Intervention de Jean-Yves Le Drian

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 11 décembre 2013 : 1ère réunion
Europe de la défense — Audition à l'assemblée nationale de M. Jean-Yves Le drian ministre de la défense

Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense :

Mesdames les présidentes, monsieur le président, mesdames et messieurs, députés ou sénateurs, je n'ai pas l'intention de refaire devant vous l'Europe de la défense, comme certaines interventions m'y invitent. Je me contenterai, en homme pragmatique et concret, de vous dire comment je sens le prochain Conseil et ce que nous pouvons en attendre.

J'attends au moins qu'il se réunisse régulièrement. En effet, c'est la première fois depuis cinq ans que le Conseil européen traite des questions de défense. Je ne trouve pas cela très convenable. Donc, si les chefs d'État et de gouvernement décidaient que l'enjeu des questions de défense et l'importance de la PSDC justifient qu'on en parle au moins une fois par an pour faire le point sur les menaces et les risques ou sur la nécessaire convergence des efforts européens, ce serait déjà un résultat significatif. Lors de la réunion des ministres de la défense qui s'est tenue les 18 et 19 novembre derniers, cette posture a été largement approuvée. Mais bien sûr, ce n'est pas acquis. Ce n'est à ce stade qu'un souhait.

Maintenant, le président Carrère a fait tout à l'heure référence aux trois corbeilles, ou aux trois paquets : l'opérationnel, le capacitaire et l'industriel. Quelles sont donc, en premier lieu, les avancées que l'on peut attendre sur le plan opérationnel ?

Tout d'abord, et sous toute réserve, il me semble que les conditions sont réunies pour que l'Union européenne affiche et mette en oeuvre une stratégie de sécurité maritime qui lui permettrait de prendre pleinement la mesure de ce défi. Je ne vais pas énumérer l'ensemble des risques et des menaces, mais l'affaire de Lampedusa, la situation dans la Corne de l'Afrique ou dans le Golfe de Guinée, devraient entraîner une prise de conscience et un début de réponse, par des moyens appropriés, à ces risques et à ces menaces. Il y a déjà eu un précédent, dont on ne parle pas assez : la mission Atalanta - dirigée par un Britannique - qui a permis la réduction des risques et des attaques dans la Corne de l'Afrique. Mais il faut aller au-delà et faire en sorte que le Conseil européen se saisisse à bras-le-corps de cette question de la sécurité maritime. Je suis assez optimiste. La France y a beaucoup travaillé et peut compter sur de bons alliés : non seulement les Italiens et les Espagnols, mais aussi les Polonais. Je pense donc que nous pouvons aboutir.

Ensuite, nous devrions pouvoir obtenir que l'Union européenne s'implique davantage dans la question des frontières au Sahel. Je souhaite que l'on donne mandat à Mme Ashton pour que l'Union européenne aide les États de cette région à renforcer leurs capacités de contrôle aux frontières. Ce pourrait être une des missions prioritaires de l'Union européenne pour l'année 2014. Certaines frontières, comme la frontière libyenne ou l'ensemble des frontières sahéliennes, sont très sensibles. Il est donc nécessaire de définir une stratégie globale et de mettre en place une politique d'assistance et de coopération avec les pays concernés, afin de garantir leur stabilité. La mission EUBAM, diligentée en Libye, a du mal à aboutir concrètement en raison de la situation sécuritaire ; une partie de la mission a même dû se replier sur Malte. Il n'empêche qu'il faut gérer de manière globale l'ensemble de cette question qui n'est pas exclusivement militaire, puisqu'elle intéresse aussi les douanes, la police aux frontières, la surveillance, la reconnaissance et l'identification. Je pense que c'est le deuxième domaine dans lequel nous pouvons attendre des avancées.

En revanche, sur les groupements tactiques de l'Union européenne, dont chacun souhaite l'intervention, je suis plus réservé. Ces GTUE existent depuis déjà un certain temps. Tous les six mois, des éléments de pays qui assurent la fonction de groupement tactique sont en alerte : en ce moment, c'est la Grande-Bretagne et la Lituanie ; le semestre prochain, ce sera la Grèce et la Bulgarie, et celui d'après, la Belgique et l'Allemagne. Cela étant, jusqu'à présent, les groupements tactiques n'ont jamais été mobilisés. Il est vrai que pour mobiliser les groupements tactiques, il faut d'abord que les pays qui en fournissent les capacités manifestent la volonté de s'engager ; ce n'est pas l'Union européenne, mais les pays en situation d'alerte qui, au préalable, doivent exprimer leur capacité à agir. Ensuite, il faut un accord à 28 - c'est peut-être là que réside la difficulté. Certes, nous sommes favorables à ce que les GTUE soient animés, renforcés et diligentés le plus souvent possible. Mais, pour l'instant ce n'est pas le cas. Chacun a pu le constater à l'occasion de la crise en République centrafricaine, les GTUE ne sont pas au rendez-vous.

En deuxième lieu, sur la partie capacitaire, je pense que l'on peut attendre des progrès dans plusieurs domaines, où la France s'est fortement mobilisée. J'ai moi-même participé à de nombreux entretiens pour faire en sorte d'aboutir.

D'abord, le transport aérien militaire avec l'EATC (European Air Transport Command), dont le siège est à Eindhoven. Le transport aérien militaire est aujourd'hui mutualisé entre la France, l'Allemagne et le Benelux. Ce dispositif astucieux a donné récemment satisfaction, ne serait-ce qu'au Mali. Il fonctionne par « droits de tirage » : celui qui assure tel transport avec tel avion pour son partenaire obtient, en échange, un « droit de tirage » pour lui-même, pour la même qualité de transport, à telle ou telle période. Je suis assez optimiste sur le fait que le Conseil de décembre aboutira à un élargissement de l'EATC qui pourra concerner l'Espagne, qui est en cours d'adhésion, l'Italie qui en a exprimé le souhait ou à la Pologne qui est très intéressée, voire à d'autres pays. Mais encore faut-il, pour participer, avoir des avions et pouvoir échanger : le service n'est pas gratuit. Je n'exclus pas non plus que la Grande-Bretagne soit elle aussi intéressée ; en effet, les entretiens que j'ai eus avec Philip Hammond sur le sujet ont été positifs. Ce serait là une grande avancée. En effet, la logistique est essentielle au succès des interventions - y compris celle des GTUE s'ils étaient activés.

Ensuite, le ravitaillement en vol, secteur sur lequel nous avons un déficit capacitaire. Il me paraît vraisemblable qu'il y aura une prise de position sur la mise en oeuvre d'une flotte européenne d'avions ravitailleurs, afin d'engager une dynamique comparable à celle sur le transport tactique et stratégique. Peut-être même qu'en fin de compte, ce serait le même outil. Quoi qu'il en soit, dès à présent, nous pouvons attendre du Conseil une avancée significative dans le domaine de la mutualisation du ravitaillement en vol.

Enfin, c'est sur les drones que je suis le plus optimiste, alors qu'a priori on pouvait s'attendre à beaucoup de résistances et de réserves. Cela s'explique sans doute par le choix que nous avons fait d'acquérir rapidement, et sur étagère, des drones Reaper. Je vais vous dire pourquoi :

Premièrement, parce que nous allons créer - et que je pense que ce sera acté - un club des utilisateurs de drones, à la fois pour échanger nos expérimentations, pour adopter une attitude commune par rapport à l'industriel, et pour faire en sorte que des échanges puissent avoir lieu entre l'ensemble de nos machines. Aujourd'hui, les choses s'orientent plutôt bien, du côté des Allemands, des Italiens, comme des Britanniques. Je précise qu'il s'agit de drones d'observation.

Deuxièmement, parce je pense que nous allons progresser, s'agissant de la prise en compte de l'insertion des drones - d'observation toujours - dans l'espace aérien européen.. Vous savez que dernièrement, cette question de l'insertion des drones dans le trafic aérien a causé beaucoup de souci à mon collègue allemand.

Troisièmement, parce que je pense que nous allons assister au lancement de la première étape d'un programme de drones de nouvelle génération européens. Si tout se passe comme au Conseil des ministres de la défense, le Conseil des chefs d'État et de gouvernement pourra décider de confier à l'Agence européenne de défense (AED) la mise en oeuvre du processus. Nous sommes sur le bon chemin, sous réserve que l'AED se limite, pour l'instant, à la définition du besoin opérationnel. Nous n'en sommes pas encore à la phase industrielle. Reste que certains industriels européens, en particulier après le salon du Bourget, ont décidé de se mettre d'accord les uns avec les autres. Ainsi, EADS, Dassault et Finmeccanica ont-ils décidé de travailler ensemble sur le projet du futur. Quoi qu'il en soit, la décision de demander à l'AED de définir le besoin opérationnel constituerait une première avancée.

Maintenant, entre le capacitaire et l'industriel, une question délicate a fait l'objet de beaucoup de discussions, sur laquelle nous souhaitons voir les chefs d'État et de gouvernement rebondir. Je veux parler de l'incitation à la coopération et à l'acquisition en commun. Mme Ashton, par exemple, avait proposé au départ une exemption de TVA en cas d'acquisition et de mise en oeuvre en commun de capacités militaires ; ce qui existe pour les agences de l'OTAN mais n'existe pas quand il s'agit de programmes européens.

Le principe d'un moyen fiscal incitatif a été admis et renvoyé à la discussion des chefs d'État et de gouvernement. La question posée est donc : est-ce que les chefs d'État et de gouvernement décident de demander à la Commission, à la Haute représentante et aux ministres de la défense de l'Union, de poursuivre la réflexion sur une telle éventualité ? Cela constituerait un pas très significatif. Mais ce n'est pas gagné pour autant. Jusqu'à présent, le point a simplement été porté à l'ordre du jour, ce qui a déjà entraîné des discussions assez sensibles.

En troisième lieu, la partie industrielle. Le débat sur une définition commune de la base industrielle de défense européenne vient à peine de s'engager, et les discussions ne seront pas closes lorsque le Conseil se réunira. En revanche, nous pourrions avancer sur la capacité d'accès à certains fonds européens liés à la recherche, en particulier pour tout ce qui touche à l'innovation et à la recherche duales - la communication des commissaires Barnier et Tajani a permis des ouvertures en ce sens. Nous pourrions également progresser sur un dispositif d'encouragement, d'incitation et d'appui pour l'accès des PME aux marchés de défense.

Un débat s'est engagé entre les partisans de la concurrence et les tenants d'une forme de « protectionnisme militaire ». Certains estiment que c'est la compétition qui permettra d'avoir le meilleur produit militaire. D'autres pensent que l'Europe doit se doter d'une capacité industrielle propre, et que si l'on met au point des mécanismes incitateurs pour que les PME accèdent aux marchés de défense et pour que des projets à la fois civils et militaires soient éligibles à certains fonds européens liés à la recherche, il faudra définir le périmètre des bénéficiaires. Cela nous ramène au débat précédent sur la base industrielle de défense européenne.

Tels sont les points sur lesquels je sens que la discussion pourrait avancer. Je terminerai sur l'essentiel de la démarche que j'ai menée au cours de cette année de préparation. Cette démarche peut se discuter, mais je tenais à vous en expliquer les fondamentaux.

Certains de nos collègues voulaient que ce Conseil puisse permettre aux chefs d'État et de gouvernement de lancer la rédaction d'un document de réflexion stratégique sur les risques et les menaces en Europe, et sur la posture globale de l'Europe par rapport à ces derniers. Ce document aurait fait suite au rapport publié il y a quelques années par Javier Solana sur la stratégie de sécurité et de défense. Nous n'y sommes pas opposés et sans doute faut-il adapter le document Solana à la nouvelle réalité des risques et des menaces. Mais la démarche que j'ai entreprise a été beaucoup plus pragmatique et concrète. Elle a porté sur ce qu'il était possible de faire à deux, trois, quatre, ou 28 pays dans les trois domaines : opérationnel, capacitaire ou industriel. Nous savons, pour avoir déjà essayé, qu'il est illusoire de trouver d'emblée un accord à 28. Commençons donc à le faire avec l'un, avec l'autre, avec plusieurs si c'est possible. Ainsi pourra-t-on obtenir quelques avancées, dont certaines seraient mêmes applicables aux 28 pays. Une telle méthode n'empêche pas de réfléchir par ailleurs, mais elle a au moins le mérite du concret. De fait, certaines dispositions seront approuvées par le Conseil des chefs d'État et de gouvernement à la fin du mois de décembre.

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