Avant toute chose, je pense utile de souligner qu'il ne faut pas confondre les échéances fixées pour la publication ou la révision des documents stratégiques, comme le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, et les dates des évènements qui marquent réellement une rupture dans le contexte stratégique.
Ainsi, je ne vois pas personnellement de « rupture » intervenue depuis la publication du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale en 2008, car, à mes yeux, la véritable rupture se situe en 1991, avec la disparition de l'Union soviétique, qui a marqué la fin de la guerre froide et du monde bipolaire.
Cette rupture, qui a été perçue comme l'illusion d'une « fin de l'histoire » ou de la mise en place d'une « communauté internationale », marque en réalité l'entrée dans un monde multipolaire, où le monopole de la puissance des pays Occidentaux est de plus en plus contesté par la montée de puissances émergentes, comme la Chine, l'Inde, le Brésil et une quarantaine d'autres pays.
Après plusieurs siècles de domination des pays occidentaux, des Européens puis des américains, illustrés notamment par le traité de Versailles en 1918, par les décisions de 1945 ou encore avec la création du G7 dans les années 1970, nous sommes entrés, avec la mondialisation, dans un processus de redistribution des cartes où les pays occidentaux occupent toujours une place importante et disposent encore de nombreux atouts, mais où ils n'ont plus le monopole de la conduite des relations internationales, et où leur rôle est de plus en plus contestée par des puissances émergentes, comme la Chine, des puissances réémergentes, comme la Russie, mais aussi une quarantaine d'autres pays.
Or, les pays occidentaux ont du mal à s'adapter à cette nouvelle donne, du moins sur le plan politique. En matière économique, les choses sont un peu différentes. La création du G20 est un fait positif. En réalité, les pays occidentaux souffrent d'une absence de réflexion stratégique sur l'attitude à adopter à l'égard des puissances émergentes, qui puisse servir de cadre à une action sur le long terme. Quelle attitude devrions-nous avoir face à la Chine, à l'Inde ou au Brésil, qui veulent jouer un rôle sur la scène internationale, avec parfois un sentiment de revanche à prendre sur les pays occidentaux ? Comment agir, par exemple, avec le groupe des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) ?
Pendant longtemps, les États-Unis et les pays occidentaux ont considéré les pays émergents uniquement comme des marchés. Or, aujourd'hui, on constate que ces pays sont devenus de véritables puissances émergentes, qui revendiquent de jouer un rôle sur la scène internationale.
Ce changement est très difficile à appréhender pour les responsables américains, car il remet en cause la position unique des États-Unis « super puissance » au niveau international, même si tous les actes et les discours de Barack Obama montrent que le président des États-Unis a compris que le « leadership » des Etats-Unis était devenu relatif. Les États-Unis restent toujours la première grande puissance et disposent encore de nombreux atouts, car de nombreux pays redoutent par exemple de se retrouver isolés face à la Chine, mais ils devront composer de plus en plus à l'avenir avec d'autres puissances concurrentes. Cela, le président Barack Obama semble l'avoir bien compris, mais c'est plus difficile à admettre pour l'opinion publique américaine, qui, depuis Pearl Harbour, considère que seul le « leadership » des États-Unis est de nature à garantir sa propre sécurité, et pour certains responsables américains, comme le montre l'évolution désastreuse du parti républicain, avec notamment la montée du « tea party ». Il faut donc s'attendre à des évolutions de la politique américaine, notamment dans la perspective des prochaines élections présidentielles, même si je pense personnellement que Barack Obama a encore des chances d'être réélu pour un deuxième mandat, même si cela dépend beaucoup de la personnalité du candidat républicain.
Face à l'Union soviétique, les États-Unis étaient parvenus, avec la doctrine de « containment » inventée par Truman et poursuivie par les administrations présidentielles successives, à développer une véritable stratégie tout au long de la guerre froide, qui reposait sur l'idée de « contenir » la menace, et à laisser le système soviétique s'effondrer de lui-même, qui a été une véritable réussite.
L'Europe n'a pas cette vision stratégique. Certes, nous ne sommes plus dans cette idéologie développée à la fin des années 1990, après la fin de guerre froide, qui reposait sur l'idée de la fin des rapports de force et appelait de ses voeux la dissolution des États-Nations dans une sorte de société civile internationale. Mais, pas plus que les américains, les Européens ne sont préparés au choc que représente la montée des pays émergents.
A mes yeux, les attentats terroristes du 11 septembre 2001 et la politique menée par l'administration de George W. Bush, qui a fait de la « guerre contre le terrorisme » le premier problème du monde, ont occulté la vraie transformation en cours, à la fin du monopole occidental de la puissance et la montée en puissance des émergents, de la Chine, de l'Inde, du Brésil, de l'Afrique du Sud mais aussi d'une quarantaine d'autres pays émergents, comme l'Indonésie.
Cette gigantesque redistribution des cartes avait commencé bien avant les attentats terroristes du 11 septembre et s'est poursuivie et amplifiée depuis.
Entendons nous bien : répliquer en Afghanistan, abattre le régime taliban, qui avait abrité Al Qada, était justifié. Prétendre créer, de l'extérieur, un Afghanistan moderne était illusoire. Et, surtout, c'était une erreur tragique de proclamer, comme l'a fait George W. Bush, la « guerre contre le terrorisme » comme le problème n°1 du monde et de tout articuler de manière binaire autour de cette seule question. D'ailleurs, il s'agissait d'une formule étrange, car le terrorisme n'est pas une entité mais une technique. Mais, surtout il a permis de faire un cadeau inespéré aux terroristes, qui avaient été capables d'atteindre ce niveau de nuisance et que cela soit reconnu par la première puissance mondiale. Naturellement, il faut lutter implacablement contre les terroristes, mais le faire discrètement, sans leur donner de publicité. Au lieu de cela, l'administration Bush, sous l'influence des « néoconservateurs » et des nationalistes, comme Dick Cheney, s'est engagée dans la guerre en Irak, afin de répondre au traumatisme et à l'humiliation ressentis après le 11 septembre. L'Irak représentait pour cela une cible idéale. Cela reste l'honneur de la France de ne pas avoir participé à la guerre en Irak et d'en avoir dénoncé l'imposture.
La politique manichéenne de George W. Bush a détourné l'attention des occidentaux des véritables enjeux stratégiques. Le véritable enjeu est ailleurs : quelle est la stratégie des pays occidentaux pour gérer le passage de leur statut monopolistique, qu'ils détiennent depuis plusieurs siècles, à un pouvoir partagé avec les nouvelles puissances, de façon à garder un « leadership », même relatif ?
C'est dans ce contexte qu'il faut appréhender le « printemps arabe », c'est-à-dire du processus de démocratisation dans le « monde arabe » ou du moins dans les pays arabes, dont nous ne sommes qu'au début et qui sera long et aléatoire. C'est une tentative courageuse et prometteuse de sortir d'une longue régression autoritaire et stérile, beaucoup plus ancienne dans l'histoire des pays arabes puisqu'elle remonte à l'échec de la modernisation tentée au XIXe siècle et au début du XXe siècle, et dont il est dans notre intérêt qu'elle réussisse.
Le mouvement en cours est donc prometteur mais, comme je le disais souvent à Madeleine Albright, la démocratisation, ce n'est pas du café instantané. C'est nécessaire, mais c'est laborieux, avec des risques de désordre et de retour en arrière. Les pays arabes sont partis pour une longue histoire, mais tant mieux ! A nous de les accompagner en prenant garde de ne pas passer de l'excitation du printemps au découragement de l'hiver. Ils sont les premiers concernés. Nous n'avions pas mis leurs despotes au pouvoir, nous n'avons pas déclenché leurs révolutions, ni ne saurions les faire aboutir à leur place. Et aujourd'hui encore, nous ne connaissons pas bien ce qui se passe réellement dans ces pays et dans ces sociétés, au Maroc, en Algérie, en Tunisie ou en Égypte. Nous ne pouvons donc pas faire grand-chose, contrairement à ce que disent les médias.
Pour autant, les pays arabes sont loin de constituer un bloc homogène et, en raison de leurs divisions, ne peuvent pas être aujourd'hui considérés comme un pôle ou un acteur sur la scène internationale, à l'image par exemple de la Chine ou de l'Inde. D'ailleurs, j'ai été le seul à militer en faveur de la reconnaissance d'un siège pour les pays arabes dans le cadre de la réforme du Conseil de sécurité des Nations Unies, et, au sein du G 20, l'Arabie Saoudite joue un rôle réduit.
Face à la montée en puissance des émergents, comme la Chine et la quarantaine d'autres pays, les pays occidentaux ont-ils une vision stratégique commune, des intérêts communs à défendre, sur le plan stratégique ou économique, et une stratégie commune, qu'ils puissent mettent en oeuvre sur le long terme, et peuvent-ils rallier à leurs vues, domaine par domaine, au moins un des émergents pour éviter une coalition des émergents contre nous ? Pour le moment, rien n'est moins sûr.
Quelle attitude à adopter face à la Chine, par exemple en matière de transferts de technologies ? Faut-il privilégier des rapports de force ou bien tenter d'insérer ces pays dans le jeu, au sein des enceintes ou des traités internationaux, quitte à modifier ces règles pour faciliter leur insertion ? On constate ainsi que si la Chine est devenue membre de l'Organisation Mondiale du Commerce, elle n'en respecte pas toujours les règles du jeu mais que le régime chinois est beaucoup moins monolithique qu'il ne semble.
Les Européens ne paraissent pas capables de définir une vision stratégique, encore moins une stratégie commune. L'Union européenne n'est pas un véritable acteur stratégique sur la scène internationale, mais tend plutôt à devenir une sorte de « grande Suisse ». Et, cette stratégie commune ne fait pas l'objet d'un dialogue transatlantique et même d'une discussion entre européens et américains. Les pays européens et occidentaux se sont ainsi divisés sur l'attitude à adopter face à la Chine, concernant la répression au Tibet au moment des jeux olympiques de Pékin.
Aujourd'hui, nous aurions donc besoin d'une stratégie globale des pays occidentaux face à la montée des émergents, qui soit une stratégie globale vis-à-vis des émergents, mais qui puisse aussi se décliner selon les pays, ne serait-ce que parce que leurs intérêts ne sont pas toujours identiques, et qui puisse surtout s'inscrire dans la durée, L'absence d'un tel concept stratégique constitue un véritable handicap.
Car, les pays occidentaux disposent encore de nombreux atouts. Ainsi, les émergents ont intérêt à entrer dans le jeu global, tandis que nous pouvons provoquer des évolutions sur la nature de ces régimes, par exemple sur la question du respect des droits de l'homme. Par ailleurs, il existe de fortes rivalités entre eux, par exemple entre la Chine et l'Inde. De manière générale, ils ne semblent s'accorder que sur leur revendication d'occuper une meilleure place au sein des organisations internationales, comme le FMI ou le G 20.
Après avoir défini une vision stratégique commune entre européens et américains, il faut aussi combiner les niveaux de réponse : un cadre purement national, l'Union européenne ou bien encore l'OTAN ?
Certains, (y compris au Quai d'Orsay !), estiment que la France prend aujourd'hui trop d'initiatives et que cette attitude provoque un certain agacement chez nos partenaires, comme on l'a vu lors de l'intervention en Libye. Ils militent donc en faveur d'une certaine « auto-limitation » de la diplomatie française et appellent souvent à agir dans un cadre européen, dans le cadre d'une politique étrangère européenne non plus commune mais unique.
Or, dans le même temps, l'idée de faire de l'Union européenne un véritable acteur sur la scène internationale, qui soit capable de parler d'une seule voix, s'avère illusoire, en raison des divisions entre les États-membres et la politique étrangère commune de l'Union européenne se résume souvent au plus petit dénominateur commun.
Enfin, au sein de l'OTAN, l'Europe n'influe pas mais subit les évolutions de la politique américaine, qu'il s'agisse de la dissuasion nucléaire ou de la défense anti-missiles, puisque les États-Unis conservent toute leur influence au sein de l'Alliance atlantique.
Pour ma part, je considère qu'il faudra certainement conjuguer à l'avenir ces trois niveaux, en fonction des sujets, mais sans se tromper sur le niveau le plus pertinent selon le domaine concerné.
A l'issue de cette intervention, un débat s'est engagé au sein de la commission.