Intervention de Daniel Reiner

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 13 mai 2014 : 1ère réunion

Photo de Daniel ReinerDaniel Reiner :

Monsieur le Président, mes chers collègues, effectivement, la première question qui se pose quand on considère le renforcement des forces spéciales est : pour quoi faire ? A quoi tout cela sert-il ? Est-ce vraiment nécessaire ?

Et tout d'abord de quoi s'agit-il ? Les forces spéciales françaises ont été créées par Pierre Joxe, ministre de la défense, en 1992 afin de tirer les enseignements de l'opération Daguet en Irak. Il s'agit d'environ 3 000 hommes, soit une brigade terrestre forces spéciales de trois régiments, le 13e RDP d'environ 700 hommes, le 1er RPIMA autour de 700 hommes et le 4e RHFS, autour de trois cents. Dans la marine six commandos, dont cinq à Lorient et un à Saint Mandrier, pour un total d'environ 720 commandos marine et pour l'armée de l'air un escadron de transport à Orléans d'une centaine et un commando parachutistes de l'air, le CPA10, basé à Orléans de 274 personnels et bien sûr les états-majors opérationnels dont le Commandement des Opérations Spéciales, le COS, qui regroupent ensemble environ 250 personnes.

Si on ne connaît pas grand-chose à ce que sont les forces spéciales et ce qu'elles font, ce qui était notre cas avant de commencer nos investigations - on peut même penser qu'il y là un effet de mode. Il n'était pas rare dans les années 2008-2010 de se moquer de ce que certains avaient appelé la « mode » des forces spéciales. Et de fait, est-ce bien raisonnable d'augmenter le format des forces spéciales alors que celui de toutes les autres forces armées diminue ?

Si on se souvient des travaux du Livre blanc, on peut même craindre, comme vient de l'évoquer Gérard Larcher, un écho tardif à ce qu'il est convenu d'appeler la « doctrine Rumsfeld », du nom du secrétaire d'Etat américain de Georges W. Bush qui l'a formulé. Je résume : donnez-moi 50 000 forces spéciales, des drones et du cyber et je fais mon affaire de l'Irak.

Sauf qu'en réalité il ne s'agit pas du tout de cela. Il ne s'agit en aucune façon de créer une « quatrième armée ». Et il suffit pour s'en convaincre de regarder les chiffres en face : de quoi parle-t-on ? De 1 000 personnels en plus - à la fin de la programmation, c'est-à-dire d'ici 2019. Si on y arrive... Et Jacques Gautier vous dira qu'en réalité, nous serions déjà contents d'en avoir 700. Comme de toutes les façons il manque déjà une centaine de personnels pour honorer les effectifs théoriques, on parle en réalité de passer de 2 900 à 3 500 personnels pour les forces spéciales. Voilà de quoi il s'agit. Nous sommes loin d'une « quatrième armée ».

S'agirait-il alors - deuxième hypothèse - de pallier la diminution des forces conventionnelles par une augmentation des forces spéciales ?

Et bien là encore, la réponse est non. Premièrement parce que force spéciales et forces conventionnelles sont deux outils militaires complémentaires certes, mais différents : vous ne faites pas avec l'un, les opérations militaires que vous faites avec l'autre. Vous ne tiendrez jamais, par exemple, une zone avec des forces spéciales, ni ne stopperez une offensive adversaire d'envergure. Il vous faut pour cela des forces conventionnelles et rien ne les remplacera. C'est pourquoi, si vous m'autorisez l'image, je dirai que comparer forces spéciales et forces conventionnelles c'est un peu comme comparer un tournevis et une clef anglaise. Avoir l'un ne dispense pas d'avoir l'autre. Et nous avons besoin des deux.

En outre, les forces conventionnelles sont le vivier duquel sont issues les forces spéciales. Retenez le chiffre, la totalité des commandos marine et des commandos de l'air et un peu moins de la moitié des forces terrestres sont ce que l'on appelle des « ultérieurs », c'est-à-dire des soldats qui ont déjà un parcours dans l'armée au moment où ils rentrent dans les forces spéciales. Réduire le format des forces conventionnelles compliquera donc l'augmentation des forces spéciales, sauf, ce que personne n'envisage, à diminuer la sélectivité.

Alors pourquoi vouloir augmenter le format des forces spéciales ? Et bien pour deux raisons essentielles.

La première est que depuis une petite quinzaine d'années, c'est-à-dire très exactement depuis l'Afghanistan, les décideurs politiques, au plus haut niveau de l'Etat, et la plupart des chefs militaires - pas tous, mais la plupart - ont souhaité engager des forces spéciales. Pourquoi ? Parce que les forces spéciales sont politiquement rassurantes et militairement séduisantes. Leur réactivité est telle qu'elles peuvent être engagées sur un simple « claquement de doigt ». Elles ne laissent qu'une faible empreinte au sol. On peut arrêter l'opération jusqu'au dernier moment. Enfin, parce que mieux entraînées, mieux équipées et surtout formant un système d'hommes homogène, elles apportent la garantie que le travail sera fait.

Deuxième raison, la plus importante, pour laquelle il est justifié de renforcer les forces spéciales : elles sont particulièrement adaptées à la menace moderne, c'est-à-dire celle que nous affrontons par exemple au Sahel : une menace mobile, disséminée, faite de réseaux aux motivations floues, mais puissamment militarisées, parce qu'au confluent de tous les trafics et de tous les transits.

Face à cela, les forces spéciales opposent une réponse d'une extraordinaire réactivité. Elles sont capables, à partir d'un signal ténu, tels qu'un téléphone portable allumé quinze secondes dans le désert, une photo prise par un drone, un renseignement d'origine humaine, d'intervenir dans les heures qui suivent avec efficacité, afin de neutraliser l'adversaire, libérer des otages, entraver le déplacement d'un groupe de véhicules.... Comment arrivent-elles à faire cela ? Et bien en réalité, quand on pense « forces spéciales » on pense d'abord à des commandos. Alors qu'en réalité, ces hommes ne sont que « la pointe du couteau » pour reprendre l'expression d'un grand expert des forces spéciales : Gérard Chaliand. Il faut désormais penser les forces spéciales comme un système - une sorte de « combat cloud ». Permettez-moi d'insister là-dessus, mais c'est capital. On doit parler de « systèmes de forces spéciales » plutôt que de forces spéciales. Ce système, contrairement aux forces conventionnelles qui prennent la forme de pyramides classiques avec des troupes nombreuses à la base et un chef unique au sommet, les forces spéciales prennent la forme de pyramides inversées, avec très peu d'hommes à la base, mais beaucoup de moyens au sommet : des moyens spatiaux, des satellites d'observation, des moyens aériens, les drones en particulier, des moyens d'aéromobilité, des hélicoptères essentiellement, car il n'y a pas de forces spéciales sans aéromobilité et puis un système de commandement opérationnel d'une grande efficacité, parce qu'interconnecté avec toutes les autres agences de renseignement nationales et alliées, et en particulier les bases qui contiennent les données des chefs terroristes et tout ce que l'on sait d'eux. C'est pour cela que l'on peut dire que même si beaucoup de pays ont des commandos, des « forces spéciales », très peu de pays ont un « système de forces spéciales ».

Voilà donc ce que sont les forces spéciales aujourd'hui. Et voilà pourquoi elles apportent une réponse pertinente à la menace que nous affrontons aujourd'hui, ici et maintenant. Elles nous permettent de ne plus être seulement en réaction, de subir les faiblesses de la force, mais d'imposer notre propre rythme à l'ennemi, le priver de sanctuaire, l'empêcher d'organiser ses plans et ses attentats, désorganiser ses lignes d'approvisionnement financier et logistique, bref, elles nous redonnent le choix du moment et du lieu de la bataille. En ce moment même, nos forces spéciales remportent de grands succès au Mali. Nous nous sommes interrogés avec mes collègues si nous devions le dire ou pas. Ce qui est du reste révélateur d'un état d'esprit assez surprenant. Avant on se glorifiait de nos victoires. Maintenant on les cache et on ne parle que des morts. Alors oui nous en parlons dans le rapport : ce sont des résultats tout à fait significatifs.

Il résulte de ce que je viens de décrire deux conclusions. Premièrement, le renforcement est justifié. Il ne servira pas à compenser la diminution du format des forces conventionnelles et encore moins à constituer une hypothétique « quatrième armée ». Le renforcement allégera la pression qui pèse aujourd'hui sur nos forces spéciales et permettra d'adapter nos armées aux formes d'engagement auxquelles elles continueront vraisemblablement d'être confrontées dans les dix ans.

Deuxièmement, faisons attention : un accroissement quantitatif des effectifs des forces spéciales est nécessaire, mais ses effets seraient limités s'il ne s'accompagnait à due proportion d'un renforcement des équipements et c'est là que le bât blesse. Jacques Gautier va vous expliquer pourquoi. Il serait intéressant de comparer les résultats obtenus par la TF SABRE avant le déploiement des deux drones Reaper français dans le Sahel en janvier 2014 et après. Augmenter les effectifs nécessitera donc plus d'aéromobilité et davantage de moyens terrestres, aériens et spatiaux. Sommes-nous en mesure de consentir cet effort budgétaire ?

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