Intervention de Isabelle Facon

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 22 mai 2013 : 1ère réunion
Politiques de sécurité et de défense russes — Audition de Mme Isabelle Facon maître de recherches à la fondation pour la recherche stratégique

Isabelle Facon, maître de recherche à la Fondation pour la Recherche stratégique, spécialiste des politiques de sécurité et de défense russes :

Je développerai trois parties dans mon intervention.

Je présenterai, tout d'abord, les principales ruptures qui sont intervenues dans la politique de défense de la Russie au cours des dernières années, plus particulièrement dans la politique gouvernementale à l'égard des forces armées, en évoquant notamment la réforme menée depuis 2008, avec une détermination certaine, par l'ancien ministre de la défense M. Anatoli Serdioukov.

Ensuite, j'essayerai de répondre à votre question : contre quelles menaces, quels risques, cette réforme est-elle dirigée ? À quelle échelle des menaces cette réforme des forces armées russes répond-elle ?

Enfin, je m'arrêterai sur un enjeu clef pour le succès de l'effort de rénovation des forces armées russes : leur rééquipement, sur lequel vous avez justement mis l'accent dans votre introduction, avec en théorie une enveloppe de l'ordre de 600 milliards d'euros pour l'équipement des forces entre 2011 et 2020.

Premièrement, je pense que nous pouvons aujourd'hui tirer un premier bilan des ruptures intervenues au terme de la réforme conduite depuis près de cinq ans (la réforme des forces armées russes a été lancée à l'automne 2008), alors que son « architecte », l'ancien ministre de la défense russe, M. Anatoli Serdioukov, a été limogé par le président russe M. Vladimir Poutine sur fond d'affaire de corruption.

Pour la première fois, deux conditions, qui avaient sévèrement manqué lors des précédentes tentatives de réforme, étaient réunies - à savoir : la disponibilité de financements et la volonté politique, portée par le Président et le ministre de la défense et accentuée par les constats de la guerre en Géorgie, pas très flatteurs pour les forces russes.

L'esprit de cette réforme, donner à l'armée une « nouvelle physionomie », était fondé sur la renonciation à l'armée de mobilisation de masse au profit d'une armée beaucoup plus réactive, plus mobile, de disponibilité permanente au combat, avec des unités de plus petite taille, mais au plein de leurs effectifs, dotées d' équipements plus modernes et disposant de personnel de qualité.

L'ancien ministre de la défense, M. Anatoli Serdioukov, qui était le premier « vrai civil » nommé à ce poste, s'était beaucoup investi dans cette réforme, et avait pu bénéficier du soutien tant du Président M. Dimitri Medvedev que du Premier ministre M. Vladimir Poutine, malgré les inquiétudes et les résistances rencontrées au sein du monde militaire.

Quels ont été ses résultats ?

Tout d'abord, la brigade est devenue l'unité de base, avec une centaine de brigades existantes, alors qu'auparavant l'unité de base était le régiment ou la division, qui étaient parfois uniquement composés d'officiers, le reste des formations devant être constitué par les réservistes en cas de besoin.

Cette réforme était censée accompagner la forte diminution des effectifs du corps des officiers et l'abandon d'une armée de mobilisation de masse, la réserve opérationnelle étant passée de quatre millions d'hommes à environ 700 000 aujourd'hui.

Ces brigades sont cependant loin d'être toutes au plein de leurs effectifs et d'être toutes pleinement opérationnelles. De manière transitoire, des bataillons renforcés doivent être créés en leur sein, composés de contractuels et de militaires ayant l'expérience du combat, mais pour l'heure, tout cela fait encore assez « rapiéçage ».

Cette réforme s'est traduite par une forte réduction du nombre de formations - puisque l'armée russe est passée de 1 187 unités à 189, avec une réduction de 90 % dans l'armée de Terre, 49 % dans la Marine, 48 % dans l'armée de l'Air, 33 % dans les forces de missiles stratégiques, 17 % dans les forces aéroportées et 15 % dans les forces spatiales), mais aussi par une réduction drastique du nombre d'officiers, qui sont passés de 355 000 à 220 000, soit environ 140 000 officiers démobilisés en quatre ans seulement, ce qui a suscité de fortes tensions.

Ensuite, cette réforme a consisté en un allègement de la structure de commandement et de contrôle, comptant précédemment quatre grands niveaux (région militaire - armée - division - régiment), avec un système de commandement et de contrôle allégé et plus décentralisé, ce dernier n'en comptant plus que trois (région militaire - commandement opérationnel - brigade).

Cette réforme est censée conduire à accorder aux commandants de brigade de plus grandes marges d'initiative personnelle, ce qui ne va pas de soi au regard de la culture militaire russe.

Troisième volet de cette réforme, l'« interarmisation », avec la mise en place de commandements stratégiques unifiés permanents, créés sur la base de quatre régions militaires (Centre, Ouest, Sud, Est) au lieu de 6. Ils contrôlent toutes les forces en temps de guerre (Terre, Air, Mer, défense anti-aérienne) et les autres « structures de force », comme les garde-frontières ou les forces du ministère de l'intérieur. Ces commandements ne semblent cependant pas encore pleinement fonctionnels.

Enfin, cette réforme s'est aussi traduite par une « civilianisation » du ministère de la Défense, sous l'influence notamment de l'ancien ministre M. Anatoli Serdioukov et de ses collaborateurs, ce qui a également créé des tensions avec le monde militaire.

D'une manière générale, cette réforme témoigne de l'intérêt de la Russie, et de l'ancien ministre de la défense en particulier, pour l'expérience occidentale pour certains aspects de la réforme. En tout état de cause, les réformes menées depuis 2008 se rapprochent des processus engagés en Occident et en France il y a déjà vingt ans. Cela témoigne d'une certaine ouverture d'un système qui traditionnellement préfère largement tourner en vase clos.

Reste la question de la fin de la conscription, qui demeure encore un « tabou », et à laquelle on oppose souvent l'argument selon lequel cela serait impossible pour un pays de la taille et de la diversité ethnique de la Russie, mais qui, dans les faits, apparaît inéluctable, puisque la Russie va vers une armée professionnelle, du fait de la crise démographique, qui ne permet jamais d'avoir le bon nombre de conscrits.

Chaque année 550 à 600 000 jeunes hommes devraient rejoindre l'armée via le service militaire mais le ministère de la Défense ne parvient jamais à atteindre ce chiffre; en effet seulement 500 à 600 000 atteignent chaque année les 18 ans requis. L'armée fait ainsi les frais de la crise démographique.

Paradoxalement une des raisons du maintien de la conscription est l'échec, pour l'instant, des autorités à attirer un nombre suffisant de contractuels, qui devraient servir en priorité à la constitution d'un corps de sous-officiers, qui manque cruellement dans la tradition militaire russe, la Marine (notamment les équipages de sous-marins), les forces de défense aérienne et spatiale, les forces aéroportées...). La qualité des contractuels fait aussi défaut.

À terme, l'objectif de cette réforme est de créer une force armée certes plus réduite mais souple d'emploi, plus mobile, et, surtout, davantage opérationnelle et réactive. Il s'agit encore une fois d'évolutions assez proches de celles connues par nos armées il y a de cela une vingtaine d'années, mais sur un terrain typiquement « russe »...

J'en viens maintenant à la deuxième partie de mon exposé : cette réforme a été engagée pour répondre à quelles menaces, à quels risques ?

Si la réforme des forces armées russes se poursuit, elle pourrait déboucher sur une force plus « musclée » et « nerveuse » pour des interventions, soit à l'intérieur du territoire, soit dans le voisinage immédiat, notamment au Sud, dans le Caucase ou l'Asie centrale, que la Russie voit comme le prolongement de son espace de sécurité.

L'une des sources « d'inspiration » de cette réforme vise en effet à tirer les leçons de la guerre des « cinq jours » avec la Géorgie en août 2008, qui a été un conflit assez limité dans son envergure mais qui a démontré les fragilités de l'armée russe.

Bien évidemment, pour l'heure, c'est ce type d'enjeux qui apparaissent les plus immédiatement urgents pour les militaires et les politiques russes, surtout avec la perspective du retrait de l'OTAN d'Afghanistan en 2014 et de ses conséquences pour l'Asie centrale et des troubles récurrents dans le Nord du Caucase. Mais pour les autorités russes, cela n'exclut pas pour autant des problèmes plus conventionnels pouvant avoir des conséquences autrement plus graves pour la Russie.

Il faut bien constater que la Russie se sent toujours comme une forteresse assiégée, ce qui tient non seulement à une perception stratégique solidement car historiquement ancrée mais aussi à sa difficulté à se moderniser, à dépasser un certain niveau de développement, à rejoindre un certain niveau technologique, ce qui renforce son sentiment de vulnérabilité, à l'égard de l'OTAN, mais aussi, de plus en plus, vis-à-vis de la Chine, qui « surclasse » désormais la Russie dans beaucoup de domaines, dont, à certains égards, le militaire.

La réforme militaire en cours n'aide guère - c'est encore en grande partie un chantier, et en outre elle rompt avec des traditions elles aussi solidement enracinées de l'armée russe... En ce sens, elle renforce le sentiment de vulnérabilité.

Sur le plan militaire, le fait de ne plus parvenir à entretenir une armée qui compte officiellement un million d'hommes, mais qui en compterait effectivement 700 000 seulement, voire moins selon certaines sources, renforce ce sentiment de vulnérabilité.

Comme ne cesse de le dire le Président russe Vladimir Poutine, les relations internationales sont, vues des Russes, un univers compétitif et la Russie évolue dans un monde instable et dangereux, avec des acteurs désireux potentiellement de miner les intérêts de Moscou et de se saisir de ses ressources naturelles.

Ainsi, les relations de la Russie avec les Etats-Unis et l'OTAN se caractérisent par le sentiment de la Russie d'être soumise à un risque de pression permanente, a fortiori depuis les printemps arabes et la tournure qu'ont prise les récentes élections en Russie. La Russie est fortement inquiète de l'avance technologique américaine et des conséquences possibles pour sa sécurité. L'OTAN n'est pas mentionnée comme une « menace » mais comme un « danger » dans la doctrine militaire russe, qui date de 2010.

S'agissant des relations avec la Chine, qui n'est pas citée dans la doctrine militaire russe, puisqu'il est difficile de désigner comme une menace potentielle un pays qui est dans le même temps un « partenaire stratégique », on trouve beaucoup de « non-dits » et d' « arrières pensées », et certains responsables n'excluent pas que ce pays puisse devenir un risque pour la Russie peut-être demain ou après-demain.

La Russie répond aux risques représentés par l'OTAN et par la Chine par la dissuasion nucléaire, grâce à ses armements stratégiques et non stratégiques et avec sa doctrine d'emploi « en premier », y compris dans le cas d'un conflit conventionnel « mettant en cause l'existence même de la Fédération de Russie ».

Les exercices de grande ampleur de l'armée russe, « Ouest » 1999 et 2009, « Lagoda » 2009, ou « Est 2010 » faisaient d'ailleurs intervenir aux côtés des forces conventionnelles, les armements nucléaires, avec notamment des simulations de frappes nucléaires ciblées, ce que l'on peut interpréter comme un scénario de désescalade d'un conflit conventionnel par des frappes nucléaires limitées destinées à montrer la détermination de la Russie.

Beaucoup des grands exercices russes au cours des dernières années incluaient des hypothèses des plus variées, rendant difficile leur lecture par les observateurs étrangers, comme des éléments anti-terroristes ou anti-insurrection, des frappes nucléaires...

À cet égard, l'intensification de l'entrainement des forces russes est un autre des éléments notables pour qui s'intéresse aux ruptures intervenues dans la vie militaire russe au cours des dernières années.

D'après les conclusions de l'OTAN concernant les exercices « Lagoda » et « Ouest 2009 », les forces armées russes seraient en mesure de répondre à un conflit régional ou local de faible ou moyenne importance dans la partie occidentale du pays, mais pas à deux petits conflits dans deux zones géographiques différentes simultanément (ce qu'ambitionne l'état-major général russe), ni à la conduite d'opérations conventionnelles de grande envergure. Au vu de ces exercices, les experts de l'OTAN considèrent que les forces armées russes s'appuient toujours sur le recours possible aux armes nucléaires tactiques, même dans des conflits locaux ou régionaux, ce qui les amène à une position opaque sur les quantités, l'état opérationnel et les sites de déploiement de leur arsenal nucléaire tactique.

Enfin, je terminerai mon propos par une question clef pour le succès de la rénovation de l'outil militaire russe et la garantie de son efficacité : le rééquipement.

Un gros effort budgétaire a été annoncé par le Président Vladimir Poutine en faveur de la modernisation des équipements de l'armée russe, avec plus de 600 milliards d'euros sur la période 2011-2020.

Ce montant peut sembler très important et apparaître comme la source d'un « réarmement massif », mais il s'agit tout de même de pallier l'absence d'investissement du début des années 1990 au début/milieu des années 2000 dans l'équipement des forces, qui a entraîné un vieillissement très important des matériels de l'armée russe.

L'effort est cependant important, même s'il reste à confirmer dans la durée - les budgets seront-ils tenus, l'argent ira-t-il dans les bonnes poches, l'industrie pourra-t-elle l'absorber efficacement ?

Certes, les équipements nouveaux arrivent en plus grands nombres dans les forces depuis plusieurs années. Leur part dans l'équipement de l'armée russe serait passée de 6 % à 16 % entre 2008 et 2013, selon le chef de l'Etat-Major général, le général Guerassimov.

On peut toutefois s'interroger sur l'objectif de 30 % en 2015 et de 70 % en 2020, compte tenu des difficultés de l'industrie de l'armement russe, en termes capacitaires, de contrôle qualité, de recherche et développement et d'innovation, mais aussi du vieillissement de ses équipes et du faible attrait des carrières dans ce secteur ; en outre une partie des entreprises est plus intéressée à travailler à l'export que pour le client national.

On peut d'ailleurs penser que si l'ancien ministre de la défense russe, M. Anatoli Serdioukov, qui avait le soutien de Vladimir Poutine, a finalement été limogé, c'est peut-être en grande partie parce qu'il voulait consacrer une part du « gâteau » que représente le programme d'armement 2020 à l'acquisition d'armement auprès de partenaires occidentaux (Mistral, drones israéliens, blindés italiens...), provoquant ainsi un mécontentement du complexe militaro-industriel et de ses porte-paroles, à l'image de l'ancien ambassadeur russe auprès de l'OTAN, Dimitri Rogozine, qui se seraient alliés avec les militaires pour obtenir le départ du ministre de la défense.

L'ancien ministre de la défense voyait les importations de matériel étranger comme un « aiguillon » utile pour moderniser une industrie « rouillée » et qui, en dépit de résultats encore bons à l'exportation, rencontre pas mal de problèmes, même dans les domaines d'excellence traditionnels, comme l'aéronautique ou le spatial, avec par exemple plusieurs échecs en 2011 et 2012.

Le Président Vladimir Poutine s'est montré de ce point de vue assez ambivalent, puisque à la fois il s'est montré sensible à l'argument de l'« aiguillon » ou du bienfait pour la relance de l'innovation par des transferts de technologies ou des effets d'apprentissage, mais aussi à l'argument contraire du risque de dépendance à l'égard de l'étranger et de dévoiler ainsi les systèmes dont disposent les forces russes...

En tout état de cause, dans la nouvelle configuration, la Russie ne devrait pas acquérir beaucoup de matériels étrangers et les transferts de technologies ne devraient pas non plus beaucoup se débrider (du moins du côté de l'Occident)... donc la « relance » de l'industrie de défense pourrait prendre du temps.

Enfin, le Programme d'armement 2020 est clairement excessivement ambitieux. La croissance du PIB en Russie se ralentit pour l'instant - 3-4 % alors que ce programme est fondé sur une croissance estimée à 6 % du PIB. Or, les dépenses au titre de ce programme sont surtout concentrées sur la deuxième période puisque 70 % des 600 milliards d'euros sont à dépenser entre 2015 et 2020. En outre, en fonction de l'évolution de la situation politique et sociale, le pouvoir pourrait avoir à faire évoluer ses priorités.

Pour conclure, je voudrais dire un mot du nouveau ministre de la défense nommé en décembre 2012 en remplacement de M. Anatoli Serdioukov, M. Sergueï Choïgou, dont le profil me paraît intéressant à double titre.

Il s'agit d'un côté d'un homme né en 1955 originaire de la république de Touva, et d'un responsable d'envergure nationale bien connu des Russes, puisqu'il a été longtemps ministre des Situations d'urgence et plus récemment gouverneur de la région de Moscou. Il est général d'armée.

Va-t-il remettre en question, comme beaucoup le craignent, la réforme menée par son prédécesseur M. Anatoli Serdioukov, réforme qui est pourtant perçue par beaucoup comme le seul véritable élément de modernisation en Russie ces dernières années ?

Ses annonces concernant l'augmentation du nombre d'officiers, le retour des « praporchtchiki » et des « mintchmany », le rétablissement de divisions, la suspension de la fusion entre certains organismes d'enseignement militaire ou encore des changements concernant la politique d'externalisation de certaines fonctions (récoltes, cuisine, construction, logistique, médecine...), semblent laisser penser à un « retour en arrière ».

Cependant, pour l'instant, il ne semble pas que les réformes de fond ayant une portée structurelle et fondamentale, voire « philosophique », soient remises en question. Et Shoïgou apparaît comme un homme capable de résister à la pression des généraux qui ont pu voir dans l'éviction de Serdioukov (qui n'a jamais eu le respect des militaires, auxquels il le rendait visiblement bien) une opportunité de revenir sur des réformes qui leur ont déplu.

Il semble certain qu'il va certainement chercher à rendre les modalités et le tempo des réformes plus acceptables - et sans doute plus transparents - pour les officiers. L'ancien ministre de la défense bénéficiait certes du soutien du pouvoir politique, mais pas de celui des militaires, ce qui créait un climat de relations civilo-militaires tendu, qui a pu aussi peser dans son limogeage.

En tout état de cause, le nouveau ministre de la défense jouit d'une forte popularité au sein de l'opinion publique russe et on le présente parfois comme un successeur possible, voire le « dauphin » préféré de Vladimir Poutine pour lui succéder à la présidence de la Russie.

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