Intervention de Jean-Louis Carrère

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 12 février 2013 : 1ère réunion
Politique de défense et europe de la défense — Audition du général henri bentégeat ancien chef d'état-major des armées

Photo de Jean-Louis CarrèreJean-Louis Carrère, président :

Nous sommes particulièrement heureux, mon Général, de vous recevoir à nouveau devant la commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées du Sénat.

Résumer en quelques mots une brillante carrière comme la vôtre n'est pas une tâche aisée. Surtout lorsque l'on connaît vos qualités exceptionnelles, votre engagement et votre extrême modestie. Je dirai donc simplement que votre carrière s'est partagée entre :

- des responsabilités opérationnelles en métropole, outre-mer et sur des théâtres d'opérations extérieures (notamment au Tchad et en République centrafricaine) ;

- des responsabilités dans le domaine politico-militaire, en tant que chef d'état-major particulier du Président de la République de 1999 à 2002, puis en tant que chef d'état-major des armées, de 2002 à 2006 ;

- et, enfin, des responsabilités au niveau européen, puisque vous avez occupé le poste de président du comité militaire de l'Union européenne entre 2006 et 2009.

Compte tenu de votre expérience, et étant donné que vous disposez désormais d'une entière liberté de parole, ce qui est rare chez les militaires, nous avons pensé qu'il serait très utile de vous entendre afin que vous nous fassiez part de vos réflexions sur deux sujets essentiels :

La politique de défense de la France, tout d'abord.

Comme vous le savez, la commission chargée d'élaborer le nouveau Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale a achevé ses travaux et devrait remettre prochainement son rapport au Président de la République, qui devrait servir de base à la future Loi de programmation militaire.

Au regard de votre expérience, notamment en tant qu'ancien chef d'état major des armées, quel regard portez vous sur notre outil de défense ? Quelles sont vos attentes (ou vos craintes) à l'égard du Livre blanc et de la future Loi de programmation militaire ? Quel devrait être, d'après vous, le modèle futur de notre armée, ses missions, son format, ses capacités, son budget ? Quels enseignements faut-il tirer des opérations récentes, en Afghanistan, en Libye ou celle en cours au Mali, notamment en ce qui concerne nos forces prépositionnées en Afrique, nos lacunes capacitaires et l'équilibre entre les différentes composantes ?

Le deuxième sujet sur lequel nous aimerions vous entendre concerne l'Europe de la défense.

Là encore, en tant que président du comité militaire de l'Union européenne, vous avez été placé au coeur du dispositif. Nous serions donc très intéressés de connaître vos réflexions sur les moyens de faire progresser l'Europe de la défense et notamment sur la manière dont nous pourrions convaincre nos partenaires - allemands ou britanniques - d'aller en ce sens.

Je vous laisse maintenant la parole.

Général Henri Bentégeat, ancien chef d'état-major des armées. - Je vous remercie, Monsieur le Président, de votre accueil et je suis très sensible à votre invitation, d'autant plus qu'il n'est pas fréquent de demander à un ancien responsable militaire de s'exprimer sur ces sujets. Je m'exprimerai donc très librement, à la lumière de mon expérience nationale et européenne, en veillant à ne pas céder au pessimisme qui gagne généralement les anciens responsables, qui ont souvent recours à la formule selon laquelle « avant, c'était mieux ». Je précise également que je ne suis en aucune manière le porte-parole de l'actuel chef d'état-major des armées avec lequel je n'ai d'ailleurs aucun contact.

Avant d'évoquer l'avenir de la politique de défense, et de décrire nos marges de manoeuvre tant en ce qui concerne les alliances que nos capacités, je crois qu'il est nécessaire de revenir sur les principaux changements du contexte stratégique depuis le précédent Livre blanc de 2008. Je terminerai mon intervention par quelques points clés qui méritent une attention particulière.

Par rapport à 2008, je vois quatre principales évolutions.

Le premier changement tient à la crise économique et financière qui a surtout touché l'Europe et les Etats-Unis. Cette crise a eu pour effet de réduire significativement les budgets de la défense partout en Europe. En France, cette crise s'est également traduite par une diminution de l'effort de défense, par une réduction importante des effectifs et par des réformes, comme celle de l'organisation territoriale et du soutien, avec notamment la mise en place des bases de défense. Les Etats-Unis eux-mêmes prévoient de réduire leur budget de la défense en raison des difficultés budgétaires, même si celui-ci demeure considérable. En revanche, les dépenses militaires des puissances émergentes ont continué à s'accroître. Avec cette réduction drastique de l'effort de défense chez la plupart de nos partenaires européens, l'Europe risque, pour reprendre les mots d'Hubert Védrine, « de quitter le cours de l'histoire », de subir un véritable déclassement stratégique et de ne plus être un acteur sur la scène internationale. A cet égard, grâce notamment à la France, les interventions en Libye et au Mali peuvent marquer un « sursaut », dont il faudra voir si elles permettront réellement une prise de conscience ou bien si elles resteront sans lendemain.

Le deuxième facteur tient au « printemps arabe », dont les développements restent encore très incertains, mais qui produisent déjà certains effets avec la crise de la gouvernance mondiale, comme l'illustre le blocage du Conseil de sécurité des Nations unies à propos de la Syrie, qui ajoute un élément d'incertitude sur le plan international, le conflit ouvert entre sunnites et chiites au Moyen-Orient, qui reste « la poudrière du monde », mais aussi l'impuissance et la division des Européens, notamment à l'égard du processus de paix israélo-palestinien.

L'intervention de l'OTAN en Libye a marqué un tournant à plusieurs égards. Pour la première fois, dans le cadre de l'Alliance atlantique, deux pays européens, la France et le Royaume-Uni, ont joué un rôle de premier plan, les Etats-Unis se contentant d'apporter un soutien. Si cette intervention s'est traduite par un succès incontestable, elle a également mis en lumière les lacunes capacitaires des Européens, dans des domaines comme le renseignement, les drones, le ravitaillement en vol ou encore la neutralisation de la défense anti-aérienne.

Le troisième changement est le rebond de l'OTAN.

Malgré le demi-succès, ou semi-échec, de l'intervention en Afghanistan, principalement dû aux erreurs de stratégie et de tactique de la part des Etats-Unis, stratégie à laquelle les alliés au sein de l'OTAN n'ont d'ailleurs jamais été réellement associés, l'OTAN a connu un rebond, avec le succès de l'intervention en Libye, le retour de la France au sein du commandement militaire intégré et le lancement de deux grands projets : la défense anti-missiles et la « smart defence ».

Quatrième et dernier changement : le retour de l'Afrique.

L'opération « serval » au Mali marque, de la même manière que l'intervention française en Côte d'Ivoire, le retour de l'Afrique. Même s'il est encore un peu tôt pour juger de ses résultats, on peut d'ores et déjà considérer que cette intervention est incontestablement un succès dans sa phase initiale. Du point de vue militaire, cette intervention met aussi en évidence, à la différence de l'intervention en Libye, qui a surtout mobilisé des moyens aériens, l'importance des opérations terrestres et de l'armée de terre. Enfin, elle confirme les lacunes capacitaires déjà constatées en Libye, en matière de drones, de renseignement ou de ravitaillement en vol, mais aussi, s'agissant d'une opération avec des troupes au sol, de transport stratégique.

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