Notre principale interrogation porte sur le point de savoir si nos forces armées sont correctement dotées en matériel et en doctrine pour répondre dans les meilleures conditions aux conflits du futur.
En fait, au-delà du bilan flatteur sur la place de la France dans le monde et sur les retours d'expérience des conflits récents auxquels nos armées ont pu et su réagir avec promptitude et efficacité pour la défense aux intérêts de nos valeurs, on peut se demander si nous ne connaissons pas un syndrome du paraître, une sorte d'effet Potemkine, qui masquerait que notre dispositif est au bord du point de rupture. L'amiral Rogel considère que le format de la marine est « juste suffisant ». Un examen attentif de la situation arme par arme, auquel nous avons procédé, montre que le format et les moyens de nos armées sont « juste insuffisants ».
L'armée de terre joue et continuera à jouer un rôle fondamental dans les conflits puisque, pour reprendre l'expression connue, « tout commence à terre et tout finit à terre ». Comme nous le rappelait le général Irastorza : « si l'on veut obtenir quelque chose qui ressemble à une victoire décisive, il faudra nécessairement des troupes sur le terrain, et en nombre suffisant ! »
Or l'armée de terre est aujourd'hui au format de celle de Louis XIV. La France dispose du plus petit appareil militaire de toute l'histoire moderne. Sa taille pose naturellement un problème de masse critique. Le développement des technologies permet-il d'aller dans le sens d'une réduction continue ?
Outre la réduction du format de 50 % depuis la fin de la conscription, l'armée de terre a déjà fait des efforts considérables de réduction de ses matériels. C'est ainsi qu'en 10 ans nous sommes passés de 11 000 à 7 000 poids-lourds, de 400 à 250 chars, de 250 à 135 canons, de 600 hélicoptères à 330. Comme le remarquait l'ancien chef d'état-major, il y a plus de canons devant les Invalides que dans l'armée française !
Le risque c'est d'avoir une armée « échantillonnaire » dotée de quelques capacités dans chacun des secteurs concernés.
Pourtant, aujourd'hui encore, l'armée de Terre reste une armée cohérente et polyvalente, capable de peser dans une coalition et d'honorer ses contrats opérationnels. Elle joue un rôle majeur pour le positionnement international de la France puisqu'elle fournit invariablement près de 80 % des militaires français engagés en opérations extérieures.
L'armée de terre présente néanmoins des aspects de fragilité. Nous en avons identifié sept :
- Le Livre blanc de 2008 a déterminé un format au plus juste pour répondre au contrat opérationnel qui lui est fixé. Or les contraintes budgétaires successives ont depuis rendu difficiles l'exécution et la soutenabilité de certains de ces contrats, notamment dans la durée, ainsi que leur simultanéité.
- Certains domaines de spécialités sont aujourd'hui à un niveau plancher et ne pourront supporter de nouvelles réductions sauf à imposer d'abandonner lesdites capacités. A titre d'exemple, nous ne disposons plus que d'un seul régiment de drones, un seul régiment d'artillerie sol-air, les capacités du génie sont à l'étiage et nous ne disposerons à l'avenir que d'un seul régiment LRU.
- La deuxième contrainte importante qui pèse sur l'armée de Terre concerne le renouvellement de ses matériels. La Loi de Programmation Militaire et le plan de relance de l'économie ont permis, depuis 2009, d'accélérer le renouvellement d'une partie des matériels de 3e génération et de rattraper les retards pris lors de la LPM précédente. La réorganisation initiée en 2008 est cependant inachevée, le renouvellement complet des équipements de l'armée de Terre étant encore en cours.
- Ces retards entraînent la coexistence de matériels anciens, et donc des charges importantes en termes de MCO, et de matériels modernes mais dont le coût d'acquisition est élevé.
- Dans le contexte budgétaire actuel la tentation pourrait être forte de jouer sur l'étalement du rythme de renouvellement des équipements de l'armée de terre. Une telle décision impacterait principalement le programme Scorpion. Or il est évident que le fait de disposer d'outils modernes et cohérents détermine la capacité opérationnelle future.
- Le personnel constitue également un élément de fragilité. L'armée de terre est passée en 2012 sous la barre des 100.000 hommes. Comme le rappelait le CEMA, l'amiral Guillaud, ses effectifs sont ceux de la RATP. Ce format, comme on le voit en Afghanistan, ne permet plus une occupation et une maitrise du terrain par les troupes au sol sans l'appoint de troupes locales amies.
- La contrainte du nombre et des restructurations a également un effet sur le moral des troupes. Cette remarque, qui vaut pour les trois armes, devrait conduire à laisser du temps aux armées pour digérer les réformes. Or les décisions qui s'annoncent pourraient conduire, au contraire, à demander un effort supplémentaire.
Les orientations qui seront arrêtées par la nouveau Livre blanc, et traduites dans la LPM, devront tenir compte de ces fragilités, se garder des effets de mode et s'inscrire dans un impératif majeur : celui de la préservation de la cohérence d'ensemble. Cela est vrai pour les trois armes, et plus particulièrement en matière d'équipements, car toute capacité qui est abandonnée est définitivement perdue sauf à accepter des coûts exorbitants et des délais insupportables, pour une remontée en puissance aléatoire. On le voit par exemple dans les difficultés que connaît le Royaume-Uni pour reconstituer une compétence porte-avion. Pour ces affaires longues et coûteuses, « prudence est mère de sûreté » : tout abandon brutal a -ou aurait -nécessairement un impact sur la cohérence d'ensemble du modèle.
Le format de l'armée de terre résultera nécessairement des ambitions que la France retiendra et du contrat opérationnel qui en résultera. Aujourd'hui, l'armée de terre est au milieu du gué de sa modernisation.
L'armée de l'air est engagée dans une transformation profonde. La tenue des objectifs de la RGPP et de la loi de programmation militaire 2009-2014 conduisent à une contraction de son format de 25 % avec une réduction de ses effectifs de 15.900 personnes (de 66.000 à 50.000), une réduction de son aviation de combat de 30 % assortie de la fermeture de 6 escadrons de chasse et la fermeture de 8 bases aériennes en Métropole, ainsi que 4 bases Outre Mer.
Cette réforme n'est pas aboutie, elle se poursuivra jusqu'en 2014. L'année 2012 représente à ce titre une année charnière avec la fermeture de 4 bases (Metz, Cambrai, Nice et Brétigny) assortie du déménagement de nombreuses unités.
L'opération Harmattan, conjuguée avec les autres engagements opérationnels (Posture permanente de sécurité, Etats Baltes, forces en OPEX, forces prépositionnées et forces de présence) ont conduit l'armée de l'air à la limite de son contrat opérationnel. A la suite de cette opération où l'armée de l'air a joué un rôle éminent, elle a dû faire face à la régénération des hommes, du matériel et des munitions.
Malgré des dimensions modestes, notre armée de l'air est aujourd'hui l'une des plus capables du monde, par sa capacité à pouvoir effectuer en autonome ou en tant que nation cadre l'ensemble du spectre de la puissance aérienne.
Elle fait néanmoins face à des fragilités.
Elle a des déficits capacitaires importants qu'entretient la présente LPM :
Pour l'évaluation de la situation, la loi prolonge la composante drone dans la continuité du segment expérimental actuel. Le ministre de la défense nous a annoncé des décisions imminentes qui ne combleront cependant pas immédiatement les besoins de nos forces. Je vous renvoie à l'excellent travail de nos collègues Reiner, Gautier et Pintat sur ce point.
Pour la protection des moyens de combat, l'armée de l'air ne dispose plus de compétences dans le domaine de la suppression du système de défense de l'air adverse. Cette compétence nous a naturellement manquée lors de l'opération Harmattan et nous avons dû nous en remettre aux États-Unis faute de pouvoir nous appuyer sur les Allemands ou les Italiens qui disposent de cette capacité mais n'ont pas souhaité l'engager.
De plus, la LPM met sous tension certaines capacités. Nos rapporteurs pour avis ont déjà parfaitement identifié ces fragilités dans leurs rapports sur le budget pour 2012. Il s'agit en particulier du renouvellement de la flotte de combat avec la réduction, au minimum de rentabilité industrielle, de la montée en puissance de la flotte Rafale. Il s'agit également des contraintes que connaît le soutien.
Surtout, la révision de la LPM en 2010 a introduit une véritable rupture en reportant de trois à quatre ans le ravitaillement en vol et le programme MRTT, le remplacement des radars de surveillance et de défense aérienne qui sont obsolètes et le report de la modernisation des Mirages 2000 D. Je n'évoque pas les retards du programme A400M qui vient de faire l'objet d'un nouveau rapport de notre commission.
Dans ce contexte, l'armée de l'air fait face à des enjeux capacitaires majeurs. Il s'agit d'assurer sur le long terme la cohérence des capacités dont elle dispose, dans un format en contraction.
Je vous renvoie à notre rapport écrit pour une analyse plus détaillée des enjeux auxquels l'armée de l'air fait face. Je vous rappelle que pour cette armée comme pour les autres armées, la cohérence de l'outil est l'enjeu de cette nouvelle construction. Elle fait le statut de l'arme aérienne française. Cette constatation pose clairement la question des conséquences qu'auraient des abandons capacitaires. L'une des pistes, sur lesquelles le présent rapport reviendra, est celle de la révision des contrats opérationnels, et notamment celle de l'intervention qui est probablement le plus dimensionnant sur les formats des trois armées. Il a donc une influence forte sur les plans d'équipement et sur le fonctionnement, sa révision dépendant bien évidemment du niveau d'ambition qui sera retenue pour la France dans le règlement des crises internationales et la préservation d'un tissu industriel souverain. Ce sera l'une des tâches de la commission du Livre blanc et l'objet de l'arbitrage final par les autorités de l'État.
Nous avons entendu hier le rapport de nos collègues Jeanny Lorgeoux et André Trillard sur la maritimisation. Nos remarques viendront en complément de leur rapport.
Le retour d'expérience des opérations menées depuis 2006 montre que nous disposons d'une marine performante, au plus haut niveau, « juste suffisant » nous dit l'amiral Rogel, et que le choix fait depuis 50 ans de disposer d'un marine hauturière est parfaitement pertinent. Outre les opérations extérieures, la marine joue un rôle évidemment central dans l'action de l'État en mer.
Mais la simple énumération de ses fonctions, si on la ramène à la contraction du format en nombre de bâtiments et en hommes, montre à l'évidence que leur multiplication et celle des acteurs en mer place la marine devant une quadrature du cercle.
Notre conviction est que nous sommes au bord d'une rupture des moyens face à la multiplication des missions.
Parmi les fragilités que connaît notre marine, l'une découle du choix de bâtiments polyvalents. La polyvalence est un choix entre la capacité et la qualité qui permet de voir le format se réduire sans remettre en cause la capacité à assurer les missions. Cela nous a conduits par exemple à développer les frégates multi-missions, les FREMM.
Les limites de la polyvalence se trouvent lorsque l'on a dépassé un certain seuil puisque les bâtiments n'ont pas le don d'ubiquité. Diminuer le nombre de bâtiments, c'est prendre le risque de ne pas pouvoir disposer d'une plate-forme utile à un endroit quand on en a besoin ailleurs.
Notre marine fait également face au vieillissement des unités.
Nous sommes par ailleurs profondément préoccupés par l'insuffisance des capacités mises à la disposition de moyens permettant d'assurer la sécurité de nos territoires d'outre-mer et de nos zones économiques exclusives. C'est l'une des conclusions de la mission que viennent d'effectuer nos collègues Boulaud, Chevènement, Pintat et Piras en Australie et en Nouvelle-Calédonie.
Une autre fragilité inquiétante est relative aux personnels, puisque nous avons assisté depuis quelques années à une division par trois des équipages, ce qui conduit à avoir des personnels surqualifiés et surentraînés, mais aussi surexploités, ce qui pose à l'usage une question pour la résilience à la mer de ces bâtiments. Un autre effet négatif est la baisse du rapport rémunération/charge de travail. Désormais, l'attractivité du secteur privé constitue un risque sérieux de transfert des personnels les plus compétitifs.
Des réductions temporaires de capacité pour des raisons financières font que la marine ne peut répondre aujourd'hui à toutes les sollicitations opérationnelles. Un certain nombre de missions, par exemple de surveillance ou de lutte contre la drogue en Méditerranée, ont dû être suspendues pendant l'opération Harmattan.
La réduction des budgets a également un impact sur la préservation des savoir-faire sensibles. C'est l'image du tas de sable : à force de gratter à la base quand on enlève une nouvelle quantité c'est le haut qui s'affaisse. Or, le haut du tas de sable c'est la projection de puissance, les commandos, les sous-marins etc. L'exemple du Royaume-Uni nous montre que, quand on perd ce savoir-faire, il faut des années pour s'en remettre.
Enfin, le MCO de la Marine a été mis sous très forte contrainte puisqu'on demande des économies de 400 millions d'euros sur cinq ans, ce qui risque d'aboutir à de grandes difficultés.
Quelles premières conclusions pouvons-nous tirer de cet état des lieux de nos forces armées ?
Le premier élément est de constater que la puissance militaire des Occidentaux, et de la France en particulier, reste inégalée. Nous le devons à la pertinence des choix qui ont été faits depuis plus de cinquante ans pour bâtir notre armée. Nous le devons aussi aux hommes et aux femmes qui constituent le coeur de nos forces armées. Aujourd'hui, les Occidentaux sont presque les seuls à être capables de projections de force et de puissance significatives. Nos personnels militaires sont en général les mieux entraînés, et ces temps-ci sans doute également les plus aguerris. Nous conservons une réelle avance technologique.
La seconde conclusion est que la France dispose de forces armées modernes, professionnelles et compétitives en dépit de certaines difficultés capacitaires clairement identifiées. Le RETEX des opérations récentes a montré le haut degré d'interaction et d'intégration de nos forces au sein d'opérations combinées.
Sachant que des forces armées performantes se construisent dans la durée, le maintien du niveau d'excellence atteint suppose que nos armées disposent des ressources humaines et financières nécessaires. Ce sera bien évidemment l'objet de la loi de programmation militaire qui sera élaborée et soumis au Parlement en 2013.
Troisième conclusion : ce bilan positif est fragile surtout dans un contexte de guerres asymétriques où l'adversaire est capable de contourner notre puissance et d'utiliser les mêmes techniques dont l'accès et l'utilisation se banalisent. C'est le pouvoir égalisateur de la technologie.
Le bilan des guerres menées en Irak et en Afghanistan montre à l'évidence les limites de la puissance et l'inadaptation partielle de nos modes d'actions militaires. La plus forte coalition militaire de tous les temps, représentant à la fois les 2/3 des PIB mondiaux et les 2/3 des dépenses de défense dans le monde, n'est parvenue, dans la difficulté, qu'à des résultats tactiques ambigus face à quelques milliers d'insurgés alors même que le différentiel technologique est immense entre les adversaires.
Quatrième remarque, nous constatons également l'insuffisance de nos outils civils d'intervention. Cette dernière carence est d'autant plus importante quand on sait que la victoire tactique que nous permet la supériorité technique est sans lendemain s'il n'y a pas une stratégie globale qui autorise le succès stratégique et donc politique.
Nos forces armées ont été construites pour être projetées et pour s'assurer une logique d'influence au sein d'une coalition. Ces caractéristiques conviennent elles aux guerres de demain ? Nous avons une « armée de poche » - de haute qualité mais vulnérable aux effets de rattrapage dus à la crise comme aux évolutions technologiques défavorables.