Intervention de Jean-Louis Carrère

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 26 mars 2013 : 1ère réunion
Situation intérieure et extérieure de la chine — Audition du professeur françois godement

Photo de Jean-Louis CarrèreJean-Louis Carrère, président :

Monsieur le professeur, mes chers collègues, nous sommes particulièrement heureux, Monsieur le professeur, de poursuivre avec vous notre cycle d'auditions sur la Chine, dont vous êtes un très éminent spécialiste.

Alors que le Président de la République se rendra prochainement en République populaire de Chine, à quelques mois de la célébration du cinquantième anniversaire de l'établissement des relations diplomatiques avec la France, en janvier 2014, notre commission entame un cycle de réunions sur la situation intérieure et extérieure de ce pays majeur, qui sera très bientôt la première économie mondiale.

Entre le 18ème congrès et la session parlementaire, qui s'achève à peine, le nouveau pouvoir chinois nous semble encore en transition. L'équipe gouvernementale est en cours de mise en place, le 3ème plenum du comité central n'étant attendu qu'à l'automne. Dans cette période, la société se montre plus revendicative, notamment sur Internet et les réseaux sociaux, et les lignes paraissent encore fluctuantes.

Sur le plan de la politique extérieure, la recherche de gains économiques et l'approvisionnement en ressources énergétiques et naturelles déterminent largement la politique étrangère chinoise et motivent sa présence croissante, en Afrique notamment. La visite sur le continent africain de M Xi Jinping est à cet égard significative.

Vis-à-vis de ses voisins, la Chine, qui se conçoit avant tout comme une puissance régionale en Asie, a durci ses positions, en particulier face au Japon, dans le contexte de la montée des nationalismes, voire des populismes, et d'une militarisation croissante de la région. Les différends frontaliers en mer de Chine méridionale, autour de la fameuse « langue de boeuf » où giseraient des millions de barils de pétrole, nous inquiètent beaucoup. Que veut vraiment la Chine ? Vous nous direz aussi comment sont vécues à Pékin les évolutions des alliés traditionnels que sont la Corée du Nord, ou, dans une toute autre direction, la Birmanie.

Malgré des « irritants », commerciaux, politiques et de sécurité, les relations sino-américaines sont appelées à se densifier. Comment fonctionne ce couple nouveau, qu'on qualifie parfois de « G2 », avec en arrière-plan la crainte lancinante d'un encerclement de la Chine par les Américains ?

Sur le plan multilatéral, enfin, l'application du traditionnel principe de non-ingérence semble continuer d'être le fil directeur des prises de positions chinoises, comme on le voit par exemple sur le dossier syrien. Vous nous direz à cet égard si l'appui chinois au sein du Conseil de sécurité sur la question du Mali pourrait marquer une réelle inflexion ? A quand une intervention chinoise sur la scène internationale en accord avec son rang économique ? Quand la Chine quittera-elle une mentalité que certains jugent dépassée, car centrée sur ses préoccupations intérieures et reproduisant des réflexes de pays en voie de développement qu'elle n'est plus ?

Beaucoup de questions, vous le voyez. Je vous laisse sans plus tarder la parole.

Professeur François Godement - Il n'est pas facile de brosser un portrait décisif d'un pays aussi contradictoire, aussi immense et aussi complexe que la Chine. Bien que rénové, le pouvoir conservé reste l'apanage secret d'un petit nombre de dirigeants. La Chine est un pays suffisamment grand pour se permettre des irrationalités qui défient la logique.

Il est sûr que les priorités chinoises ont complètement changé en vingt ou trente ans, et sont désormais totalement axées sur l'économie et le développement d'une sphère d'influence, même en Europe, par l'investissement et les mouvements de capitaux, par une action sur le prix des matières premières et de l'énergie. L'influence de la Chine sur des pays tiers, traditionnellement proches de la France, est spectaculaire, comme en Algérie, véritable cas d'école de la percée chinoise.

La Chine est désormais pour nous comme un sport de spectateurs : nous ne sommes plus complètement à l'échelle. Il existe d'ailleurs une tentation européenne permanente de se satisfaire de cette position de spectateurs dépourvus des moyens de la puissance « dure » et ciblant ses interventions sur la puissance « molle ».

Un chiffre illustrera ce changement d'échelle : alors qu'en France, la commission du Livre blanc se bat pour obtenir le maintien de 31 milliards d'euros de crédits annuels, le budget officiel chinois de défense se situe entre 92 et 95 milliards d'euros, soit, compte tenu des estimations majorées qui rajoutent au moins 20 % à ce chiffre, près de 4 fois l'effort français de défense. Pour autant, la Chine serait sans doute aujourd'hui incapable de faire ce que l'armée française réalise au Mali, même à ses frontières.

Le parti au pouvoir est divisé entre ceux qui souhaitent poursuivre sur un modèle de croissance économique qui est un succès sans précédent dans l'histoire de l'humanité, et ceux qui souhaitent le changement face aux inégalités galopantes, à la panne de croissance des économies occidentales et à la perspective de l'épuisement d'une main-d'oeuvre bon marché, compte tenu des évolutions démographiques. Le débat au sein des dirigeants chinois l'année dernière donnait l'impression qu'il allait falloir ouvrir une nouvelle phase de réformes pour continuer le miracle économique chinois. Il n'en a pourtant rien été. Il faut mesurer l'accélération qui s'est produite en Chine : en quinze ou vingt ans, elle a dépassé, en termes de croissance économique, mais aussi de creusement des inégalités de patrimoine, le chemin parcouru par la France entre 1945 et 1990. Deux très puissants leviers étaient à l'oeuvre : tout d'abord le transfert de propriété le plus massif de l'histoire, avec la privatisation de l'immobilier, véritable mécanisme de création de richesses, et en second lieu le succès de l'industrie d'exportation, porté par l'ouverture des marchés internationaux.

La génération qui a tiré profit de cette croissance à partir de la réforme de 1978, mais plus encore des années 1990, dépasse les 80 millions de membres du parti communiste chinois et constitue une large couche sociale qui a pleinement bénéficié de la croissance explosive depuis 1998. Cette catégorie a acquis des intérêts hors de portée pour la génération suivante, qui se heurte à la flambée des prix : l'immobilier à Pékin ou Shanghai n'est pas loin d'être au même niveau qu'à Paris, tandis que le salaire des cadres et ingénieurs ne doit pas masquer l'existence d'un réservoir de main-d'oeuvre ne disposant que des salaires d'il y a vingt ou trente ans. Le fossé social s'est dramatiquement creusé.

Au sommet, les entreprises d'état, le système financier ou les pouvoirs locaux, dépendant de la croissance immobilière, ont intérêt à faire perdurer un système économique alimenté par l'épargne et le crédit. Certes la quasi-totalité des économies mondiales (à l'exception des Etats-Unis et de la France), à l'instar du Japon et de l'Allemagne, a baissé la part des salaires dans le produit intérieur brut, mais la Chine l'a fait plus encore : la part des revenus familiaux et individuels n'est plus que de l'ordre d'un tiers du PIB, chiffre dérisoire qui reflète de très grands déséquilibres internes.

Le système génère de l'insécurité sociale, du fait de l'inexistence des retraites, ou d'une protection santé : soigner un cancer à Pékin coûtera 3 à 400 000 euros au patient, une greffe de rein 500 000 euros. Cela induit un taux d'épargne proche de 50 %. Le système fabrique des ressources puis les utilise pour la création d'autoroutes, ou de trains à grande vitesse, dans le cadre d'un colbertisme qui atteint une échelle inconnue de la France.

Ce fonctionnement entraîne des déformations : dumping sur les marchandises, dumping financier de la part des entreprises d'état incitées à sortir de Chine, entreprises qui étaient pourtant les plus puissantes et les plus insulaires de l'économie chinoise et qui ont désormais amorcé un vaste mouvement vers l'extérieur.

L'économie chinoise touche aujourd'hui certaines limites, même si la mécanique exportatrice s'est spectaculairement remise de la crise des marchés occidentaux, défiant les prévisions. Des déséquilibres internes sont décelables : la consommation d'énergie, sous-facturée en Chine, pèse sur les marchés internationaux ; des bulles spéculatives affectent le crédit, l'immobilier et même les capacités de production, comme le montre l'exemple de l'endettement colossal des chemins de fer chinois (2 à 300 milliards de dollars). Pour autant, tous les raisonnements pessimistes se sont révélés faux jusqu'à présent, puisque la fabuleuse marche en avant de l'économie chinoise a toujours fini par rentabiliser les secteurs fragiles. La question est de savoir jusqu'à quand ?

Le taux de croissance s'est un peu ralenti puisque le chiffre avoué en 2012 est de 7,4 %, ce qui est très bas (pour la Chine !), et les économistes considèrent qu'il aurait été en réalité compris entre 5 et 6 %. Il est difficile d'en juger, tant les dirigeants ont constamment un pied sur le frein et un pied sur l'accélérateur, comme lors de plan de relance de 2008-2009, stratégie gagnante mais coûteuse puisqu'elle a créé son lot de mauvaises dettes.

Le pouvoir politique, enfin, voyait se disputer l'an dernier des dirigeants qui prônaient un tournant vers l'économie sociale, d'autres plus proches des industries d'État, et à la marge la tentation d'une gauche populiste servant d'instrument de chantage au sein des discussions du parti. On pensait à un changement de ligne, pourtant le Congrès du PCC a remis sous cloche un certain nombre de débats. Après une période où le système a été dirigé par des managers montés dans le rang, on voit aujourd'hui en quelque sorte un retour des « actionnaires familiaux », mus par un triple sentiment de légitimité : celui de la révolution, celui du sang et de la famille, et celui du succès par rapport à d'autres modèles. Ils possèdent une légitimité retrouvée, un sens de la cohésion, ils n'opèreront pas de réformes de grande ampleur comme Gorbatchev : leur discours est celui de continuateurs.

Les choix de politique extérieure sont également symboliques. D'abord la continuation de la querelle avec le Japon : la ligne est ferme, le comportement au bord de la ligne rouge, mais sans la dépasser. La visite en Russie et les propos tenus à cette occasion, le choix des émergents, sont autant de directions données à la politique extérieure de la Chine. Quelles conséquences pour nous, les Européens ? Si l'on est pragmatique, ce n'est pas nécessairement mauvais : les Chinois ne veulent pas d'un G2. L'Europe reste le champ économique prioritaire pour la pointe avancée du capitalisme d'État chinois, non seulement pour les marchés, mais aussi pour les technologies et montées en gamme, et la diversification des placements de capitaux. Mais ce n'est pas pour autant une convergence vers le multilatéralisme !

Pour conclure, un mot sur le Mali, puisque les Chinois viennent d'apporter une aide financière humanitaire. L'intervention faite ne porte pas sur le pouvoir en place mais est faite contre des rebelles et des terroristes, avec l'accord de l'ONU et des pays concernés. C'est donc un cas très différent de l'intervention en Libye. La Chine a aussi des intérêts dans la zone, d'où une convergence d'opportunités, mais ce n'est pas une évolution de principe : celle-ci avait pu être vue lors du vote sur la Libye, mais cette évolution a été fortement contestée au sein même du pays : les investisseurs chinois ont perdu la totalité de leurs mises en Libye sur une décision de l'ONU, et c'est impardonnable sur le plan intérieur.

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