Intervention de Samir Aita

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 24 avril 2013 : 1ère réunion
Audition de M. Samir Aita rédacteur en chef du monde diplomatique éditions arabes et membre du forum démocratique syrien sur la situation en syrie

Samir Aita :

Il est impossible d'être optimiste en ce moment. Permettez-moi toutefois de commencer en m'adressant à vous non pas en tant que journaliste, mais plutôt en tant qu'économiste. J'ai fait en 2009 une étude sur la société syrienne pour l'Organisation Internationale du Travail (BIT), qui malheureusement n'a jamais été publiée, sur ce que j'appelle « le tsunami des jeunes ». Les dix dernières années, trois cent mille jeunes Syriens arrivaient chaque année sur le marché du travail. L'économie syrienne qui compte une population active d'environ cinq millions de personnes, n'était en mesure de créer que soixante-cinq mille emplois par an, dont seulement huit mille opportunités avec un travail formel honoré par un contrat. Le choc était inévitable tout comme cela a été le cas en Tunisie ou en Libye. Quand bien même la Syrie eût-elle été une démocratie, elle aurait connu de grandes difficultés sociales.

Ceci étant dit, la situation en Syrie a beaucoup évolué deux ans après le déclenchement d'un mouvement populaire initialement pacifique, et la question est de savoir aujourd'hui quels sont les scénarios pertinents pour évaluer ce qui va se passer dans la suite de ce qui est devenu essentiellement un conflit armé.

J'ai participé à une réunion récente d'experts qui s'est tenue à New-York et qui comprenait notamment l'ancien conseiller à la sécurité nationale de la Maison Blanche. La chute du régime et le départ de Bachar el-Assad n'ont pas été retenus comme un scénario-clef de compréhension, mais comme étape pouvant se produire à un moment ou à un autre dans les trois scénarios déterminants. Il s'agit :

· de la continuation pendant des années d'un conflit contenu au pays sans contagion régionale;

· le second scénario est celui du débordement du conflit aux pays voisins, notamment au Liban et à l'Irak, mais aussi à la Jordanie et à la Turquie avec une dimension d'affrontement chiites-sunnites ;

· le troisième scénario est celui de l'arrêt des combats et l'avancée d'une solution politique.

Alors que la crise sociale et politique était à l'origine d'un soulèvement des jeunes réclamant liberté et dignité et un « peuple syrien uni » contre un pouvoir autoritaire et criminel, elle s'est graduellement transformée en un « conflit sur la Syrie » entre les puissances, mais mené par des acteurs syriens.

Je dirai également que des efforts considérables ont été faits depuis le début pour éviter que le Liban ne bascule à son tour dans la guerre civile. Mais compte tenu de l'implication des forces chiites du Hezbollah d'une part, en faveur du régime syrien, et de milices sunnites de l'autre, contre ce même régime, combien de temps cela peut-il encore durer ? D'autant qu'Al Jazeera (Qatar) et Al Arabiya (Arabie Saoudite) se déchaînent quotidiennement pour attiser la haine sectaire. Les Kurdes vont-ils entrer à leur tour dans la bataille pour des revendications à caractère identitaire ? L'accord qui vient d'être conclu entre MM. Erdogan et Ochallan prévoit que le PKK abandonne la lutte armée et que les combattants se retirent à l'étranger, c'est-à-dire où, sinon en Syrie et dans le Kurdistan irakien ? Il risque donc d'y avoir un réel conflit armé entre Kurdes et Arabes, comme c'était le cas dans la ville de Ras Al Aïn, où des personnes de notre Forum et d'autres sont intervenues pour négocier un cessez-le-feu.

Dans les trois scénarios que je viens d'évoquer, il n'est pas dit que, même si Assad s'en va, tué ou par l'effet d'un coup d'Etat, le conflit s'arrête pour autant, parce que personne ne contrôle plus les combattants des deux côtés.

Une première ligne de front s'est créée depuis quelques mois séparant le nord libéré à la frontière turque, du reste du pays. Le Nord est tenu en grande partie par l'armée libre (ALS), qui n'est pas réellement une armée, et par des milices dont certaines sont liées à Al Qaïda. Les armes et les combattants étrangers entrent à travers la Turquie. Un conflit entre des groupes opposés au régime s'y déroule déjà, avec des enjeux comme le contrôle des ressources pétrolières et des villes. Les rapports entre la Turquie, le gouvernement du Kurdistan irakien et le PKK, ainsi que sa composante syrienne, le PYD, y sont déterminants. Le contrôle d'Alep, la capitale du nord, ancienne seconde capitale de l'empire ottoman, est un enjeu important.

Une seconde ligne de front se développe au sud depuis peu, après que les Jordaniens eurent autorisé le passage des armes. Elle a pour enjeu la « bataille de Damas », mais aussi le fait que les Israéliens ne permettraient pas que les groupes djihadistes qui sévissent dans le nord puissent faire de même à sa frontière. Bachar el-Assad a transformé la zone côtière à majorité alaouite en un bastion, et mène dans une logique de guerre, la « bataille de Homs », verrou contrôlant la voie de Damas, mais aussi de la Bekaa et donc du Hezbollah. Je ne crois pas à une issue militaire à Damas. Le régime contrôle les hauteurs de la ville et conserve toutes ses capacités militaires, aidé en cela par la Russie.

Les groupes de l'ALS se disputent le contrôle des ressources. J'ai du reste été surpris par la décision de la Commission européenne de lever l'embargo pour l'exportation du pétrole à travers l'opposition. Ce pétrole ne peut être exporté de Banias, le port pétrolier syrien, mais uniquement à travers la Turquie. Cette décision va donc encourager les groupes militaires à s'entretuer pour le contrôle des puits, et va engendrer une dépendance encore plus grande vis-à-vis de la Turquie.

Dorénavant la solution politique du conflit n'est plus entre le pouvoir et l'opposition politique, telle que celle regroupée dans la Coalition, mais avant tout une solution entre les forces combattantes, armée libre d'un côté et armée régulière de l'autre, sachant que dans les deux camps un problème réel se pose sur qui contrôle les choses ? Et les puissances qui arment et financent les belligérants, leurs luttes intestines et leurs intentions ? La solution politique est donc à rechercher avant tout avec les militaires. Sa réalisation est devenue difficile, puisque les deux camps fonctionnent avec la logique que l'issue ne peut être que par la défaite, voire l'élimination, de l'autre. Dans le camp opposé au régime, l'armée libre n'est pas une armée organisée, mais un mélange de résistance populaire armée locale, de groupes militaires dépendants de facto de pays cherchant chacun à dominer la scène de la « Syrie d'après », ou à pousser leur avantage. Dans le camp du régime se trouvent, outre l'armée régulière et ses conscrits, des milices confessionnelles notamment alaouites ou chrétiennes, plus ou moins contrôlables. Aussi la preuve que des combattants étrangers se battent dans l'un et l'autre camp d'une façon importante est désormais incontestable.

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