Intervention de Yves Pozzo di Borgo

Réunion du 4 février 2015 à 14h30
Débat préalable à la réunion du conseil européen des 12 et 13 février 2015

Photo de Yves Pozzo di BorgoYves Pozzo di Borgo :

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, le prochain Conseil européen n’est en rien une réunion de circonstance. En effet, la problématique sécuritaire que nous affrontons aujourd’hui ne peut pas être traitée strictement par les États membres. Plus encore, l’approche sécuritaire ne sera pas suffisante si elle ne s’accompagne d’une véritable initiative en matière de politique extérieure commune. Ces enjeux sont communs à l’ensemble des États et certaines questions doivent nécessairement trouver une réponse européenne.

Posons le cadre. Le terrorisme islamiste a pendant longtemps été traité comme un problème strictement sécuritaire, notamment par l’administration américaine sous la présidence de George W. Bush. Il est pourtant apparu, à la lecture des documents découverts dans la cache de Ben Laden, que celui-ci concevait le djihadisme comme un projet politique global. Cette idéologie bouscule en premier lieu le monde arabe, mais aussi l’ensemble du monde musulman et donc la majeure partie du globe.

Nos démocraties occidentales ont une part de responsabilité dans la situation actuelle. Nous avons déstabilisé les États les plus forts du monde arabo-musulman, qui ne peuvent plus réguler eux-mêmes la menace : je pense à l’Irak et à la Libye, auxquels on peut ajouter la Syrie, en dépit des crimes de Bachar el-Assad.

En premier lieu, le péril est global, et peut donc frapper partout. Nous pouvons l’observer en Libye, donc, mais aussi en Syrie, en Afrique – si nos troupes sont présentes au Mali, c’est en grande partie parce que l’on a déstabilisé la Lybie –, en Afghanistan, en Indonésie, aux Philippines, au Pakistan. La menace n’est donc pas exclusivement dirigée contre l’Europe.

En second lieu, nous devons affronter cette menace dans l’urgence. Cette forme de terrorisme ne cesse de nous frapper, à Montauban, à Bruxelles, à Paris, à Vincennes ou encore, hier, à Nice.

La situation est d’autant plus urgente que les terroristes ne sont pas des agents étrangers ; ils ressemblent moins aux pirates de l’air du 11 septembre qu’aux auteurs des attentats de Londres de juin 2005 : ce sont des compatriotes. Ils sont le funeste résultat de la rencontre entre les problématiques d’un monde arabo-musulman qui souffre de la modernité et de la globalisation, qui évolue vers la démocratie mais avec des retards, et celles de notre propre quart-monde, en France et en Europe.

Ainsi, nos pays sont ponctuellement traversés par une noria de citoyens européens qui cherchent parfois, via l’espace Schengen, à gagner la frontière syrienne. Il faut apprécier le risque à sa juste mesure. De 3 000 à 5 000 ressortissants de l’Union européenne sont partis en Syrie : près d’un tiers d’entre eux sont revenus. Beaucoup sont traumatisés ou du moins révulsés par ce qu’ils y ont vu, mais il reste quelques dizaines d’individus capables de passer à l’acte, sans compter ceux qui cherchent encore à partir. Le voyage en Syrie n’est donc pas un critère suffisant pour évaluer la menace réelle : que nos services ne s’y trompent pas !

Nous avons besoin d’un meilleur renseignement pour identifier les « apprentis Coulibaly ». Or ces personnes ne relèvent pas d’un type idéal unique. On ne peut pas réduire l’audience de l’appel au djihad à un simple public de désaxés sociaux : il existe plusieurs cercles.

Parmi les plus dangereux se trouvent ceux qui, du fait de leur intégration et de leur formation, savent se rendre discrets et « échapper au radar ». Certains des terroristes de Londres avaient reçu une solide formation universitaire au Royaume-Uni. Autour de ces individus gravite tout un groupe informe de personnes pouvant souffrir de divers troubles psychiatriques ou sociaux, de convertis de la veille qui, excités par un spectacle abject, se rêvent en poseurs de bombes.

Face à cette situation, comment l’Europe peut-elle réagir ? Nous avons besoin d’une réponse européenne forte, sur les plans tant sécuritaire que préventif.

Depuis le traité d’Amsterdam, l’Union travaille dans trois directions : la prévention, l’échange d’informations et la définition d’une stratégie globale d’action. Cela n’est plus adapté à la situation. Nous avons besoin d’une réponse beaucoup plus réactive. Je le répète, il est urgent d’agir. Notre collègue Delebarre l’a rappelé devant la commission des affaires européennes : on ne peut pas se permettre d’attendre encore quatre ou cinq ans pour mettre en place le PNR. Les procédures sont trop longues, trop lourdes, tandis que la menace est réelle et immédiate.

Comme l’a dit le Premier ministre, « il est nécessaire de prendre des mesures exceptionnelles mais pas de prendre des mesures d’exception ». Tout en évitant cet écueil, il faut agir avec pragmatisme pour trouver un équilibre entre le droit et la sécurité. Ce n’est pas simple !

Tout d’abord, la définition européenne des infractions terroristes figurant dans la décision-cadre du Conseil de 2002, actualisée en 2008, ne tient pas compte du phénomène des « combattants étrangers ». L’ONU a d’ores et déjà révisé sa propre définition. Nous gagnerions à faire évoluer le texte de cette décision-cadre lors du prochain Conseil, afin que le champ d’action des États et de l’Union bénéficie d’un cadre clair et partagé. Mentionnons, à cet égard, la décision de la Cour de justice de l’Union européenne d’avril 2014, qui a son importance dans la réflexion.

Au reste, ce n’est là qu’une première étape. Nous devrons ensuite avancer en matière d’échange d’informations. Il faut briser les flux qui alimentent notre propension à exporter le terrorisme en Syrie. Nous savons que les impétrants djihadistes transitent parfois par un ou plusieurs aéroports étrangers, dans le but de brouiller les pistes. Ainsi, il semble que les éventuels complices de Coulibaly ont transité par l’Espagne ou par la Bulgarie.

Le renforcement de notre sécurité aérienne et, à ce titre, la création d’un fichier européen des passagers permettant de consolider le contrôle aux frontières ne doivent pas rester à l’état de projets. Des PNR existent déjà dans de nombreux États membres ou sont en cours de préparation : le Royaume-Uni a créé un tel outil il y a dix ans, le fichier français devrait être prêt en septembre. Toutefois, il est nécessaire de déterminer rapidement un cadre commun permettant de renforcer l’échange d’informations entre les États tout en garantissant au plus grand nombre une véritable protection des données personnelles, et donc des libertés individuelles.

Ce point est la pierre d’achoppement majeure au Parlement européen et faisait l’objet d’une importante réunion, aujourd’hui, entre les experts, les coordinateurs de la commission Libé du Parlement européen et M. Cazeneuve.

En effet, depuis la conférence organisée par le ministre de l’intérieur le 11 janvier dernier avec ses homologues européens et la récente conférence de Riga, une volonté commune de progresser sur cette question se manifeste.

Au-delà des flux, il faut aussi briser les chaînes de commandement. Il y a des inspirateurs et des donneurs d’ordres. Les loups ne sont jamais solitaires, ils chassent en meute. La coopération européenne des services de police et de renseignement est donc incontournable.

Toutefois, l’action européenne ne saurait se priver du travail accompli au quotidien par les États membres et d’une stratégie de politique extérieure à long terme.

Ce sont les États qui sont au plus près des réalités de la menace terroriste. À ce titre, je tiens à saluer le travail mené depuis plusieurs mois par la commission d’enquête sénatoriale sur l’organisation et les moyens de lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe, sous l’égide de sa présidente, Nathalie Goulet. Une instance jumelle a récemment été créée à l’Assemblée nationale : je regrette que celle-ci ait préféré doubler cet organe plutôt que de venir renforcer celui du Sénat. Un travail en commun se serait sans doute révélé beaucoup plus enrichissant…

Je salue également l’ouverture d’un important chantier de réflexion par la commission des affaires européennes, en lien avec le Bundesrat allemand et le coordinateur européen contre le terrorisme.

Sous la houlette de son président, M. Bizet, la commission des affaires européennes travaille actuellement à élaborer des propositions sur le renforcement d’Eurojust, l’élargissement des compétences du parquet européen à la criminalité transfrontalière et aux mouvements suspects de capitaux, le renforcement d’Europol, et donc de la coopération policière transfrontalière, sans oublier les questions soulevées par le fonctionnement actuel de l’espace Schengen au regard de ces flux migratoires très spécifiques. Nous venons précisément d’adopter une proposition de résolution européenne relative au PNR.

Ces deux commissions d’enquête auront bien des sujets à traiter. Nous attendons d’elles une analyse de la menace et des moyens de la contrer. Un renforcement ou une réforme administrative des services seront-ils nécessaires ? Peut-être faudra-t-il modifier le droit positif ? On ne peut, pour l’heure, répondre à ces interrogations. Quoi qu’il en soit, j’espère que nous nous entendrons sur la nécessité de donner davantage de moyens à Europol et à Eurojust.

Au-delà, au niveau des gouvernements, du Conseil et du Haut représentant pour la politique extérieure, nous devons doubler les aspects sécuritaires de la réponse au défi djihadiste d’un effort de prospective en matière de politique extérieure.

L’analyse sécuritaire ne suffira pas : elle ne traitera au mieux que des symptômes du péril terroriste. Ne renouvelons pas les erreurs que les États-Unis ont commises il y a dix ans. Combattre le terrorisme, ce n’est pas nécessairement contraindre les sociétés arabo-musulmanes à mûrir sur le plan démocratique. La transition démocratique a demandé des siècles à l’Europe. Combattre le terrorisme, c’est rendre la démocratie en Europe plus attrayante que la barbarie. C’est certes un combat international, mais c’est avant tout une exigence intérieure !

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