Intervention de Jacques Gautier

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 13 mai 2014 : 1ère réunion

Photo de Jacques GautierJacques Gautier :

Monsieur le Président, mes chers collègues, deuxième série de questions donc : « comment » ? Comment le gouvernement envisage-t-il de renforcer les forces spéciales ?

D'après ce que nous savons, et ce qui nous a été présenté, le plan de renforcement concerne uniquement les effectifs. Il y aura bien quelques équipements supplémentaires, en l'occurrence deux hélicoptères Tigre, qui seront prélevés ailleurs, et l'affectation d'une escadrille de maintenance, qui elle aussi sera prélevée ailleurs, mais c'est tout. L'essentiel du plan consiste donc dans l'augmentation des effectifs.

Autant le dire tout de suite : d'après tous les chefs militaires que nous avons rencontrés sans exception, cette augmentation des effectifs n'est pas gagnée d'avance. D'abord parce qu'il va falloir combler les manques entre l'effectif théorique autorisé et l'effectif réel. On parle déjà de 150-170 personnels. Et puis il va falloir monter en puissance progressivement sur toute la durée de la programmation. Cette montée en puissance concernera d'abord l'état-major du COS qui est le plus déficitaire par rapport à ses missions, et qui devrait se voir attribuer une trentaine de personnels supplémentaires. Cependant cette montée en puissance sera difficile. N'oublions pas que le format des forces conventionnelles diminue, et donc seules les forces terrestres pourront ouvrir un peu plus le robinet du recrutement initial, car les deux autres forces - commandos marine et commandos de l'air - recrutent uniquement des « ultérieurs ».

Par ailleurs, il ne suffit pas de dire que l'armée recrute des forces spéciales pour que cela suscite des vocations à proportion.

Et puis il faut prendre en compte l'importance de la réserve dans les forces spéciales. Il y a environ 400 réservistes. Le COS serait incapable de fonctionner sans eux.

Au total, le plan devrait porter sur 700 à 800 personnels supplémentaires, ce qui inclut les manques, et devrait donc nous conduire à un format final de l'ordre de 3 500 personnels. Toutes choses égales d'ailleurs, l'objectif de « COS + 1 000 » a donc peu de chances d'être atteint. Ce décalage interpelle. D'abord parce qu'il affecte la valeur de la parole politique. A quoi cela sert-il de passer autant de temps sur la programmation, si nous ne la respectons pas et si un objectif a priori aussi simple que 1 000 personnels des forces spéciales apparait aux yeux de tous comme un nouvel Himalaya que nous aurions à gravir...

Précisément, encore une fois de quoi parlons-nous ? Il ne s'agit pas d'acquérir un deuxième porte-avions, ni d'une escadrille de chasseurs Rafale, ni même de radars pour la DAMB. Nous parlons de 1 000 personnels en plus pour une nation de 65 millions d'habitants avec une armée qui est encore de 300 000 personnels et qui devra descendre à 240 000. Donc nous parlons de 1% de nos forces armées. Si nous n'arrivons pas à faire plus, il n'y a que deux autres solutions pour éviter que les hommes des forces spéciales et leurs familles ne jouent le rôle de variable d'ajustement.

La première est de recentrer les forces spéciales sur les opérations spéciales. Sans doute, décideurs politiques et chefs militaires ont-ils par le passé trop utilisé les forces spéciales dans des opérations commando pour lesquelles on pourrait utiliser d'autres troupes conventionnelles et des troupes d'élite en particulier. Mais aujourd'hui ce n'est plus le cas. Donc je ne crois que modérément dans cette solution.

L'autre solution est que le pouvoir exécutif s'interroge sur le format et les moyens du service action de la DGSE. Ce service action regroupe près de 800 personnels, dont nous, membres du pouvoir législatif, à l'exception peut-être des membres de la délégation parlementaire pour le renseignement, ignorons tout de la nature et du nombre des missions. Mais le pouvoir exécutif le sait. Ces agents sont des militaires de carrière, formés dans les mêmes filières que celles des forces spéciales. Un transfert de quelques centaines de personnel doit pouvoir être envisageable. C'est au pouvoir exécutif de le dire. Mais de toutes les façons il doit impérativement repenser l'action clandestine car avec l'irruption du biometrics, les temps ont changé et on ne pourra plus faire comme avant.

J'en viens maintenant aux deux lacunes majeures du projet de renforcement.

La première lacune la plus importante concerne les équipements.

Premier reproche : le plan de renforcement ne prévoit rien pour accompagner l'augmentation des effectifs. Je comprends bien qu'il n'y a plus d'argent dans les caisses des armées et de l'Etat en général. Mais prévoir une montée en puissance des forces spéciales, sans les hélicoptères nécessaires, sans les moyens de mobilité terrestre nécessaires pour les véhiculer, sans les moyens de transmission adéquats, et bien cela va réduire la portée du plan de renforcement.

Deuxième reproche, les équipements actuels sont pour la plupart à bout de souffle. Il y a de bonnes raisons à cela, à commencer par le fait que le suremploi affecte aussi bien les hommes que les matériels. Après huit années passées dans le désert, un véhicule léger ne vaut plus grand-chose. Il tombe en panne définitive et doit être remplacé. Mais il y a aussi de mauvaises raisons. En particulier concernant les hélicoptères. Nos hélicoptères de manoeuvre se sont révélés totalement inadaptés au milieu désertique. Le CARACAL par exemple est un bon hélicoptère, mais il n'a pas été adapté pour le désert. Simplement parce qu'il fallait mettre en place des systèmes de filtration pour le sable, beaucoup plus efficaces que ceux nécessaires pour survoler l'Atlantique au large de Cazaux. Depuis janvier 2013, 22 moteurs de Caracal ont dû être changés. A 700 000 euros le moteur, cela n'est pas acceptable et des mesures correctrices s'imposent d'urgence. C'est un véritable scandale. Nous n'avons plus les moyens de dépenser de l'argent de cette façon. C'est pourquoi nous suggérons que des voies alternatives soient étudiées comme l'achat, la location ou la demande de mutualisation d'hélicoptères lourds, tels que le Chinook CH 47, dont nos amis Néerlandais viennent d'envoyer quatre exemplaires au Mali et qui sont mieux adaptés au Sahel, car ils permettent l'emport de personnels plus nombreux à une distance plus importante.

Il en va de même des voilures fixes. Nous devons préparer dès maintenant la fin programmée des C160 Transall qui n'iront plus très loin en achetant des C130J, ou en les louant. Ces avions doivent être capables de faire des missions d'ISR et de soutien aux troupes. D'autant qu'il semblerait que l'A400M ne pourra pas remplir la spécification du ravitaillement en vol des hélicoptères.

Enfin, troisième reproche, les procédures d'acquisition des équipements des forces spéciales doivent être revues afin de donner au COS beaucoup plus de souplesse qu'actuellement. Par définition, les équipements des forces spéciales sont plus sollicités que ceux des forces conventionnelles et doivent rester à la pointe du progrès. Les procédures normales d'acquisition par le programme 146 et de soutien par le programme 178 ne sont pas adaptées. Vous retrouverez le détail de ce constat dans notre rapport écrit, mais il est temps, il est grand temps, plus de vingt ans après la création du COS, de faire évoluer les choses.

Enfin, deuxième lacune du plan de renforcement des forces spéciales : rien n'est dit sur l'action numérique. Il faut vraiment que nous réalisions que l'action numérique est devenue aujourd'hui le troisième type d'action spéciale. Les Etats-Unis dépensent environ 72 milliards de dollars par an pour la NSA, soit un effort relatif de l'ordre de 8% du budget de la défense. Si nous en dépensions autant en proportion, cela voudrait dire que nous consacrerions près de 3 milliards d'euros par an à l'action numérique. Nous en sommes très loin. Mais cela ne doit pas nous empêcher d'y réfléchir.

Par ailleurs, il semble que les moyens d'action cyber soient concentrés au sein de la DGSE ; ce qui soulève le problème de la gouvernance et de l'utilisation de ces moyens. Apparemment, le chef d'état-major des armées semble considérer qu'il a la possibilité de commander ces moyens comme il l'entend. Mais les actions spéciales de demain combineront des opérations spéciales, des opérations clandestines et des opérations numériques. L'opération Neptune's spear qui s'est traduite par l'élimination d'Oussama Ben Laden à Abbottabad illustre bien comment ces différents types d'opérations peuvent s'interpénétrer. Compte tenu de la nécessité de coordonner les actions spéciales, l'idée d'un commandement interarmées - à l'instar de ce qui se fait aux Etats-Unis - mérite peut être d'être explorée par le pouvoir exécutif.

J'en viens maintenant aux mesures d'accompagnement nécessaires que nous avons identifiées.

La première concerne la question de la doctrine d'emploi : en faut-il une ou pas pour les forces spéciales ?

Actuellement les forces spéciales disposent d'un concept mais pas de doctrine. Ce « concept » a été rédigé en décembre 2002. Comme tous les concepts, il répond à la question du « pourquoi ». Le refus d'établir une « doctrine », c'est-à-dire un document répondant à la question du « comment », tenait à une position de principe : « la doctrine, c'est qu'il n'y a pas de doctrine. ». Cette position de principe, intellectuellement attractive, correspond bien aux caractéristiques intrinsèques de l'action spéciale, par nature imprévisible, et qui se prête donc mal à une description, voire à une standardisation, qui la rendrait prévisible.

Néanmoins, les temps ont changé. L'OTAN a récemment publié en décembre 2013 sa propre doctrine des opérations spéciales et l'état-major des forces spéciales françaises souhaite disposer d'un document permettant d'expliquer ce que sont les forces spéciales et les spécificités de leur action. Par ailleurs, il semble souhaitable de tirer tous les enseignements des engagements des forces spéciales en Afghanistan, en Libye et au Mali. Tous ces arguments ont conduit l'EM COS à solliciter l'écriture d'une doctrine. Ce document devra permettre de définir les caractéristiques et les missions des forces spéciales et ce faisant d'évaluer les moyens budgétaires nécessaires pour les atteindre, de mieux caractériser les ressources humaines requises et de mieux spécifier les équipements dont elles ont besoin. Ce document devra permettre également de faciliter la compréhension des opérations spéciales en coalition. Dans ces conditions, la réponse est plutôt : oui, il faut une doctrine d'emploi.

La seconde mesure d'accompagnement concerne la question du cadre juridique. Actuellement, il n'y a pas à proprement parler de cadre juridique spécifique aux opérations spéciales différent de celui régissant l'intervention des forces armées à l'étranger. S'il y avait une distinction juridique à faire, ce ne serait pas entre opérations spéciales et opérations militaires « normales », mais entre opérations militaires et opérations clandestines. Or des problématiques juridiques émergent.

Il s'agit notamment de l'emploi des forces armées à des fins de lutte contre le terrorisme.

Il s'agit également des interactions entre les forces spéciales et les institutions judiciaires françaises. Pour l'instant, ces interactions restent limitées. Mais il pourrait en aller différemment demain avec le problème des « foreign fighters » français partis faire le jihad dans la bande sahélo-saharienne ou ailleurs. Il faut en effet prendre en compte le fait que l'adversaire militaire sur le terrain est un ennemi comme les autres mais aussi un ressortissant français, susceptible de bénéficier de la protection de nos tribunaux.

C'est pourquoi, dans le cadre du renforcement des forces spéciales, un poste de LEGAD au sein de l'état-major du COS apparait légitime. Pour le reste, vos rapporteurs ne recommandent pas pour l'instant l'adoption d'un cadre juridique spécifique aux opérations spéciales. Donc une réponse plutôt négative pour l'instant à un changement de cadre juridique. Il faut de ce point de vue garder à l'esprit les progrès qui ont été faits afin d'éviter la judiciarisation excessive, lors de l'examen de la dernière loi de programmation militaire, à l'initiative du Président Carrère.

Troisième mesure d'accompagnement, il conviendrait d'optimiser le recrutement et la formation des forces spéciales

Je ne souhaite pas rentrer dans le détail, néanmoins plusieurs propositions ont été évoquées devant vos rapporteurs et méritent d'être étudiées. Il s'agit par exemple de mutualiser une partie de la sélection initiale et certains modules de formation pour s'assurer d'une meilleure interopérabilité ; développer les entraînements communs. Par ailleurs, le recrutement des commandos de l'air - trop peu nombreux - mérite une réflexion en soi. II faudrait peut-être également identifier des parcours RH préparant les officiers des forces spéciales au travail en état-major d'opérations spéciales. Une formation commune aux officiers servant en état-major des forces spéciales pourrait même être envisagée. Il pourrait également s'agir de professionnaliser davantage le parcours des officiers-clefs de l'état-major du COS, en liaison avec les DRH d'armée en instaurant un passage préalable en état-major central. Enfin, il conviendrait de sensibiliser les officiers dès leur formation en école sur les carrières des forces spéciales, ce qui suppose que celles-ci soient attractives.

Je passe maintenant la parole à Daniel Reiner pour terminer de vous présenter les mesures d'accompagnement.

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