Intervention de Samir Aita

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 24 avril 2013 : 1ère réunion
Audition de M. Samir Aita rédacteur en chef du monde diplomatique éditions arabes et membre du forum démocratique syrien sur la situation en syrie

Samir Aita :

Sur ce que je qualifierai d'aspect bling-bling de Bachar el-Assad, c'est un peu compliqué. Il faut se souvenir que son père, Hafez, n'était qu'un militaire venu de la campagne, qui a gouverné la Syrie à travers des intrigues politiques au sein de l'armée et du parti Baath. Bachar, c'est autre chose : il a hérité du pouvoir alors qu'il n'était pas initialement destiné à ce sort. Hafez Assad avait instauré un capitalisme d'Etat, où c'était le secteur public qui faisait tout, et le financement de son pouvoir se faisait à travers la dime ponctionnée sur les contrats étatiques. Il n'a ouvert le secteur privé qu'après l'effondrement financier de 1986 ; et il y a eu un réel « boom » économique au début des années 90 grâce à cette ouverture. Mais dès 1995, le système a grippé dans des luttes intestines entre les pouvoirs économique et politique, nécessitant des réformes plus profondes, pas seulement économiques, mais surtout politiques.

Le fils Bachar est donc le fils de la bourgeoise issue du pouvoir. Il a transformé la Syrie à partir de 2003, d'un « capitalisme d'Etat » en « capitalisme des copains, crony capitalism ». Son cousin faisait des holdings, contrôlait la téléphonie mobile, etc. Il était l'image « jeune » de ce qu'étaient devenus les systèmes de l'Egypte de Moubarak et de la Tunisie de Ben Ali. Ça c'est l'aspect « moderne » !

Mais il a fait cela justement au moment de l'arrivée du « tsunami des jeunes », les enfants de l'explosion démographique arrivés à l'âge de 20 ans. Les services publics, comme l'éducation ou la santé, commençaient à être privatisés, après la réduction de leurs budgets, précisément au moment où il fallait dépenser plus pour ces jeunes. En plus, il a cassé le système de pilotage de l'agriculture, et n'a rien fait pour les campagnes, alors que c'était précisément dans ces campagnes (ou plutôt dans les petites et moyennes villes et les banlieues des grandes villes où les gens migraient) que le tsunami arrivait. Il y a eu des efforts réels de modernisation, notamment avec l'ouverture des banques, mais en dessous le chaudron social bouillonnait. Plusieurs économistes ont lancé l'alerte, dont un ancien ministre du plan qui a créé une agence pour combattre le chômage. Mais Bachar « le moderne » ne voulait rien savoir, ni d'ailleurs ses conseillers syriens ou européens. L'agence en question a été démantelée, alors qu'elle avait eu des résultats tangibles.

Regardez par exemple la bataille qui se déroule actuellement à Alep. On a longtemps reproché aux habitants de la ville de ne pas soutenir la révolution. Mais en fait le problème social était moins déterminant pour eux ; et ils sont séculiers et modernes. Par contre, la situation était catastrophique pour trois villages autour d'Alep : Anadan, Maree, et Tell Rifaat. Ils ont vu leur population exploser en vingt ans de quelques milliers à quelques centaines de milliers, comme d'autres banlieues à l'Est de la ville. Et ces populations sont moins séculières, car l'islamisation superficielle est le premier mode d'intégration sociale urbaine. Ils sont le terreau des différentes tendances de l'Islam politique. Le gros des troupes de l'ASL dans la région d'Alep vient essentiellement de ces villes et banlieues ; précisément de ces trois localités. Il y a donc un affrontement explosif entre les gens de la ville et ceux récemment urbanisés de la campagne. Affrontement qui s'exprime également sur le mode d'appréhension de la religion et de la citoyenneté.

La question qui me taraude est de savoir pourquoi Bachar a-t-il choisi la confrontation violente et directe? Quelle folie l'a amené à cela ? C'est incompréhensible même si l'on se place dans sa position. Il eût suffit qu'il fasse arrêter son cousin qui a torturé les enfants à Deraa pour que tout cela s'arrête dès le départ. Pourquoi est-il allé jusqu'à bombarder son propre pays, sa propre population ? S'agit-il uniquement de folie ou bien y-a-t-il aussi des considérations géostratégiques?

Sur ces considérations, tout le monde a poussé la situation dans un engrenage mortel. Ainsi, les régimes du Golfe ont investi les « révolutions » arabes, dès le milieu des événements de l'Egypte, pour les faire dévier à leur profit. Peut-on croire un instant leur engagement « révolutionnaire » scandé sur les chaînes satellitaires du matin jusqu'au soir ? Ils préféreraient le chaos à l'instauration d'une réelle démocratie, surtout dans une Syrie multiconfessionnelle et citoyenne ; comme d'ailleurs Bachar Assad. Et une lutte pour l'hégémonie régionale après le « printemps » arabe a été lancée, sur un mode confessionnel sunnite-chiite, Pays du Golfe et Turquie contre l'Iran.

Séparer la Syrie de l'Iran, et donc du Hezbollah, est donc devenu l'objectif primordial. Or cet objectif engendre par lui-même la guerre. N'oublions pas que Hafez Assad a été le seul dans la région à soutenir la « révolution iranienne » contre tous les autres pays arabes. Cela a couté très cher à la Syrie, y compris le soulèvement des Frères musulmans aidés par Saddam Hussein qui a conduit aux massacres de Hama, la guerre humiliante contre les Israéliens au Liban en 1982 et l'effondrement financier de 1986. Et cette alliance Syrie-Iran a tenu malgré les millions de morts de la guerre Iran-Iraq. Pour cela je pense que le régime iranien soutiendrait celui de la Syrie jusqu'au bout. Bachar el-Assad a donc poussé volontairement le soulèvement pacifique vers la violence, le confessionnalisme et le conflit régional, parce qu'il pensait que c'est sa seule chance de s'en sortir. Les puissances qui s'opposent à lui avaient pour priorité de casser son lien avec l'Iran, et les slogans de « liberté » et de « dignité » ne les intéressaient pas beaucoup. L'engrenage mortel était dès lors inévitable.

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