Intervention de Hubert Védrine

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 27 novembre 2012 : 1ère réunion
Place de la france dans l'otan et perspectives de l'europe de la défense — Audition de M. Hubert Védrine

Hubert Védrine :

Il s'agissait d'un sujet délicat. Vous connaissez ma position initiale sur le sujet. J'ai essayé d'être objectif en retraçant l'historique de la relation de la France à l'OTAN. Mais j'ai tenu après des considérations historiques à essayer de réfléchir aux perspectives d'avenir. Je ne vais pas ici reprendre l'intégralité du rapport qui a été rendu public, mais je voudrais retracer le raisonnement qui sous-tend ce rapport. Je pensais initialement que la position de la France au sein du traité, mais en dehors de l'organisation intégrée, présentait des avantages politiques et diplomatiques, mais j'ai tenté de dresser un bilan sans a priori des conséquences de notre réintégration décidée par le président Sarkozy.

Certains aspects de l'histoire de l'Alliance ont été oubliés. Il faut rappeler qu'au sortir de la guerre les Européens étaient terrorisés à l'idée que les Américains puissent requitter l'Europe. Il a d'ailleurs été difficile pour le Président Truman de faire accepter au Sénat un engagement aussi contraignant que le Traité de 1949 dans un pays où la tentation isolationniste vis-à-vis de l'Europe a toujours été très forte. De même, la conception française (ou américaine) du concept de « hors zone » a-t-elle connu de nombreuses évolutions. Nous y avons été hostiles, ou favorables selon les périodes. Il convient aussi de rappeler que la sortie du commandement intégré, en1966, n'a eu lieu qu'après huit années de tentatives de réforme de l'Alliance, entamées dès 1958. En effet, dès cette année-là, le Général de Gaulle adresse un mémorandum aux Américains pour changer le mode de fonctionnement de l'alliance qui, par bien des aspects, se comportait comme une courroie de transmission du Pentagone. Devant l'absence de réponse des Américains, face à un Président Johnson très fermé, dans le contexte de la guerre du Vietnam et du projet de stratégie, de « riposte graduée », le Général de Gaulle a fini par décider de sortir du commandement intégré en 1966. Les présidents de la République française suivants ont assumé cette situation tout en aménageant l'articulation entre les forces françaises et celles de l'OTAN. François Mitterrand a maintenu cette situation, qui présentait à bien des égards des avantages. Jacques Chirac a effectué une tentative de retour qui n'a pas abouti car les Américains ont refusé les demandes de contreparties à leur réintégration que les Français avaient présentées. Le Président Sarkozy avait, quant à lui, dès la campagne électorale, annoncé son intention de réintégrer l'OTAN en évoquant l'appartenance de la France à la « famille occidentale ».

La décision de réintégration est donc récente. Le recul est faible. Sur le plan financier, la Cour des comptes a établi un premier bilan qu'il faudra compléter en 2020 pour avoir une vision approfondie, notamment des aspects opérationnels. D'après les premières estimations, il y a bien eu un surcoût financier, mais plus faible que prévu, car, dans le même temps, l'organisation a été réformée avec le soutien de la France, avec une réduction sensible de ses personnels et du nombre d'agences. Sur le plan des postes attribués à la France, la nomination d'un Français au commandement suprême allié en charge de la transformation est une bonne chose, même s'il ne s'agit pas d'un commandement opérationnel, à l'image du commandement allié chargé des opérations, qui restera occupé par un Américain. Mais il faut avoir à l'esprit que ce n'est pas parce que la France obtient des postes de responsabilité qu'elle dispose automatiquement d'une influence accrue sur l'ensemble de l'organisation. L'influence est une notion plus complexe.

Sur le plan de la doctrine et de la stratégie, la France a obtenu au sommet de Lisbonne, avec le Président Sarkozy, et au sommet de Chicago, avec le Président Hollande, la mention selon laquelle l'Alliance atlantique restait une alliance militaire défensive, et une alliance nucléaire, et que la défense anti-missile balistique était compatible avec la dissuasion nucléaire. L'introduction de cette mention n'allait pas de soi, d'autant plus que les Allemands ne le souhaitaient pas mais qu'ils ont dû admettre la mention selon laquelle « l'OTAN restera une alliance nucléaire aussi longtemps qu'existeront des armes nucléaires ». Il faut se rappeler que la DAMB est une idée ancienne portée par Ronald Reagan dans le contexte de la Guerre froide en 1983. C'est un projet qui est né au sein du complexe militaro-industriel américain qui a été popularisé sous le terme de « guerre des étoiles », qui avait été délaissé sous la présidence de Bush père puis de Clinton avant d'être remis en scène par le Président Bush fils sous une forme plus régionale essentiellement devant la menace iranienne. De façon surprenante, le Président Obama a endossé l'idée en la justifiant.

Ce projet s'est imposé au sein de l'Alliance sans un véritable débat de fond sur ses implications stratégiques, financières et industrielles. Or on peut admettre que si la DAMB peut être considérée comme compatible avec la stratégie de dissuasion nucléaire dans les phases 1 et 2, ce n'est presque certainement pas le cas dans les phases 3 et 4.

Notre influence sur la stratégie de l'OTAN en Afghanistan a également été très limitée. Celle-ci a été avant tout définie par le Président des États-Unis et les généraux américains. Notre pouvoir de décision propre s'est limité à la fixation d'abord par Nicolas Sarkozy, puis par François Hollande, de notre calendrier de retrait.

Sur le plan industriel, la diminution des moyens financiers consacrés à la défense pousse à une mutualisation accrue de l'effort, c'est le projet de « smart defence » - dont le principe n'est pas contestable en soi. Mais du côté européen, cette diminution des crédits a aussi fait surgir avec difficulté quelques projets communs, sous l'égide de l'Agence européenne de défense, sous le terme de « pooling and sharing ».

D'une manière générale, on peut s'interroger sur le fonctionnement de l'Alliance atlantique. Certes, tous les deux ans environ, les chefs d'Etat et de gouvernement des pays de l'OTAN se réunissent lors de Sommets pour adopter des conclusions. Mais ces rencontres ne donnent jamais lieu à un véritable débat politique sur les questions stratégiques, comme la défense anti-missiles et de ses implications pour la dissuasion nucléaire, ou autre.

Par ailleurs je vous signale l'envahissement d'un jargon américano-militaro-otanien - que j'ai tenu à traduire pour que mon rapport soit lisible.

Globalement, je fais donc un bilan assez mitigé des apports de notre réintégration dans le commandement militaire de l'OTAN :

- certains éléments sont potentiellement négatifs, comme le risque de cannibalisation des crédits de défense par les industriels américains ou encore le risque que notre pensée stratégique ne soit phagocytée en amont par l'analyse OTAN ;

- d'autres sont plutôt positifs, comme la possibilité de mener plus efficacement, de l'intérieur, un combat d'influence en vue de peser sur les conclusions des sommets de l'OTAN, ou pour favoriser l'émergence de projets européens.

En conclusion, ni extraordinaires, ni catastrophiques, les conséquences de notre présence pleine et entière au sein de l'OTAN dépendront de ce qu'on fera de cette présence.

Je me suis ensuite posé la question d'une éventuelle nouvelle sortie du commandement militaire intégré, pas du tout en termes partisans droite-gauche, mais d'une façon plus réaliste et pragmatique. J'ai d'abord constaté qu'à peu près personne ne le demandait sérieusement. Cela ouvrirait une crise majeure avec les États-Unis, et avec nos partenaires européens, ce ne serait ni souhaitable ni compréhensible, et serait difficilement gérable pour nous. On peut regretter que les pays européens n'aient pas rejoint, en son temps, la position du Général de Gaulle pour fonder ensemble une défense européenne, mais c'est un fait. Revenir en arrière ouvrirait aujourd'hui une crise majeure qu'il nous faudrait beaucoup d'énergie pour gérer, et sans aucun profit pour nous.

D'autant que nous ne sommes plus aujourd'hui dans le même contexte que celui qui avait poussé le Général de Gaulle à sortir : je rappelle ce contexte, un président américain Johnson fermé, un Pentagone qui verrouillait l'organisation de l'Alliance, un contexte de guerre froide qui battait son plein, un possible engrenage au Vietnam, et une stratégie nucléaire menaçant le territoire européen. Le contexte est aujourd'hui complètement différent : les États-Unis se tournent d'abord vers l'Asie, nous laissant une marge de manoeuvre nouvelle et inédite ; le système de décision américain est aujourd'hui moins hostile à une plus grande prise de responsabilité par les Européens au sein de l'Alliance.

Le mode de déclenchement des opérations en Libye me semble particulièrement illustratif de cette nouvelle configuration : des Européens poussent à une action, l'ONU définit le mandat, les États-Unis soutiennent et acceptent l'utilisation des moyens de l'OTAN et des Européens mènent une grande part des opérations. Cet enchaînement, accepté par l'équipe Obama, est très nouveau et n'aurait sans doute pas été reproductible sous une présidence Romney.

L'intervention en Libye peut donc représenter un précédent intéressant pour l'émergence progressive d'une « européanisation » de l'Alliance atlantique, pour autant que les pays européens en aient la volonté politique et qu'ils conservent un certain niveau de capacités.

Si l'on peut contester les raisons de la réintégration, ou en discuter certains des effets, la pire des options pour nous serait de rester passifs dans la nouvelle situation où nous sommes. Il nous faut être beaucoup plus dynamiques, offensifs et combattifs au sein de l'Alliance atlantique. C'est un changement de mentalité, y compris pour nos ministères : à la défense, certains officiers espèrent des postes de haut niveau au sein de l'organisation, aux affaires étrangères, on doute de notre capacité à influencer le cours des choses après tant d'expériences négatives. Enfin, au Quai d'Orsay, certains diplomates, « européistes convaincus », ne veulent pas admettre le piétinement de l'Europe de la défense et en analyser les causes. Ces postures ne peuvent tenir lieu de véritable politique.

Le fonctionnement otanien est celui du consensus : on peut donc y bloquer les décisions, à condition de se battre. Prenons l'exemple du concept stratégique : si nous estimons que le risque de remise en question de la dissuasion nucléaire est réel, il ne faut pas attendre la veille du prochain sommet pour réagir, mais y penser à l'avance, préparer le terrain par des déclarations, fixer des priorités, trouver des appuis... De même, il faut dire clairement que les projets lancés dans le cadre de la « Smart defence » sont acceptables à condition toutefois qu'ils ne fassent pas double emploi avec ceux lancés dans le cadre de l'initiative « partage et mutualisation » de l'Union européenne.

Notre position antérieure était finalement confortable. Nous traitions au dernier moment les sommets de l'OTAN, pour « limiter la casse ». Aujourd'hui, il nous faut anticiper plus, et nous approprier le fonctionnement de l'Alliance. Ne nous leurrons pas, nous ne ferons pas bouger les Européens sans l'accord des Américains. Il nous sera indispensable, notamment pour faire évoluer la position de nos partenaires allemands et britanniques. Lors de mes différents déplacements, ce n'est à pas à Washington que j'ai trouvé la plus forte opposition à l'idée d'un « pilier européen » au sein de l'OTAN, mais d'abord à Berlin (et à Bruxelles). La vision allemande se résume de la manière suivante : en Europe tout ce qui touche à la défense doit relever de l'OTAN. Les Allemands s'opposent à toute idée d'un « pilier européen » de l'OTAN car, à leurs yeux, cela compliquerait les choses. Si c'est l'Europe, c'est civil.

J'en viens maintenant à l'autre sujet de mon rapport qui porte sur l'Europe de la défense. Lorsque j'ai commencé à rédiger cette partie de mon rapport, je me suis trouvé confronté à un choix. Fallait-il seulement parler de relancer, dans la lignée des initiatives défense européenne lancées depuis 25 ans - et j'ai moi-même participé à beaucoup d'entre-elles - ? J'ai jugé que cela n'aurait guère d'utilité, étant donné que le résultat concret a été très faible. Plutôt que de plaider sur un mode incantatoire pour une énième relance de l'Europe de la défense, j'ai donc pensé qu'il serait plus utile et plus efficace de s'interroger sur les causes profondes de ce piétinement.

Quelles sont les raisons pour lesquelles l'Europe de la défense n'a guère connu d'avancées ces dernières années ? Tout simplement, parce que les Européens n'en veulent pas. Les pays européens ne sont pas demandeurs d'une Europe de la défense. Depuis 1949, les pays européens s'en sont remis, pour assurer leur propre sécurité, aux Etats-Unis. L'Alliance atlantique a si bien fonctionné qu'elle a annihilé tout esprit de défense en Europe. Les pays européens se retrouvent donc dans la situation confortable où leur sécurité est assurée de loin et à moindre coût. Dès lors, il n'est pas surprenant que les budgets de la défense, déjà faibles, se réduisent partout en Europe, et que, à l'exception de trois ou quatre pays, les pays européens n'ont pas réellement la volonté de faire progresser l'Europe de la défense. On peut donc continuer à vouloir faire de l'incantation. Mais cela n'apportera pas plus de résultats tangibles car cette situation remonte à soixante ans. C'est un peu comme si les Etats-Unis avaient mis en place une monnaie unique en Europe en 1945, le dollar, et que, cinquante ans après, la France proposait à ses partenaires européens de renoncer à cette monnaie pour créer une autre monnaie commune. Cette idée serait jugée saugrenue et refusée par nos partenaires européens. Pour l'OTAN et la défense européenne, c'est un peu la même chose. Aux yeux des Européens, la défense de l'Europe c'est l'OTAN, et cela n'a pas changé depuis 1949. Et, depuis la disparition de l'Union soviétique, les Européens, qui veulent toucher les « dividendes de la paix », réduisent encore plus leurs dépenses de défense. Ils préfèrent consacrer leurs ressources disponibles à d'autres secteurs, comme le social, plutôt qu'à la défense. Qui pense en Europe en termes de stratégie ou de menaces ?

J'ai donc estimé qu'il serait plus utile pour les responsables actuels de dresser ce constat dans mon rapport. Cela ne veut pas dire pour autant que la France doit renoncer à l'idée de promouvoir l'Europe de la défense. Mais nous devons le faire sans naïveté et avec réalisme. Il faut donc mettre nos partenaires européens à l'épreuve, du moins certains d'entre eux, car nous arriverons encore moins à progresser sur ces questions à vingt-sept.

Ainsi avons nous conclu le Traité de Lancaster House en matière de défense avec le Royaume-Uni, l'un des seuls pays européens qui compte en matière de défense, et avec lequel nous voudrions faire davantage. Or, les Britanniques ont pris ensuite des décisions qui contredisent l'esprit de ces accords. Il faut donc demander clairement aux Britanniques ce qu'ils veulent.

De même, nous devrions avoir un dialogue avec les Allemands pour tenter de lever leurs ambiguïtés actuelles. Lors de mon déplacement à Berlin, je le répète, la position de mes interlocuteurs, aussi bien au ministère des affaires étrangères qu'au ministère de la défense, était que tout ce qui touche au domaine militaire devait relever de l'OTAN, et tout ce qui touche au civil devait relever de l'Union européenne.

Il faut avoir un dialogue exigeant avec les quelques pays européens qui comptent en matière de défense.

Il faut continuer à vingt-sept, mais nous n'arriverons à pas à grand chose. Pour la plupart, la seule préoccupation des pays d'Europe centrale et orientale est le maintien des États-Unis en Europe et la garantie de défense mutuelle de l'article 5, au cas où la Russie redeviendrait une menace, ce dont je doute. Par ailleurs, les pays européens ne sont pas disposés à faire plus d'efforts en matière de défense.

Nos efforts doivent donc porter en priorité sur le Royaume-Uni et les pays dits du « Triangle Weimar plus », c'est-à-dire l'Allemagne, la Pologne, l'Espagne et l'Italie.

A mes yeux, notre politique au sein de l'OTAN et au regard de l'Europe de la défense doit relever d'une même stratégie. Puisque nous sommes au sein de l'alliance et qu'une nouvelle sortie n'est pas une option, il faut nous montrer plus vigilants, plus exigeants, davantage combattifs au sein de l'OTAN, et simultanément, sur le terrain de l'Europe de la défense. Mettons un terme à l'incantation pure et mettons à l'épreuve nos partenaires européens les plus proches, les Britanniques et nos partenaires de « Weimar plus », au risque de les pousser un peu dans leurs retranchements.

Mais, pour cela, il faudrait au préalable que notre pays conserve une véritable capacité propre d'analyse et se dote d'une stratégie d'influence. Aujourd'hui, les administrations sont tentées de se contenter d'une approche statique arc-boutée sur des postures déclaratoires classiques. La France doit garder sa vision propre. Elle ne doit pas « s'en remettre » à l'OTAN, ni même à l'Union européenne. Elle doit conserver sa capacité propre d'analyse sur les principales menaces, ses intérêts, ses capacités, etc. Cela a des implications aux niveaux politiques, administratifs, budgétaires, etc.

Dès aujourd'hui, le gouvernement devrait donc commencer à réfléchir sur les enjeux du prochain Sommet de l'OTAN. Quels sont nos principaux objectifs ? Nous devrions également nouer dès que possible d'étroites relations avec la nouvelle administration américaine et avec nos principaux partenaires européens pour préparer ce Sommet et les prochaines échéances au sein de l'Union européenne.

J'espère contribuer avec ce rapport à ce que nous dépassions les querelles un peu stériles, comme celles de savoir si nous sommes pour ou contre l'OTAN, pour ou contre l'Europe de la défense, pour une Europe communautaire ou une Europe intergouvernementale, etc, pour nous projeter dans l'avenir.

Il ne faut pas non plus sous-estimer l'importance des enjeux stratégiques, industriels, militaires, diplomatiques, de la question de la défense anti-missiles, notamment sur le rôle de la dissuasion nucléaire dans notre défense et au sein de l'alliance et la place des Européens dans le mécanisme de prise de décision.

De même, il ne faut pas négliger les enjeux de la répartition des retombées industrielles des projets lancés dans le cadre de l'initiative de la « Smart defence » de l'OTAN et de l'initiative « pooling and sharing » sous l'égide de l'agence européenne de défense, dans le cadre de l'Union européenne.

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