Intervention de Caroline Chamard-Heim

Délégation sénatoriale à l'Outre-mer — Réunion du 20 janvier 2015 : 1ère réunion
Gestion du domaine de l'état — Audition de Mme Caroline Chamard-heim professeur des universités en droit public

Caroline Chamard-Heim, professeur des universités en droit public :

Je vérifierai ce point. En France métropolitaine, l'affectation aux communes est elle-même récente. Sans doute pour Mayotte, dans la période incertaine qui a débouché sur la départementalisation, l'État a-t-il souhaité préservé le mécanisme antérieur à titre conservatoire.

De plus, le mécanisme des droits réels ne s'applique pas à Mayotte. En France métropolitaine, un occupant privatif peut construire un immeuble sur le domaine public de l'État, qui lui délivre alors un droit réel sur le terrain qu'il occupe. Ce droit le rend propriétaire de la construction réalisée. Ce mécanisme ouvre à l'occupant la capacité d'hypothéquer et d'obtenir des financements en offrant l'immeuble en garantie. Un tel dispositif est exclu à Mayotte. De même, ce territoire ne connaît pas de possibilité de superposition d'affectation dans le domaine public. En métropole, par exemple un pilier de pont construit sur la mer possède une double affectation au domaine public maritime en dessous et au domaine public routier au-dessus. Autre particularité mahoraise, l'occupation du domaine ne donne pas uniquement lieu au paiement d'une redevance domaniale : il faut encore acquitter un droit fixe au Département, qui correspond aux frais fixes exposés par la collectivité. Enfin, on n'y retrouve pas non plus le droit commun du domaine public fluvial. On ne retrouve pas à Mayotte les critères de classement dans ce domaine spécifique.

Tous ces éléments rendent globalement le régime de la propriété publique beaucoup plus strict à Mayotte qu'ailleurs. L'État y est très présent par ses propriétés publiques et laisse moins de marges de manoeuvre à la collectivité qu'ailleurs, comme s'il voulait tenir son patrimoine à Mayotte. Il me paraît possible d'identifier deux raisons à cela, sans vouloir trop m'avancer alors que je ne me suis jamais rendue sur place. D'une part, devant la contestation récurrente des Comores, l'État entend maintenir sa souveraineté sur l'île et utilise peut-être à cette fin la domanialité publique. D'autre part, l'histoire et la tradition mahoraise peuvent également jouer. Les règles d'urbanisme sont manifestement anciennes. Jusqu'en 2008, les transactions foncières étaient réalisées selon le droit coutumier ou par actes sous seing privé, sans toujours nécessiter d'ailleurs l'intervention d'un notaire. Le cadastre n'est pas fiable. Le déficit d'information sur le bâti peut expliquer la volonté de l'État de tenir les propriétés publiques dans cette collectivité.

Pour aborder le problème de façon synoptique et transversale, il me semble vraiment que l'État instrumentalise son patrimoine outre-mer. J'entends par là qu'en France métropolitaine, l'État est en principe propriétaire pour le public. Certes c'est aussi le cas outre-mer, mais le domaine y prend néanmoins une dimension supplémentaire : l'État se sert de ses propriétés outre-mer de manière complètement dérogatoire comme d'un relais de ses politiques nationales. Cette utilisation de son patrimoine comme d'un instrument d'impulsion politique s'inscrit de plus dans une relation entre l'État et les collectivités plutôt que dans une relation entre l'État et les usagers. La domanialité publique ne me semble donc pas du tout conçue de la même façon en France métropolitaine et en outre-mer.

Comment dans ce cadre envisager des évolutions du régime de la zone des cinquante pas géométriques ? On ne peut ignorer les contraintes structurelles qui rendent difficile la mobilisation du foncier ultramarin pour le logement : il faut tenir compte des espaces réglementés tels que les parcs naturels, des risques sismiques avérés, de la concurrence de l'usage agricole, de l'ampleur des zones marécageuses inconstructibles et de la forêt, notamment en Guyane. À cela s'ajoutent les contraintes foncières, comme l'insuffisance du cadastre. En Guyane, seuls 5 % des terres sont convenablement cadastrées. Les réserves foncières manquent, alors même qu'elles constituent la base de toute politique d'aménagement et de logement. Assez peu d'opérateurs publics fonciers fonctionnent bien outre-mer. En Guyane, manifestement, ce n'est pas tout à fait le cas. À Mayotte, il manque aussi un tel opérateur. En outre, le prix des terrains est très élevé, ce qui rend les opérations de construction très onéreuses. J'ai eu vent de prix en Guyane qui avoisinaient ceux de la côte d'Azur. Le manque d'outils de planification foncière et le défaut de zones d'aménagement différé sont le signe que les outils du droit de l'urbanisme demeurent sous-utilisés outre-mer.

En définitive, les zones constructibles sont limitées et très onéreuses. C'est ce qui rend l'enjeu de la zone des cinquante pas géométriques si lourd, puisqu'elle couvre des terrains plus facilement occupables, comme le démontrent d'ailleurs les nombreuses occupations sans titre. Le basculement de la zone dans le domaine public en 1986 n'a pas facilité les régularisations. C'est pourquoi une nouvelle loi est intervenue en 1996 pour permettre la régularisation en dépit de la domanialité publique.

Le manque impressionnant de logements outre-mer est un élément de constat unanimement partagé. En Guyane, 80 % de la population est éligible à un logement social. La Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française présentent la densité la plus faible de parc social en France. À cela, s'ajoute le problème de l'habitat insalubre. De toute évidence, il faut régler la question de la zone des cinquante pas géométriques pour résoudre la question du logement. Comment résoudre la quadrature du cercle en régularisant des occupations précaires sur du foncier inaliénable ? Faut-il maintenir la domanialité publique sur la zone des cinquante pas ? Oui, à titre transitoire selon moi, jusqu'à l'achèvement des régularisations des occupations sans titre. Si l'on basculait la zone dans le domaine privé, on la rendrait prescriptible et aliénable selon le droit commun. Dès lors pourrait jouer la prescription acquisitive en faveur de tous les occupants sans titre, qui deviendraient potentiellement tous propriétaires. L'inconvénient est que l'on risque de régulariser plus que l'on ne voudrait. Un mécanisme de régularisation automatique et tacite ne me paraît pas souhaitable. Il y a des cas où l'on veut pouvoir ne pas faire jouer la prescription.

Le seul avantage de la domanialité publique n'est pas d'ordre environnemental sur cette zone-là, ni relatif à l'aménagement du territoire ou à l'urbanisme. Je fais une incise pour préciser qu'à mon avis, la domanialité publique n'est pas un bon outil de préservation de l'environnement, ni d'aménagement urbanistique. Ne nous trompons pas d'outils. Les solutions à ces questions doivent être plutôt trouvées dans le droit de l'environnement et le droit de l'urbanisme, et non en utilisant le droit du domaine public.

L'intérêt de la domanialité publique sur la zone des cinquante pas géométriques réside dans le maintien de l'imprescriptibilité. Cela permet de continuer à considérer les occupants comme des occupants précaires tant qu'ils n'ont pas été régularisés. Autrement dit, cela permet de suspendre la situation. Une fois achevée la régularisation, il sera possible d'abandonner la domanialité publique, qui n'est pas appropriée dans ce cas. Je verrais assez bien le transfert de la zone des cinquante pas géométriques dans le domaine privé. Une partie pourrait ensuite être remise par exemple au Conservatoire du littoral qui pourrait utilement l'entretenir et l'ouvrir au public. L'autre partie pourrait être utilisée pour développer une activité économique comme le tourisme.

Ma solution consisterait donc à raisonner en deux temps en commençant par une phase transitoire ou « suspendue » qui bloque la prescription acquisitive et garantit un contrôle de validité des titres.

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