Le chef d'état-major des armées vous a donné son appréciation générale sur l'ensemble des forces et livré ses inquiétudes. J'y souscris naturellement et je vous propose ici de les traduire en conséquences concrètes pour la Marine.
Il me semble tout d'abord que ce Livre blanc acte avec clairvoyance les différentes missions que remplit quotidiennement la marine. Je dis souvent qu'il ne faut pas confondre missions opérationnelles et opérations extérieures. On retrouve bien dans ce Livre blanc les deux autres volets des missions de la marine, à savoir notre participation à l'action de l'Etat en mer et nos missions permanentes que sont les déploiements dans nos zones d'intérêts et, bien sûr, la dissuasion.
Il est essentiel notamment que la notion de déploiement naval permanent soit reprise, car elle constitue le fondement de notre action et une des clefs de notre réactivité. Sont également mentionnées les nouvelles sources de tension sur les flux en mer, illustrée par la piraterie, et celles sur les ressources, comme en témoignent les évènements évoqués en mer de Chine.
J'ajoute que je vois dans les principes de différenciation et mutualisation une bonne définition de nos pratiques, ce qui me conforte dans les orientations qui sont les nôtres depuis déjà plusieurs années.
La différenciation nous a conduits à conserver jusqu'à présent l'ensemble de la palette de moyens, de la frégate fortement armée au patrouilleur, palette de moyens dont le besoin est réaffirmé dans le Livre blanc pour couvrir au meilleur coût l'ensemble du spectre de nos missions.
La mutualisation est naturelle au milieu maritime dont l'immensité et les constantes de vitesse imposent une polyvalence depuis longtemps utilisée. Elle se manifeste par l'emploi de nos moyens dans différentes fonctions stratégiques - une frégate anti sous-marine est utilisée, par exemple, dans les 5 fonctions stratégiques ; mais aussi par les partenariats privilégiés que nous avons mis en place avec certains pays. Je citerais comme exemple le cas de notre coopération avec les Britanniques dans le cadre du traité de Lancaster House, dont la force conjointe maritime constitue une avancée unique dans les armées.
C'est aussi le cas pour les recommandations en matière de gestion de ressources humaines, qui correspondent aux pratiques déjà en vigueur dans la marine : tenir compte des conditions de vie, former au combat en s'appuyant sur les valeurs qu'il requiert, maintenir un flux suffisant afin de conserver une armée jeune, viser un équilibre juste en postes de soutien occupés par des militaires, offrir la possibilité de gravir l'escalier social au mérite, former en continu tout au long de la carrière, faire valider nos formations au répertoire national de certification professionnelle.
Toutes ces pratiques structurent notre institution et il me paraît sain qu'elles soient énoncées ainsi.
Ce Livre blanc était nécessaire, en particulier en raison de la situation économique et budgétaire de notre pays, et je considère que le résultat pour la Marine est acceptable au vu des données d'entrée. Le très difficile équilibre entre armées fortes et participation à l'effort collectif pour lutter contre les déficits publics est trouvé et me semble constituer le moins mauvais compromis. Il induit, comme pour nos camarades des autres armées, des réductions importantes de capacités, qui s'ajouteront à celles déjà actées par les précédentes lois de programmation militaire, que je me permets de rappeler ici : abandon définitif d'un second porte-avions jusqu'à au moins 2025 ; suppression d'1 BPC sur 4 ; suppression de 3 frégates sur 18, en plus des 7 qui avaient déjà été abandonnées lors de la précédente LPM, et en plus également du déclassement des avisos.
Si ce Livre blanc fait donc le choix de proroger l'ensemble du spectre de nos capacités, il institue également une réduction de nos capacités d'action qui, très concrètement, va progressivement remplacer systématiquement le et par le ou dans les missions que nous réalisons, ce qui nécessitera la souplesse et des arbitrages en conduite. Quelques exemples : déploiement permanent d'une frégate non plus en ATALANTA et en Méditerranée orientale mais en ATALANTA ou en Méditerranée orientale ; capacité de déployer une force d'avions de patrouille maritime non plus en Atlantique et en Afrique mais en Atlantique ou en Afrique ; emploi de certains moyens non plus pour la formation et l'entraînement et les opérations mais pour la formation et l'entraînement ou les opérations. Je pense en particulier aux aéronefs.
Je pointe du doigt ces spécificités pour deux raisons.
Tout d'abord car je souhaite que vous preniez bien conscience que, si les conséquences de la diminution de nos moyens d'action sont aujourd'hui peu visibles sur notre sécurité, la situation pourrait devenir demain préoccupante si le contexte stratégique devait nous conduire à faire des choix entre plusieurs missions, ou si la prochaine surprise stratégique venait de la mer, ce qui ne me paraît pas improbable. La crise de Libye nous a amenés aux limites de nos capacités dans un conflit qui n'était pas aux limites de l'intensité à laquelle sommes susceptibles d'être confrontés. C'est une limite qui baissera encore dans le nouveau format. Il faut le garder en mémoire et en prendre solennellement acte aujourd'hui. Dans 10 ans, nous ne ferons plus tout ce que nous savons faire aujourd'hui.
La deuxième raison, c'est la difficulté que nous connaissons à concilier la montée des enjeux maritimes et la diminution des moyens de la marine ; diminution consentie par la nécessité de participer à l'effort budgétaire mais qui reste, rappelons-nous en, un pis-aller stratégique. Nous intercepterons moins de drogue, nous diminuerons le maillage contre les pirates, nous serons moins présents contre l'immigration, nous surveillerons moins les routes d'approvisionnement stratégique.
Il ne faudra pas être surpris dans 10 ans que le chef d'état-major de la marine réponde qu'il ne peut que remplir imparfaitement l'une ou l'autre de ces missions.
Que devons-nous en déduire ?
Là-encore, je m'inscris dans la ligne de ce que vous a dit le CEMA. Le but maintenant est de ne pas dévier du Livre blanc sous l'effet de coups de rabot supplémentaire. Je vois pour ma part en effet dans l'avenir proche quatre fragilités concernant la Marine, qui mériteront une attention toute particulière.
Première fragilité : la tension sur les effectifs. La Marine est une armée technique. Nous ne combattons pas par le nombre, mais à l'aide d'équipements, qui sont servis par des opérateurs, soutenus eux-mêmes par des hommes et des femmes qui fournissent un service. C'est est truisme ! Mais il mérite cependant d'être rappelé.
On peut certes parfois gagner en productivité grâce à la technologie, et nous le faisons. Le plus bel exemple est le remplacement des frégates de type Tourville avec plus de 300 personnes à bord par des FREMM qui en comptent moins de 100 et qui sont autrement plus puissantes. Cela est rendu possible par l'automatisation.
On peut aussi, parfois, optimiser nos organisations, chasser les redondances. Mais il y a des limites à cela.
La première limite est humaine : nulle machine ne remplacera l'homme à un certain degré. Le combat n'est pas affaire d'automatisme. Le combat est affaire de volonté, d'imagination, d'intelligence, de tactique. Avec la FREMM, nous avons atteint un niveau très avancé qu'aucune autre marine n'est capable de faire et dont nous ne faisons que commencer à découvrir la mise en oeuvre.
La deuxième limite est organisationnelle. La Marine est arrivée à une optimisation souvent citée en exemple pour son format resserré qui ferait pâlir d'envie nombre d'organisations, me semble-t-il. Nos marges sont très faibles en la matière.
La troisième limite est celle de la gestion. La Marine compte de nombreux spécialistes - près de 1000 qualifications différentes - qui vont du pilote de chasse au spécialiste de centrale nucléaire, en passant par l'informaticien, le détecteur, le commando d'élite etc. Ces spécialistes sont longs à former. Ils sont issus parfois de sélections dures. Diminuer le format c'est fragiliser encore davantage des filières déjà sous tension. Cette fragilité est exacerbée par la disparité de nos parcs et la juxtaposition de bâtiments de générations différentes, qui vont de moyens datant des années 70 à des bâtiments modernes, avec tout ce que cela suppose de micro-flux de personnel compétent. Cela ne va pas s'arranger avec un nouvel allongement de l'âge des parcs.
J'ajoute enfin que nous sommes concernés par des notions de maîtrise des risques. Par exemple, la sûreté nucléaire exige l'excellence. Nous nous astreignons à cette excellence et nous ne pouvons pas nous permettre de la sacrifier sur l'autel d'une courbe de déflation d'effectif !
Ainsi, et ce sera le premier point d'attention pour la Marine à l'avenir : la réduction de format ne doit pas s'accompagner d'une réduction importante d'effectif, qui casserait notre organisation et sa cohérence, ainsi que notre système de formation et de sélection.
Deuxième fragilité : la tension sur le volume d'activité des forces
Une réduction de format requiert un maintien de l'activité pour les unités restantes, faute de quoi les effets seraient multipliés sur la baisse de nos capacités ! J'entends par activité les crédits d'entretien programmé du matériel et les allocations de carburant.
La Marine est une armée d'emploi, une armée qui agit 365 jours par an au profit de notre sécurité et de notre prospérité. A titre d'exemple, nous avons ce mois-ci mené une campagne de régulation de la pêche au thon rouge en Méditerranée, objet d'une obligation européenne. Ce type d'activité ce sont des heures de mer consommées, de l'entretien programmé à réaliser. Diminuer par exemple de 10% l'activité ne revient donc pas seulement à diminuer de 10% l'entraînement mais bien à diminuer notre capacité à remplir les missions opérationnelles.
Je voudrais également souligner que l'emploi opérationnel permanent de la marine implique qu'une bonne partie des missions que nous réalisons ne bénéficie pas des crédits OPEX, ce qui est une spécificité de la marine et qui restreint nos marges.
C'est donc le deuxième point d'attention : la réduction de format ne doit pas s'accompagner d'une réduction sensible de l'entretien et donc de l'activité des forces, qui amputerait nos capacités de façon immédiate et durable.
La troisième fragilité est liée au renouvellement des équipements à double titre.
Premièrement, si la cible 2025 est clairement spécifiée pour ce qui concerne les bâtiments de combat - porte-avions, BPC, frégates, elle est plus approximative pour les patrouilleurs - « une quinzaine » - et les avions de chasse et complètement occultée pour les bâtiments logistiques, la patrouille maritime et les hélicoptères. Ces programmes ne sont cependant pas moins importants que les autres et il me semble fondamental que les décisions à venir planifient clairement le renouvellement de ces moyens. Ils conditionnent l'emploi des autres équipements.
Deuxièmement, le glissement des programmes mentionnés dans le Livre blanc peut avoir des effets dévastateurs sur nos capacités, non seulement si le caractère temporaire des réductions dure, mais aussi si des conditions de sécurité imposent l'arrêt brutal et imprévu d'un parc, comme cela a été le cas pour les Super Frelon en 2009 ou les N262 en 2010. C'est un risque calculé mais c'est tout de même un risque.
Ce qui m'amène à notre troisième point d'attention : la réduction de format doit s'accompagner du respect strict du calendrier de livraison des équipements, y compris ceux non mentionnés dans le Livre blanc.
Quatrième fragilité : la tension sur le soutien et le maintien en condition opérationnel (MCO).
Tous les bénéfices attendus de la précédente réforme ne sont pas encore au rendez-vous. J'en ai tous les jours des exemples dans les rapports des commandants d'unités opérationnelles.
Le soutien a concentré la charge des trois volets de la réforme, au point d'en additionner les effets : la diminution des effectifs, la diminution des crédits de fonctionnement et l'explosion en de multiples chaînes différentes ayant contribué à une augmentation brutale de la charge administrative. Cela a des répercussions directes sur nos équipages. Nous nous employons à trouver des solutions mais il faut à l'évidence trouver des organisations plus simples pour un soutien plus fluide. Il faudra impérativement régler tout cela dans les ajustements à venir.
Ma conclusion est la suivante : il est essentiel maintenant de stabiliser le cap. De se conformer à la feuille de route fixée par le Livre blanc selon une trajectoire parfaitement fidèle aux ambitions affichées et en tenant compte des fragilités que je viens de recenser.
Nous diminuons nos capacités d'action, c'est un choix. Nous acceptons certaines fragilités, c'est inéluctable. Mais ne rajoutons pas des turbulences à la fragilité. Il nous faut maintenant un cap.