Intervention de Hubert Védrine

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 27 novembre 2012 : 1ère réunion
Place de la france dans l'otan et perspectives de l'europe de la défense — Audition de M. Hubert Védrine

Hubert Védrine :

S'agissant de la représentation française à l'OTAN, je partage votre sentiment. Comme nous l'avions souligné avec Alain Juppé, lors d'une tribune publiée par le journal Le Monde, le ministère des affaires étrangères est le ministère qui a le plus perdu en proportion lors de la déflation des effectifs avant la RGPP, et après.

En ce qui concerne les conclusions du rapport, notez bien que je ne justifie pas le retour mais bien la non-sortie. La France doit investir dans une réflexion stratégique, savoir quel modèle d'armée elle souhaite construire, procéder à une analyse des menaces sur les plans géographique, politique, technique. Et ce n'est qu'à l'issue de cette analyse que nous pourrons savoir si l'Alliance atlantique constitue la réponse pertinente à toutes les menaces, identifier dans quelles circonstances il est plus pertinent d'intervenir seul, ou au sein de l'alliance, etc...

Vous dites que le tableau que je dresse de l'Europe de la défense est attristant c'est parce que il est réaliste. La volonté des Européens de construire cette défense est quasi inexistante. La fin de l'URSS nous a privés d'ennemis. Les Européens souhaitent bénéficier des dividendes de la paix. Sous la présidence de François Mitterrand, Roland Dumas, alors ministre des affaires étrangères, avait évoqué la possibilité, au moment de la chute de l'empire soviétique, de conserver le traité mais d'en changer l'organisation elle-même, l'OTAN. Il n'avait trouvé absolument aucun soutien parmi nos partenaires européens.

Il nous faut nous concentrer sur les enjeux industriels, sans oublier les questions stratégiques. Aujourd'hui, pour l'Europe, une des principales menaces n'est pas militaire mais économique : c'est la perte de compétitivité par rapport aux pays émergents, mais également par rapport aux Etats-Unis, Ces derniers ont non seulement un budget de défense qui représente 47 % des dépenses militaires mondiales, mais également une avance technologique considérable.

L'Alliance n'est pas une solution à toutes les menaces, il n'y a d'ailleurs pas de réponse globale. Les menaces sont aujourd'hui très variées et n'appellent qu'accessoirement des réponses militaires. En outre, au sein de l'Alliance, la perception des menaces est extrêmement variable. Ainsi pour les Polonais, la principale menace demeure, dans l'esprit de ses dirigeants, la Russie. En France, certains ont la tentation de penser que les menaces d'ordre militaire ont disparu et que nous pourrions encore réduire notre outil de défense. Cet angélisme s'en remet volontiers à la « communauté internationale ». Il s'agit d'un concept bien abstrait. Il y a bien des enceintes internationales, le Conseil de sécurité, le G20, mais pas de communauté internationale capable de décider, pas de centre de pouvoir.

Qu'est-ce que le monde aujourd'hui, les nations dites « unies » ? Ce sont deux cents pays en compétition : les États-Unis, première puissance mondiale, une trentaine de puissances dont quelques grandes puissances montantes, quelques dizaines d'États qui ne sont pas des puissances, mais qui tiennent encore la route, contrôlent encore leur territoire, et tous les autres qui ne contrôlent rien. Les activités illégales vont de 5 à 10 % du PNB mondial. Les grandes entreprises ont des chiffres d'affaires bien plus considérables que le PNB de 80 % des États membres des Nations unies ! La « communauté internationale » n'existe pas encore. C'est un objectif louable, mais elle n'existe pas concrètement. Et l'Occident ne peut plus faire le ventriloque avec le concept de « communauté internationale », comme si c'était lui ...

Parmi les questions que doit se poser la commission sur le Livre blanc : qu'est-ce que la France doit continuer à savoir faire seule ? Que doit-elle faire avec les Allemands et les Britanniques ? Ou à 5 ou 6 ? Que doit-on faire à 27 ? Ou dans l'Alliance ? Il faut faire une grille d'analyse avec ces questionnements. Notre concept stratégique sera la réponse à l'ensemble de ces questions.

Par exemple, la France doit-elle garder une capacité d'intervention en Afrique ? Toutes les puissances ont une politique africaine aujourd'hui. Et la France ne devrait plus en avoir à cause de son passé colonial ? Une des seules réalisations notables de l'Europe de la défense est l'opération Atalante de lutte contre la piraterie au large de la Somalie. C'est un succès et on peut d'ailleurs se demander s'il est pertinent de maintenir en parallèle une opération de l'OTAN.

Je pense que la défense antimissile balistique va finir par devenir problématique. Les États-Unis eux-mêmes ne seront peut-être pas en mesure de financer les phases 3 et 4, même en faisant appel aux financements européens. Mais la question doit être posée, plus d'un an à l'avance : faudra-t-il aller au-delà du stade 2 ? Il faut des points de repère pour amorcer cette discussion. D'ailleurs, il pourrait tout à fait y avoir des Sommets de l'OTAN sans conclusion par désaccord. Cela arrive bien pour les sommets européens ! Il faut se préparer au désaccord éventuel. Cette position ne rejoint ni celle des atlantistes classiques, non plus que le confort de notre « indépendance » passée.

Les questions de Jean-Pierre Chevènement renvoient au fond à la définition de notre politique étrangère. Notre retour au sein de l'OTAN ne devrait pas signifier pas notre alignement. D'ailleurs, j'ai observé des subtilités et des nuances entre la position de l'OTAN à Bruxelles, qui cherchera un second souffle après le retrait d'Afghanistan, et celle exprimée à Washington, qui ne reflète pas cette inquiétude, et qui est logiquement tournée vers la nouvelle priorité asiatique. L'Europe ne présente pas un risque aux yeux de l'administration américaine, sauf peut-être en termes de récession économique, compte tenu du rythme trop précipité des ajustements budgétaires, qui soulèvent des inquiétudes dont le président Obama a fait part à la chancelière allemande. Nous ne pouvons que nous féliciter, à mon sens, que l'Europe n'ait pas été un enjeu de la campagne électorale américaine. Cela nous offre de nouvelles opportunités.

Peut-on trouver une nouvelle marge de manoeuvre au sein de l'Alliance, tout en préservant l'article 5? Certains croyaient que notre réintégration pleine et entière ferait disparaître la méfiance des autres Européens par rapport aux initiatives françaises en faveur d'un « pilier européen ». Aujourd'hui, la situation n'est paradoxalement pas meilleure, tant nos partenaires européens craignent un départ total des Américains vers l'Asie ! Ce qui est absurde. Pour autant, ils ne veulent pas prendre de risques ni dépenser plus. Ils se sont installés dans une position de dépendance. Je l'ai dit aux responsables américains que j'ai rencontrés et qui me ressortaient le couplet classique sur le partage du fardeau : cela est de votre faute. L'OTAN est victime de son succès. Elle a annihilé l'esprit de défense et comme vous n'avez jamais poussé dans l'OTAN à ce que les Européens prennent plus de responsabilités, il ne faut pas vous étonner maintenant qu'ils aient ce comportement irresponsable. Il faut peut être changer cela. Je n'exclus pas un scénario qui n'est pas exclusif du précédent, qui serait que cela ne dérange pas les Américains que les Européens jouent un rôle plus important. Ils ne le demandent pas - mais ils pourraient l'accepter. Testons-le. D'abord auprès de nos amis Américains, puis avec les autres Européens. Moins on oppose l'Europe de la défense et l'Otan, plus on les combine, plus on obtiendra une approche dynamique.

S'agissant de la question de la DAMB, il faut être vigilant. Si on dit « on ne peut pas parce que cela nous coûte trop cher », alors les autres diront : « mais vous pouvez prendre une part plus grande pour vos industriels » et dès lors nous aurons un lobby pro-DAMB chez nous. Comme ce sont les mêmes qui font la dissuasion et l'antimissile... Il faut donc faire attention à ne pas être pris dans cet engrenage.

Pour l'élargissement : il vaut mieux ne pas réveiller cette question.

Sur la Russie, prenons garde à ce que notre politique ne soit pas prédéterminée par des décisions qui auraient été prises dans l'Otan, et que nous n'aurions pas pu ou voulu empêcher. Si la Russie réagit à ces décisions avec un peu d'hystérie ou de mise en scène - mais tout le monde le fait - on va finir par ne plus avoir de politique russe. C'est très difficile aujourd'hui de nous abstraire de la position de la Russie sur la Syrie, des décisions de l'Otan que la Russie rejette, de la position russe sur la Syrie présentée comme s'expliquant avant tout par la crainte d'une contagion islamiste au Nord Caucase, point sur lequel Vladimir Poutine est très soutenu par son opinion publique.

Nous avons besoin d'une politique russe.

Ce n'est pas parce que nous allons être très dynamiques dans l'Otan, que nous devons accepter un changement de son objet. L'Alliance atlantique est une alliance défensive de l'Atlantique nord. Elle doit le rester. Ne soyons pas simplistes, il y a des menaces sur l'Atlantique nord qui peuvent venir de l'autre bout du monde. Mais il ne faut pas aller n'importe où dans n'importe quelles conditions. Je me permets du reste de rappeler à ceux qui s'occupent de l'Arctique, que le traité est limité géographiquement au sud - par le tropique du cancer - mais pas au Nord.

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