Intervention de André Dulait

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 18 juillet 2012 : 1ère réunion
Format et emploi des forces armées post 2014 — Présentation du rapport d'information

Photo de André DulaitAndré Dulait, co-président :

Avant d'aborder les pistes que nous avons identifiées pour dégager des marges de manoeuvre, je passerai rapidement sur le contexte budgétaire d'aujourd'hui que la Cour des Comptes vient d'éclairer par des analyses précises de l'exécution de la loi de programmation militaire à mi-parcours. L'un des intérêts de ce rapport est que la Cour dresse un bilan capacitaire de la loi de programmation militaire particulièrement frappant.

Le premier président de la Cour des Comptes, M. Didier Migaud, a indiqué que les contrats opérationnels, tels que définis dans le Livre blanc, ne pourront pas être entièrement remplis. En effet, certaines priorités n'ont pas été respectées. En résumé et en vous renvoyant aux analyses du rapport de la Cour :

- la capacité de mobilité stratégique et tactique de l'armée de l'air n'a pas pu être renforcée comme prévu ;

- la loi de programmation militaire n'a pas donné à la Marine les moyens de déployer en permanence un groupe aéronaval ;

- la modernisation des capacités de frappe dans la profondeur de l'armée de terre et le programme Scorpion ont été reportés ;

- la priorité du Livre blanc sur la fonction « connaissance-anticipation » n'a pas été totalement mise en oeuvre ;

- la réorganisation du dispositif pré-positionné en Afrique n'est pas achevée ;

- des contraintes liées au développement économique et territorial pèsent toujours sur les choix effectués.

Dans son rapport, la Cour des Comptes indique qu'en dépit des succès importants remportés en Côte d'Ivoire et en Libye, les contrats opérationnels ne peuvent être tenus dans toutes leurs exigences en permanence.

Enfin, la cour a également relevé que la disponibilité du matériel et l'entraînement des forces étaient insuffisants. Les arbitrages effectués ont conduit trop souvent à sacrifier les dépenses d'entraînement des forces et de maintien en condition opérationnelle du matériel.

Il s'agit donc, crise économique et financière oblige, d'une rupture des ambitions politique de notre pays avec les conséquences que cela implique sur les capacités de nos armées.

D'ores et déjà, nous ne disposons plus des moyens financiers pour respecter les dispositions de la LPM. La question qui se pose est donc de savoir si, comme le dit la Cour des comptes dans son audit des finances publiques, nous allons devoir réduire nos ambitions pour nous adapter aux contraintes financières ou si nous allons pouvoir dégager des marges de manoeuvre.

Or, la Cour des Comptes établit également que ces marges sont quasi inexistantes en raison des nombreux engagements fermes qui ont été pris. À la fin de l'année 2011, les crédits qui seront nécessaires pour couvrir les engagements pris s'élèvent à 45,2 milliards d'euros. Il est évident que, dans ces conditions, les dépenses de défense seront de plus en plus rigides. La Cour dégage trois options dont aucune ne semble lui convenir :

- La renégociation des contrats d'armement qu'elle écarte en analysant le passé et en constatant que c'est une opération peu rentable du point de vue financier.

- Les achats sur étagère mais qui ne devrait concerner que les équipements non stratégiques et qui ne manqueront pas d'entraîner des conséquences sur l'industrie et sur l'emploi en France.

- L'évolution du format des armées dont nous connaissons les limites après un effort de réduction de 54 000 personnels.

De son coté, notre groupe de travail a identifié neuf axes de réflexion qui devront être examinés par la commission du Livre blanc.

Le premier, presque pour mémoire compte tenu des engagements réitérés du président de la République, du Premier ministre et de notre commission au travers du rapport sur l'avenir des forces nucléaires, concerne notre dissuasion nucléaire. Cette option semble à ce jour fermée.

La seconde piste concerne les normes puisqu'en effet la question de notre autonomie par rapport aux normes doit être posée. Nous devons nous interroger sur le fait de nous voir imposer des normes technologiques maximums qui risquent de nous épuiser et avoir des conséquences sur nos choix capacitaires. En clair les normes qui nous sont imposées via l'OTAN sont celles des Etats-Unis alors même que nous n'avons bien évidemment pas les mêmes moyens que ceux de l'hyperpuissance.

Disons d'emblée qu'il ne s'agit pas de concevoir une armée à deux vitesses, mais un véritable « système de forces intégrées » qui, à budget inchangé, permettrait de conserver tout l'apport opérationnel de la haute technologie en le combinant à la nécessité de disposer de forces robustes et plus nombreuses, de bon niveau technologique, mais conçues à exigences et coûts contraints. Il s'agirait de faire porter la réflexion sur ce qui est « tactiquement souhaitable », à la fois en fonction de la vocation propre de chaque engin et en fonction du système global de forces que l'on veut créer, faute de quoi nous ne pourrons conserver des formats minimums permettant une action au sol significative nécessaire pour « contrôler le milieu » ce qui s'avère toujours finalement indispensable si l'on veut maîtriser un peu l'issue politique des conflits.

La troisième piste concerne la maîtrise des programmes d'armement. Je renverrai également aux rapports de nos collègues Daniel Reiner et Yves Pozzo di Borgo sur les capacités industrielles militaires critiques et au rapport public annuel pour 2010 de la Cour des Comptes dans lequel elle a examiné la conduite des programmes d'armement.

L'une des raisons clairement identifiée des dérapages financier et temporel des programmes d'armement tient aux sur-spécifications et sur l'utilisation de technologies non matures.

La loi d'Augustine qui désigne l'augmentation non contrôlée du coût d'acquisition des systèmes d'armes alors que les budgets de défense suivent une tendance haussière moins rapide, voire stable, s'applique bien en France. Un chercheur de l'IFRI constatait que si les méthodes d'acquisition et l'évolution des coûts ne change pas, il est probable que d'ici quelques années, le ministère de la défense sera confronté à un choix cornélien d'avoir par exemple une frégate suréquipée comprenant les derniers développements technologiques, mais une seule.

L'augmentation des coûts unitaires entraîne une fuite en avant budgétaire qui est en contradiction avec la contrainte budgétaire des Etats actuellement. Par conséquent, la logique comptable qui consiste à disposer de matériel de plus en plus coûteux en fonction de ressources disponibles de plus en plus rares s'opposera très vite à une logique militaire incompatible avec le fait de disposer seulement d'une frégate, même suréquipée.

Selon le général Vincent Desportes il nous faut retrouver « l'esprit Logan ». Sachant que les derniers 20 % des spécificités des équipements ne trouvent jamais à s'employer et qu'elle correspond généralement à 80 % des délais et des coûts, « l'esprit Logan » voudrait que l'on se contente immédiatement des 80 % de l'essentiel à coûts réduits plutôt que d'exiger 120 % à coûts élevés qui ne seront disponibles que dans 15 ans.

Les principaux responsables de la défense que nous avons auditionnés vont en partie dans ce sens en soulignant qu'un militaire n'est pas un ingénieur qui se fait plaisir et en souhaitant que l'on rompe avec une « technologisation » du discours stratégique. Nous avons déjà dénoncé en introduction le risque d'aboutir à une armée « échantillonnaire » dotée de quelques capacités dans chacun des secteurs concernés. Nous devons impérativement trouver une nouvelle façon de penser les programmes d'armement. Cela passe par une meilleure synergie entre les trois acteurs clés que sont la DGA, les industriels et des états-majors.

La relocalisation géographique constitue la quatrième piste sur laquelle la commission du Livre blanc devrait se pencher. Faut-il limiter géographiquement nos zones d'intérêt et donc d'intervention ?

Notre commission a retenu le concept « d'aires d'investissements stratégiques majeurs » qui a l'avantage de dépasser la notion strictement géographique d'arc de crise en permettant de hiérarchiser nos intérêts en distinguant cinq domaines géopolitiques :

- nos intérêts relevant de la contigüité géographique : les Balkans, le pourtour méditerranéen qui constituent « l'arrière-cour » des Européens, une zone où leur responsabilité directe est engagée ;

- L'Afrique sub-saharienne, la zone sahélienne, l'Afrique de l'Ouest où l'implantation de bases terroristes, l'importance de nos intérêts économiques et l'importance des communautés françaises peuvent conduire à des interventions directes ;

- L'Afrique des accords de défense et de partenariat qui correspond largement à la définition précédente ;

- la sécurisation des voies d'approvisionnement stratégiques (détroits, canaux) qui inclut la lutte contre la piraterie ;

- la sécurisation des ressources de tout type de nos zones économiques exclusives.

On remarquera que dans les quatre premières de ces aires d'investissements stratégiques majeurs, les intérêts français sont quasi totalement les mêmes que ceux d'autres nations en particulier européennes.

- La sécurité, la stabilité et la paix de l'arrière-cour européenne concernent les 27 pays membres de l'Union européenne. Avec la Méditerranée, ces zones sont celles que les Etats-Unis nous demandent de prendre en charge et pour lesquelles ils ne sont plus disposés qu'à apporter un appui voire, dans le meilleur des cas, un « leadership from behind ».

- La menace terroriste dans le Sahel, l'existence de communautés de ressortissants européens, les intérêts économiques, la vocation africaine de l'aide au développement européen constituent des intérêts partagés des Européens, tout au moins des principales nations de l'Union européenne. Rappelons que le programme RECAMP est désormais européen.

- Il en va de même de la sécurisation des voies d'approvisionnement dont l'ensemble de l'Europe dépend. Du reste l'opération Atalanta de lutte contre la piraterie montre cette prise de conscience des intérêts communs et, en conséquence du partage du fardeau.

Pour ces quatre aires, une coopération et un partage des tâches ou, au moins, des financements, devra être recherchée à l'avenir avec nos partenaires.

La contrepartie logique d'une réelle prise en charge de la sécurité de l'Europe, telle que nous le demande nos alliés américains, serait une délégation d'action aux Etats-Unis dans d'autres zones, en particulier en Asie-Pacifique-Océan indien.

Par contre, au niveau national nos intérêts dans les DOM-COM dont les ZEE seront à l'avenir des atouts précieux de notre puissance et de nos ressources. Un effort très insuffisant est fait aujourd'hui pour assurer leur contrôle.

Notre cinquième piste est la possibilité de mutualisation des moyens, la « smart defense » à l'OTAN ou le « pooling and sharing » de l'Union européenne.

L'Europe est en panne, en voie d'hibernation pour reprendre les termes de l'amiral Guillaud. En l'absence de sursaut politique elle est menacée de déclassement.

Cette constatation pessimiste mais réaliste n'empêche pas ce que Gramsci appelle « l'optimisme de la volonté » qu'il oppose au pessimisme de l'intelligence. La relance de l'Europe de la défense doit être une de nos priorités politiques à venir, sans illusions excessives.

S'agissant des mutualisations il convient tout d'abord de signaler que leurs effets ne seront pas immédiats compte tenu des programmes engagés, du manque de volonté politique et de l'abandon de tout esprit de défense par la plupart des Etats européens. Le blocage quasi systématique du Royaume-Uni complique évidemment les choses.

Pourtant, les mutualisations sont inévitables et même indispensables puisqu'il est évident qu'aucune nation, au moins en Europe, ne peut aujourd'hui couvrir le champ complet de la défense.

La première condition est bien évidemment la confiance qui doit reposer sur une communauté de vues et la convergence, voit la confusion des analyses stratégiques. On peut accepter de dépendre d'un autre si nos intérêts sont exactement les mêmes.

Le second point à déterminer est de fixer le degré de dépendance, et donc d'abandon de souveraineté, que nous sommes prêts à accepter sur un outil par essence régalien.

Or en Europe, à l'exception du Royaume-Uni, il est évident que nous ne partageons pas les mêmes analyses stratégiques ni les mêmes intérêts. Cela est particulièrement flagrant pour l'Allemagne. La plupart des autres pays européens, desquels j'exclus les pays du triangle de Weimar, ont déjà accepté une dépendance quasi totale vis-à-vis des Etats-Unis et de l'OTAN.

Ces choix sont d'autant plus compliqués pour notre pays que le SGDSN, M. Francis Delon, a rappelé dans une interview récente que « le premier enjeu structurant pour notre politique de défense est de placer le maintien de notre autonomie stratégique au coeur de celle-ci puisqu'elle en constitue la ligne directrice ». La logique voudrait alors que nous ne mutualisions que ce qui n'engage pas le positionnement stratégique du pays.

La sixième piste pour dégager des marges de manoeuvre est bien évidemment la réduction des formats. Cela renvoie évidemment au titre de notre rapport « Peut-on encore réduire un format « juste insuffisant » ?.... et donne déjà notre réponse.

Compte tenu de l'accroissement du coût des équipements majeurs, ce qu'on appelle l'inflation militaire, les formats rattrapent toujours, à la baisse, les volumes d'équipement que nous pouvons financer.

Nous avons déjà souligné combien la situation de nos armées est préoccupante et ceci est particulièrement vrai pour les forces conventionnelles puisque la sanctuarisation du nucléaire et l'accent mis sur le renseignement, viennent d'autant compresser la part allouée aux autres équipements.

En caricaturant, on pourrait dire que l'État devra bientôt choisir entre capacité de dissuasion et capacité d'action.

Dans une tribune du journal « le Monde » d'avant-hier l'ancien commandant de la force d'action terrestre, le général Jean-Claude Thomann, concluait son propos en disant « si nous n'avons plus le courage d'intervenir au sol, nous devons avoir le courage de supprimer nos forces terrestres, car elles ont atteint un seuil en deçà duquel leur cohérence comme leurs capacités seraient plus que gravement obérées. »

Pour vos rapporteurs, une nouvelle réduction du format des forces implique nécessairement un changement de paradigme pour nos ambitions en tant que nation ambitionnant toujours de peser sur les affaires du monde.

En tout état de cause, même à format inchangé, nos capacités à occuper durablement le terrain sont très limitées. Il est donc vital d'organiser l'articulation de nos interventions extérieures avec la coopération de forces locales. C'est notre septième piste de réflexion.

Il ne s'agit pas de sous-traiter une intervention en notre nom par des forces qui ne partagent pas toujours nos valeurs. Nous ne pouvons pas faire faire la guerre par d'autres et il est patent que ces troupes n'apporteront jamais la fiabilité et la discipline de soldats entraînés et instruits dans les valeurs de la France, respectueux des lois nationales et internationales, des conventions de Genève et nos codes éthiques.

Cela étant, les expériences d'Irak et d'Afghanistan montrent bien qu'après une phase décisive d'intervention il faut afghaniser ou irakiser l'action sur le terrain pour assurer la sécurité des territoires et des populations. Si nous l'avions fait plus tôt en Afghanistan, le succès de notre intervention serait peut être plus certain ?

Dans ce contexte, le prochain Livre blanc doit se pencher avec une très grande attention sur le développement de coopération structurelle et opérationnelle auxquelles nous ne consacrons aujourd'hui que des sommes dérisoires alors même que la formation de ces forces locales est vitale. Nous voyons bien au Mali que la difficulté est d'aboutir à une intervention sous responsabilité régionale de la CEDEAO et de l'Union africaine. Or il est très vraisemblable que la brigade des « forces en attente » n'est pas techniquement en mesure d'agir efficacement en dépit de nos efforts de formation.

La huitième piste est relative au recours aux forces spéciales et aux renseignements.

S'agissant des forces spéciales cette approche connaît des limites. La force de ces unités est justement de pouvoir exécuter, en complément d'actions classiques, des opérations spéciales pour lesquelles elles ont été sélectionnées et entraînées. Elles n'ont pas vocation à se substituer à des unités plus classiques au risque de leur faire perdre leurs spécificités et leur excellence. Enfin, un accroissement excessif de leur volume poserait rapidement un problème de qualité. Les forces spéciales sont conçues pour des opérations de va-et-vient. Elles s'épuisent à des opérations de longue durée.

Je vous renvoie sur ce point à l'excellente tribune du général Henri Poncet, ancien commandant des opérations spéciales de 2001 à 2004, que publie le Monde d'avant-hier et dont nous partageons totalement les analyses.

S'agissant du renseignement et, plus largement, de la fonction connaissance -- anticipation, il est évident qu'un accent particulier doit être mis d'autant plus que, comme le rappelle la Cour des Comptes, les objectifs fixés par la LPM n'ont pas été tenus. En particulier, le doublement financier en faveur du spatial n'a pas eu lieu. Notre commission a fait un certain nombre de propositions pour réformer la fonction anticipation dans l'excellent rapport de notre collègue Robert del Picchia.

Neuvième piste : la réforme de la réserve. Je vous renvoie sur ce point au rapport de nos collègues Michel Boutant et Joëlle Garriaud-Maylam. Nous n'entrerons pas ici dans le détail mais il est évident qu'il faut contribuer à une professionnalisation de la réserve opérationnelle. Des modifications juridiques et législatives seront sans doute nécessaires pour continuer à utiliser un réservoir de professionnels de la défense qui est indispensable pour supporter et suppléer la professionnalisation de nos armées. On a évoqué devant nous des propositions très innovantes comme par exemple de confier totalement à la réserve le régiment du génie chargé des franchissements.

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