Intervention de Jean-Louis Carrère

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 13 mai 2014 : 1ère réunion
Activités privées de protection des navires — Nomination d'un rapporteur et examen du rapport pour avis

Photo de Jean-Louis CarrèreJean-Louis Carrère, président, rapporteur pour avis :

Phénomène ancestral, la piraterie a connu une recrudescence récente. Entre 1980 et 2010, environ 4 000 actes de piraterie maritime ont été recensés dont les 2/3 entre 2000 et 2010. On estime l'impact économique entre 7 et 12 Mds de dollars par an. La faiblesse étatique et la pauvreté qui dominent certaines régions en sont les causes principales. Les zones à risque sont principalement le détroit de Malacca, le Nord-Ouest de l'Océan Indien et le Golfe de Guinée.

Cette recrudescence a conduit les Etats à intervenir pour tenter de l'éradiquer en modernisant l'arsenal juridique international et national, en incitant les armateurs à prendre des mesures de précaution et de protection et en déployant des forces navales dans les zones les plus dangereuses pour dissuader, protéger et combattre les pirates.

La Convention des Nations unies sur le droit de la mer signée à Montego Bay en 1982 précise le régime juridique de la piraterie et de sa répression. Toutefois, celle-ci ne peut s'appliquer qu'en haute mer. L'Etat côtier reste compétent dans ses eaux territoriales. L'article 105 habilite tout État à appréhender et à juger les pirates que ses représentants pourraient appréhender. La répression de la piraterie est ouverte exclusivement aux navires et aux aéronefs militaires clairement identifiés.

Ces dispositions ne dispensent pas chaque Etat d'adopter, s'il le souhaite et pour ce qui le concerne, des lois internes encadrant la répression de la piraterie. Ce renvoi aux législations nationales n'est cependant pas sans soulever des difficultés car tous les Etats ne disposent pas d'un arsenal judicaire adapté. La France, quant à elle, dispose d'un arsenal complet qu'elle a modernisé récemment par la loi du 5 janvier 2011 que nous avons eu à examiner sur le rapport de notre collègue André Dulait.

Toutefois un droit performant ne suffit pas à protéger les navires exposés à cette menace. D'une part, ceux-ci doivent adopter des mesures de précaution et de protection. D'autre part, la loi doit s'appuyer sur une force de maintien de l'ordre susceptible de la faire appliquer.

C'est la raison pour laquelle la fédération internationale des armateurs a élaboré des règles de bonnes pratiques relatives à la protection passive.

Ainsi, la présence d'équipes de protection, lorsque que la législation de l'Etat du pavillon l'autorise, ce qui est le cas dans un nombre croissant de pays, a-t-elle également mis en échec un grand nombre de tentatives. Ce déploiement est compatible avec l'article 94 de la Convention de Montego Bay. En outre, plusieurs enceintes internationales, à l'instar de l'OMI (Organisation maritime internationale), se sont saisies de cette question et ont formulé des recommandations aux Etats, aux armateurs et aux sociétés de protection.

La France est, avec les Pays-Bas, dont la législation est en cours d'évolution, et la Finlande, l'un des derniers pays de l'Union européenne à ne pas autoriser l'utilisation de personnel de sûreté armé sous contrat privé à bord des navires sous pavillon national.

Lorsque la législation ne le permet pas, certains Etats ont accepté, comme la France dans le cadre de l'arrêté du 22 mars 2007 établissant la responsabilité du ministère de la défense dans la protection du trafic maritime, d'assurer la protection de bâtiments battant leur pavillon national ou agissant selon leurs intérêts par des équipes militaires de protections embarquées (EPE). En France, la demande est effectuée par l'armateur auprès du Premier ministre, qui en décide après une étude technique menée par l'état-major de la Marine.

Actuellement, les demandes, 25 à 35 par an, sont satisfaites à 70%. Une EPE se compose d'un nombre de marins adapté à la taille du navire à protéger (au minimum 4, sur les thoniers pouvant atteindre 14 sur un câblier opérant au large de Mogadiscio). 25 EPE peuvent être constituées (dont 15 déployées aux Seychelles pour les besoins des thoniers-senneurs), soit un effectif de 150 à 180 personnes. Elles sont équipées d'armes adaptées à la mission y compris des mitrailleuses de calibre 7,62 et 12,7.

L'autre volet de la réponse des États consiste à quadriller l'espace maritime et à détruire les installations pirates à terre : ainsi au large de la Somalie, l'opération Atalante sous l'égide de l'Union européenne dont la France vient d'assurer le commandement, l'opération Ocean Shield des forces navales de l'OTAN, et les interventions permanentes ou ponctuelles de nombreux pays dont les Etats-Unis, la Chine, l'Inde le Japon ou la Russie ont-elles été mises en oeuvre.

Ces opérations sont souvent combinées avec des missions de coopération pour accompagner les Etats de la région dans le développement de leurs capacités de surveillance et de leurs systèmes judiciaires comme l'EUCAP-Nestor en Somalie, les aider à s'équiper en patrouilleurs, former et entraîner leurs équipages - c'est le cas en Afrique de l'Ouest.

Ces opérations sont efficaces : dans l'Océan Indien 8 attaques ont été enregistrées en 2013 contre 116 en 2011. Aucun navire n'a été capturé par les pirates depuis mi-2012. Mais elles restent coûteuses. On estime à 2 Mds de dollars par an tous États confondus le coût de déploiement des escadres dans l'Océan Indien. Les États qui, de plus en plus, tendent à contrôler leurs dépenses militaires, éprouvent donc des difficultés à mettre en oeuvre et à pérenniser ces dispositifs.

S'agissant des EPE, pour répondre complètement à la demande, il faudrait en doubler le nombre. Ceci excèderait les capacités actuelles de la Marine nationale. En outre, certaines équipes de fusiliers-commandos pourraient, à tout moment, être affectées à d'autres missions considérées comme plus prioritaires par le gouvernement.

Jusqu'à une date récente, les assureurs et les opérateurs français ont été réticents à solliciter une évolution de la législation pour permettre l'embarquement de gardes armés privés. Ce n'est plus le cas. Certains armateurs français qui opèrent sous pavillon étranger y recourent depuis quelques années. Il faut dire qu'avec l'ouverture de nombreux marchés, des sociétés de protection établies à l'étranger se sont constituées (dont certaines par des Français) et proposent une offre très professionnelle aux armateurs. Désormais, sauf exception, la profession est acquise à ces modalités et le risque de dépavillonnement de navires est réel à défaut d'intervention rapide du législateur.

Cette évolution de la demande a conduit l'Etat qui était resté sur une position de principe à engager une réflexion sur l'ouverture du marché français aux sociétés privées de protection de navires.

Elle a en premier lieu été abordée sous l'angle des sociétés militaires privées, aussi bien par le SGDSN en février 2011, puis par le Parlement avec le rapport de nos collègues députés Ménard et Viollet en février 2012 ; puis sous l'aspect strictement maritime par nos collègues Peyronnet et Trucy dans leur rapport sur l'application de la loi de 2011 relative à la lutte contre la piraterie, et par nos collègues Lorgeoux et Trillard dans leur rapport sur la maritimisation (juillet 2012), enfin dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale au printemps 2013. La plupart des auteurs l'envisagent comme un complément aux équipes de protection embarquées, sans préciser si ces sociétés interviendraient au nom de l'Etat ou pour le compte des armateurs, et estiment qu'une telle évolution impose un encadrement législatif strict de cette activité, en particulier les conditions d'exercice éventuel de la force afin d'éviter d'entrer dans une spirale de la violence. Finalement, à la suite de la mission confiée par le Premier ministre à notre collègue député Arnaud Leroy sur la compétitivité des transports et services maritimes français en octobre 2013, un projet de loi est élaboré.

Dans ce projet de loi, les activités privées de protection des navires, fut-ce aux moyens de gardes armés, sont clairement dissociées des activités militaires qui ne peuvent être exercées que par l'Etat.

Dès son article premier, l'activité « qui consiste, à la demande et pour le compte de l'armateur, à protéger contre les menaces extérieures, des navires battant pavillon français » exclut « l'activité exercée par des agents de l'Etat ou des agents agissant pour le compte de l'Etat ». La loi n'est donc pas applicable aux EPE.

L'article 8 précise en outre que « l'autorisation d'exercer cette activité ne confère aucune prérogative de puissance publique. »

L'ensemble des dispositions sont codifiées dans le code des transports, et non dans le code de la défense. Elles sont très largement inspirées de celles du code de la sécurité intérieure applicables aux activités de sécurité, comme les transports de fonds ou la protection des personnes.

Enfin, le projet de loi n'impose pas d'obligation aux armateurs. Recourir aux sociétés de protection privées n'est donc qu'une faculté. Ceux-ci gardent le choix de se protéger ou non, en sollicitant une société privée ou en demandant une EPE à l'Etat. On peut toutefois supposer que les assureurs les y inciteront en modulant les primes d'assurance.

Le projet de loi conditionne strictement l'exercice de l'activité qui est soumise à autorisation du Conseil national des activités privées de sécurité (CNAPS) sur la base d'une certification à agrément des dirigeants et des agents qui se voient délivrer une carte professionnelle. Il cantonne l'activité dans des sociétés qui ne peuvent avoir d'autres activités hormis le conseil et interdit la sous-traitance. Je vous renvoie pour le détail au document qui vous a été remis.

Le projet s'attache à éliminer tout risque de confusion avec les activités de l'Etat, notamment celles de la police ou des forces armées, en particulier dans la dénomination des sociétés. Il interdit de surcroit « de faire état dans tout document de nature contractuelle ou publicitaire, y compris toute annonce ou correspondance de la qualité d'anciens fonctionnaires ou d'anciens militaires que pourrait avoir un dirigeant ou agent de l'entreprise ». Cette disposition est sans doute excessive. De mon point de vue, elle va même à l'encontre de l'intérêt de l'Etat qui est la professionnalisation de ces entreprises par le recrutement de compétences solides, notamment d'anciens fusiliers de la Marine dont cela constituerait un possible débouché en fin de carrière. Le projet indique également que la tenue des agents ne doit pas prêter à confusion.

Le projet de loi définit précisément les modalités d'exercice des activités qui ne peuvent être exercées :

- qu'à bord des navires éligibles (la mise en place de navires d'escorte est prohibée),

- que dans des zones fixées par arrêté du Premier ministre, qui seront redéfinies régulièrement au regard de l'évolution des menaces identifiées. On rappellera que, sauf accords bilatéraux, la loi ne sera applicable qu'en haute mer. Le droit international admet toutefois le transport en transit des armes non déployées au titre du droit de passage inoffensif.

Le projet de loi fixe à 3 agents le format minimal de l'équipe embarquée. Il précise que les conditions d'acquisition, de détention et de mise à disposition des armes et des munitions ainsi que le nombre et les catégories d'armes autorisés seront définis par décret.

Il distingue les rôles respectifs du capitaine, du chef de l'équipe de protection et des agents, et fixe les modalités de comptes rendus d'incidents.

Il précise que l'usage de la force est encadré par les dispositions du code pénal relatives à la légitime défense.

Il rappelle les règles applicables en cas de recueil d'individus ayant participé à l'action de piraterie.

Enfin, il met en place un contrôle administratif de l'activité et de constatation des infractions en mer, assorti de sanctions.

On estime les entreprises susceptibles d'être autorisées à 5 ou 6 sur les navires battant pavillon français et le nombre d'agents susceptibles d'intervenir de 400 à 500.

Une distinction claire est donc opérée entre les activités de l'Etat, notamment dans le domaine militaire, et celle des sociétés privées dont l'exercice de la profession est encadré strictement par la loi. Il ne s'agit pas de l'externalisation d'une mission relevant des armées même si la Marine nationale a pu, à défaut de solutions juridiques satisfaisantes, grâce à des EPE, être chargée de remplir des missions de protection et pourra continuer à les remplir pour le compte ou à la demande de l'Etat, mais d'une extension des modalités de protection à disposition des armateurs. L'armateur et la société sont les seuls contractants. Dès lors, il n'y a pas lieu, me semble-t-il, de s'opposer à ce projet de loi.

Pour autant la question demeurera posée de l'articulation des deux dispositifs de protection. On peut supposer qu'à l'avenir, le Premier ministre sera plus exigeant dans l'examen des demandes, les armateurs disposant d'une solution alternative aux EPE de la Marine nationale grâce à la nouvelle loi et que, par voie de conséquence, le dispositif des EPE qui est monté en puissance au cours des dernières années reviendra à un socle moyen. On ne saurait néanmoins, et notre commission y veillera, admettre un démantèlement de ces activités sous ce prétexte. L'arithmétique sommaire ne doit pas trouver là un terrain d'exercice parce que l'embarquement des EPE constitue un mode de formation et de maintien en condition opérationnelle des fusiliers-commandos de la Marine et parce qu'on ne peut préjuger ni d'une stabilité de la menace ni de la capacité des sociétés privées à répondre aux demandes qui résulteraient de son accroissement. Enfin, la promulgation de cette loi ne doit pas conduire à relâcher l'effort de contrôle maritime et de lutte contre la piraterie par le déploiement dans certaines zones dangereuses de bâtiments de la Marine nationale tant que les Etats côtiers sont dans l'incapacité d'éradiquer ce phénomène.

En conclusion, ce projet de loi étend les modalités de protection à la disposition des armateurs. Il n'ouvre ni le dossier des externalisations, ni celui du recours aux entreprises de sécurité et de défense y compris dans sa dimension internationale, ni celui de la définition des conditions d'emplois de prestataires privés dans le cadre d'opérations extérieures, notamment pour la maintenance des matériels, lesquelles mériteraient d'être précisées. Autant de questions sur lesquelles notre commission aura matière à réflexion dans les mois ou les années à venir, n'en doutons pas.

Tel est le projet d'avis que je soumets à votre appréciation. Je tiendrai naturellement compte de vos observations lorsque j'aurai à m'exprimer jeudi après-midi en séance publique.

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