéralement attaché à la liberté d’expression. Il respecte et défend le travail des journalistes.

La période que nous traversons est troublée. L’émotion qui nous étreint encore vient d’être ravivée hier par l’agression à l’arme blanche de trois militaires en faction devant un centre communautaire juif à Nice. Nous avons une pensée pour chacun d’entre eux, même si nous devons nous concentrer maintenant sur le fond de la proposition de loi de Mme Aïchi.

L’objet de ce texte a trait à la mémoire de personnes qui sont décédées en exerçant leur métier. À cet égard, les dessinateurs de Charlie Hebdo ont été assassinés parce qu’ils incarnaient l’exercice même de la liberté d’expression.

Ma chère collègue, pour en venir au fond de votre proposition de loi, je tiens à vous dire qu’elle a le mérite de rappeler que, en 2014, en dépit des promesses et des efforts de paix, les guerres et les conflits se sont succédé, prenant de nouvelles formes de plus en difficiles à appréhender.

Vous mettez en avant la nécessaire liberté d’informer. Or, depuis ces dernières années, force est de constater que le nombre de journalistes tués ou assassinés a augmenté. Ils ont été pris pour cible à cause de ce qu’ils représentent, à savoir la liberté d’informer, et donc la Liberté tout court.

Ces hommes et ces femmes relaient et transmettent, au péril de leur vie, ce qui se passe un peu partout dans le monde. Aujourd’hui, leurs rapts et assassinats sont politisés, revendiqués et mis en scène de la façon la plus odieuse qui soit.

La France, avec ses alliés, au sein des Nations unies, se bat contre ces crimes et contre l’idéologie de leurs auteurs. C’est pour cette raison que nous tenons à saluer solennellement la démarche de notre pays : il a obtenu que soit instaurée une journée internationale dédiée à la liberté d’information.

Toutefois, mes chers collègues, je tiens à attirer votre attention sur le fait que cette journée, qui se tient désormais chaque année le 2 novembre, n’a pas seulement pour objet de soutenir les journalistes et de rappeler à la communauté internationale combien il est capital de défendre la liberté de la presse partout dans le monde ; la thématique de cette journée va beaucoup plus loin.

Au mois de décembre 2013, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté une résolution proclamant le 2 novembre « Journée internationale de la fin de l’impunité pour les crimes commis contre des journalistes ». Cette résolution exhorte les États membres à prendre des mesures pour combattre l’impunité de ceux qui prennent pour cible les journalistes.

Plus important encore, cette date a été choisie en mémoire de l’assassinat de deux journalistes français au Mali le 2 novembre 2013. Les membres du groupe UMP du Sénat veulent aujourd’hui saluer leur mémoire, leur travail, et n’oublient pas leurs familles et leurs proches.

De la même façon, nous pensons à tous ceux qui, en Irak, en Syrie, en République centrafricaine, au Mali, dans d’autres pays encore, continuent d’exercer leur métier de journaliste dans des conditions extrêmes, inhérentes aux zones de crises et de conflits.

Aussi, nous ne pouvons que nous réjouir que la proposition de loi de Leila Aïchi soit satisfaite à l’échelon international, grâce à la résolution de l’ONU.

Je tiens en cet instant à saluer vos engagements, ma chère collègue, et votre travail en faveur des journalistes. D’ailleurs, ce fut le message du Secrétaire général des Nations unies, M. Ban Ki-moon, qui déclarait le 2 novembre dernier : « Mettre fin à l’impunité, c’est renforcer la liberté d’expression et encourager le dialogue. C’est promouvoir les droits de l’homme et consolider les sociétés. Aucun journaliste, où qu’il soit, ne devrait avoir à risquer sa vie pour informer le public. Ensemble, défendons les journalistes. Défendons la justice. »

La liberté de la presse et la liberté d’information sont des valeurs auxquelles nous sommes profondément attachés. Ce sont les fondements de la démocratie et de notre République.

La voix de la France a grandement pesé dans l’adoption de la résolution susvisée. Sur ce point, je le répète, la proposition de loi que nous examinons est déjà satisfaite.

Je souhaite maintenant m’arrêter sur l’expression retenue « morts pour la paix ».

Si nous en comprenons la force symbolique, si nous y sommes sensibles, ma chère collègue, nous estimons qu’il est cependant important de considérer la réalité qu’elle recouvre. Sont concernés tous ceux qui, par leur engagement professionnel, aident ceux qui souffrent et se retrouvent ainsi souvent exposés à des risques mortels.

Nous sommes des législateurs. Or cette expression, aussi forte soit-elle, ne peut trouver de traduction juridique précise pouvant nous amener à changer le droit.

Elle est beaucoup trop large et nous obligerait à modifier notre calendrier mémoriel à la lumière de ce que les philosophes appellent « l’extension de la notion », c’est-à-dire l’élargissement du champ des éléments qu’elle recouvre. Cela serait inapproprié et inopportun, et ce pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, cela reviendrait à minorer l’engagement militaire. Or l’engagement dans les armées comporte intrinsèquement, originellement, le sacrifice ultime.

Les travailleurs humanitaires ou les journalistes peuvent pratiquer leur activité au péril de leur vie. Ils exercent des professions à risque, comme le sont d’ailleurs celles des personnes qui participent au maintien de l’ordre ou qui sont chargées de la sécurité des citoyens. Ces activités sont fondées sur la décision de venir en aide à autrui, nullement sur l’acceptation par ces professionnels du sacrifice de leur propre vie.

Il s’agit là d’une différence fondamentale. N’établissons pas de hiérarchie entre les morts ! Ne brouillons pas la signification de l’engagement militaire !

Autre raison, moins essentielle : le calendrier mémoriel français est dense et très chargé en raison de la richesse de notre histoire nationale.

Mes chers collègues, je vous le rappelle, ce calendrier a vu le nombre de commémorations augmenter : en 2012, la France comptait douze commémorations publiques ou nationales au lieu de six seulement en 1996.

Les commémorations dans notre pays ont fait l’objet d’une nouvelle réflexion lors de l’adoption de la loi du 28 février 2012 fixant au 11 novembre la commémoration de tous les morts pour la France.

Dans un chapitre de l’ouvrage Les lieux de mémoire intitulé L’ère de la commémoration, l’historien Pierre Nora rappelle l’un des fondements essentiels relatifs au calendrier mémoriel : « La commémoration est l’expression concentrée d’une histoire nationale, un moment rare et solennel. »

Aussi prenons garde de tomber dans l’inflation mémorielle. Plus une notion est élargie, plus sa compréhension s’amenuise ; plus elle recouvre d’éléments, plus elle devient vague.

Au final, la multiplication des dates de commémoration tend à dénaturer le calendrier mémoriel, à en estomper les contours et les significations, notamment si celui-ci intègre de nouveaux hommages n’ayant pas de liens directs avec l’histoire nationale.

L’adoption de la présente proposition de loi créerait une confusion en établissant un parallèle. Or l’engagement militaire, qui implique le sacrifice pour la France, est un engagement singulier, en rien comparable avec un engagement civil.

Aussi, l’expression « morts au combat » réservée à nos soldats ne peut coexister dans notre droit avec l’expression « morts pour la paix ».

Les soldats participant aux OPEX, les opérations extérieures, le font en ayant pour objectif la résolution des conflits et le rétablissement de la paix dans le cadre du droit international. L’expression « morts au combat » leur est réservée, je le répète, et doit le rester. Elle traduit un hommage de la nation précisément parce qu’ils ont péri en combattant pour la paix.

Madame Aïchi, une lecture attentive de l’exposé des motifs de votre proposition de loi laisse d’ailleurs entendre qu’il y aurait deux types de victoire : d’un côté, celle des militaires qui gagnent la guerre, de l’autre, celle de professionnels qui gagneraient la paix et la liberté d’informer.

Dans un monde d’une immense complexité et où la confusion gagne du terrain, il est salutaire que le langage puisse s’élever au-dessus des émotions et apporter des distinctions claires qui ne soient pas préjudiciables à la réalité des faits.

Enfin, mes chers collègues, j’attire votre attention sur les médecins, les infirmières et les travailleurs humanitaires qui sont partis aider les populations décimées par les pandémies. L’actualité nous amène immédiatement à penser aux victimes du virus Ebola.

Quid de tous ces anonymes qui, depuis des années, loin des médias et d’une actualité sélective, luttent contre le paludisme, le choléra, le sida dans des pays où il n’y a pas d’eau, sur des terres rongées par la famine ou touchées par des catastrophes naturelles ?

Nombre de ces personnes vivent dans des zones de conflits, apportant sans faire de bruit une pierre à l’édifice de la paix, en soignant et en participant au développement dans les pays les plus démunis. Certes, elles demeurent heureusement en vie, mais n’en mériteraient-elles pas moins une journée d’hommage ?

Ce fut le cas en 2014 avec le trentième anniversaire de la Déclaration sur les droits des peuples à la paix de l’Assemblée générale des Nations unies.

Mes chers collègues, vous comprendrez donc que le groupe UMP ne puisse voter la présente proposition de loi touchant aux fondements républicains par une redondance qui ne peut que semer la confusion dans le calendrier mémoriel et ébranler le socle républicain de la mémoire nationale.

Par ailleurs, il existe un calendrier international qui, au-delà des nations, permet de rendre hommage à ceux qui, épris de paix et de liberté, travaillent quotidiennement à la réalisation de ces idéaux partout à travers le monde.

Votre proposition de loi, madame Aïchi, a le mérite de nous en rappeler l’existence. Or ce calendrier « inter-national » n’est pas un mauvais calendrier pour rêver à la paix entre les nations et pour s’efforcer d’œuvrer à la réalisation de celle-ci. §

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion