Je vous remercie de m'avoir invitée à m'exprimer sur une question qui, en effet, est très complexe et très technique. Vous avez raison de souligner que je suis une spécialiste de la propriété publique et je dois vous avouer qu'il n'y a pas à ma connaissance, en France, de juristes spécialisés qui disposent d'une vision globale à la fois du droit de l'outre-mer et du droit de la domanialité. La complexité est encore renforcée par l'hétérogénéité des situations entre les différents territoires ultramarins, ce qui rend périlleuse toute tentative de tirer des conclusions générales. Le défi est néanmoins intéressant et je vais essayer de le relever.
En quoi le régime de la domanialité outre-mer est-il spécifique ? Cette spécificité est indéniable sur le plan patrimonial. On peut distinguer plusieurs blocs de collectivités : les quatre départements d'outre-mer « historiques », qui forment un ensemble assez homogène ; Saint-Pierre-et-Miquelon qui forme une catégorie à lui tout seul ; Mayotte, qui est systématiquement distingué des autres départements ; la Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie, collectivités très autonomes ; enfin, Saint-Barthélemy, Saint-Martin et Wallis-et-Futuna, qui sont moins visés par ces dispositions patrimoniales.
Je recense quatre grandes catégories de spécificités de la domanialité ultramarine. Auparavant, permettez-moi de rappeler quelques éléments de base qui définissent les traits essentiels du régime de droit commun. Le domaine public est une propriété publique qui est affectée soit à un service public, soit à l'usage du public. Il comprend notamment les rivages, les routes, les palais de justice, les casernes de gendarmerie, les écoles... Les biens du domaine public sont censés incarner au plus haut point la poursuite de l'intérêt général et sont, à ce titre, protégés par un régime très exorbitant qui assure leur inaliénabilité, leur imprescriptibilité et la précarité des occupations privatives.
La première spécificité du régime de la domanialité publique ultramarine est normative ou textuelle. Il n'existe pas de texte unique ou de code unique qui s'appliquerait à l'ensemble des biens publics outre-mer. Les cinq départements d'outre-mer et Saint-Pierre-et-Miquelon sont assujettis au code général de la propriété des personnes publiques (CG3P) et, marginalement, au code du domaine de l'État. Il convient de relever qu'il existe un code du domaine de l'État spécifique pour Mayotte. Dans les autres collectivités d'outre-mer, le CG3P ne s'applique pas et l'on recourt soit à des législations métropolitaines spécifiques, soit à des législations locales propres, des lois de pays typiquement. Par exemple, la Polynésie française a le projet de rédiger un code de la propriété publique spécifique. Si l'on considère non plus uniquement les propriétés de l'État outre-mer mais également les propriétés des communes, alors il faut soit marier les dispositions du code général de la propriété des personnes publiques et celles du code général des collectivités territoriales, soit recourir à une autre loi locale. Cet enchevêtrement de textes est très caractéristique de l'outre-mer et très compliqué à démêler. Il ne facilite pas du tout la lecture des règles de droit applicable.
La deuxième spécificité renvoie aux catégories de propriétaires. En métropole, les biens sont répartis selon des catégories définies de propriétaires sans chevauchement. Telle catégorie de route appartient à telle catégorie de personnes publiques. Outre-mer, on constate l'existence de chevauchements : les mêmes biens appartiennent, selon le cas, à des personnes publiques différentes. Autrement dit, il existe des biens qui, dans certaines collectivités ultramarines, appartiennent à l'État et, dans d'autres collectivités ultramarines, appartiennent au DOM ou à la COM. On peut prendre l'exemple du domaine public maritime naturel, qui forme la partie la plus protégée du domaine, parce qu'il est particulièrement fragile et constitue une cible potentielle d'appétits privés et économiques. En France métropolitaine, il est la propriété exclusive de l'État. Outre-mer, la même solution prévaut dans les départements d'outre-mer et à Saint-Pierre-et-Miquelon. En revanche, dans les collectivités d'outre-mer relevant de l'article 74 de la Constitution, ce sont les collectivités elles-mêmes qui possèdent le domaine public maritime. Il s'agit d'une véritable exception au droit commun de la propriété publique, puisque le domaine public maritime naturel incarne au plus haut point la souveraineté de l'État dans la mesure où il marque les limites extérieures du territoire national et où il présente des enjeux nationaux de protection de l'environnement et de sauvegarde des ressources marines. Ce n'est que dans les collectivités d'outre-mer à statut d'autonomie que l'État a accepté le transfert de ce bien très particulier et très sensible.
Pour d'autres biens, on retrouve une ventilation assez classique outre-mer. L'État reste ainsi propriétaire, même dans des collectivités autonomes comme la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française, des ports autonomes, des bases militaires et des palais de justice, même s'il leur a transféré le domaine public maritime. Il conserve également en outre-mer des biens appartenant à son domaine privé. Celui-ci se définit par opposition au domaine public et rassemble des biens qui véhiculent un intérêt général moins important et à ce titre ne bénéficie pas des protections attachées au domaine public. En particulier, les biens du domaine privé ne sont pas inaliénables et par conséquent, entrent plus facilement dans le commerce juridique.
Troisième spécificité de l'outre-mer dans la matière qui nous occupe : au-delà des dépendances habituelles, comme les écoles et les hôtels de ville, le domaine public présente une composition particulière en outre-mer. Certains biens classiques ne se retrouvent pas dans le domaine public outre-mer car les circonstances géographiques font qu'ils n'existent tout simplement pas. C'est le cas du domaine public ferroviaire. Deux catégories de biens, à l'inverse, n'existent pas en France métropolitaine : la zone des cinquante pas géométriques et les eaux ultramarines.
La zone des cinquante pas géométriques est constituée par une bande large de 81,20 mètres comptés à partir de la limite haute du rivage de la mer. Elle fait partie du domaine public maritime. Elle trouve son origine dans l'époque coloniale où elle était destinée à assurer la défense et l'approvisionnement du territoire en garantissant un accès permanent de l'État au rivage. Depuis le XVIIe siècle, elle n'a pas été remise en cause, bien que son régime juridique ait beaucoup varié selon les périodes. Elle a historiquement connu deux aller-retour entre la domanialité publique et la domanialité privée. En 1955, la zone des cinquante pas géométriques fut classée dans le domaine privée de l'État afin d'en faciliter l'exploitation économique et de régulariser les occupations sans titre. L'inaliénabilité du domaine public y faisait obstacle. En 1986, elle a été rebasculée dans le domaine public maritime, régime qui persiste jusqu'à aujourd'hui. Il convient de souligner que ce n'est pas une loi domaniale mais une loi environnementale et urbanistique, à savoir la loi « Littoral » qui a opéré ce dernier changement de régime. La zone des cinquante pas géométriques existe dans les quatre départements initiaux, à Mayotte, à Saint-Martin, en Nouvelle-Calédonie et dans les Marquises, à l'exception du reste de la Polynésie française.
Le régime juridique retenu n'est pas exempt d'un certain paradoxe et ne cadre pas tout à fait avec l'état du droit public. L'intégration de la zone des cinquante pas géométriques dans le domaine public aurait dû se justifier en droit par une affectation à un service public ou à l'usage du public. Or, dans ce cas précis, on ne respecte aucun de ces critères d'affectation, même si la démarche n'est pas contestée du point de vue de l'intérêt général. C'est la préservation de l'environnement, l'aménagement du territoire et les régularisations qui justifient l'intégration dans le domaine public, sans qu'il y ait à proprement parler d'affectation domaniale. On s'est donc un peu arrangé avec les règles de la domanialité publique. Le législateur en a eu tellement conscience qu'il a prévu de réserver les titres de propriété existants dans la zone des cinquante pas géométriques. Les personnes publiques et privées en mesure de justifier de leur propriété sur une parcelle pouvaient ainsi faire obstacle à son intégration dans le domaine public. Il est apparu un contentieux très important et encore actuel sur la validité des titres de propriété invoqués. En outre, il a pu également être fait obstacle à l'intégration dans le domaine public maritime de parties de la zone des cinquante pas, dès lors qu'elles étaient affectées à un autre domaine public, non maritime. Enfin, il reste le cas des forêts littorales qui sont intégrées dans le domaine privé et gérées par l'ONF : elles n'appartiennent donc pas au domaine public.
Par ailleurs, le législateur a prévu des possibilités de déclassement de parcelles de la zone des cinquante pas géométriques pour être cédées aux communes pour la construction de logements sociaux ou la réalisation d'équipements publics. La gratuité de la cession est possible en Martinique et en Guadeloupe. D'autres possibilités de cession après déclassement sont ouvertes au bénéfice de personnes privées pour régulariser leur activité professionnelle ou pour un usage d'habitation. Le législateur a ainsi montré qu'il avait parfaitement conscience que la zone des cinquante pas n'était pas du tout inhabitée et qu'il fallait impérativement tenir compte des occupations, en dépit du régime très strict de la domanialité.
Le régime des eaux ultramarines concerne essentiellement les sources et les eaux souterraines qui sont des propriétés de l'État et font partie de son domaine public. Les motifs invoqués à l'appui de ce rattachement, dès la conquête, sont la rareté de la ressource, la sécheresse des sols et le caractère irrégulier des cours d'eau qui rendaient nécessaire de protéger particulièrement les eaux ultramarines. À Mayotte, exceptionnellement, la propriété en revient à la collectivité départementale et non à l'État. Il me semble que ce régime de domanialité publique des eaux ultramarines devrait être maintenu pour obliger ceux qui réalisent des prélèvements d'eau à demander une autorisation et à s'acquitter d'une redevance. Ce type de mécanisme devrait même être transposé en France métropolitaine, dès lors que l'eau y deviendra de plus en plus une ressource rare.