Le sujet est important car le changement de posture américain modifie les données stratégiques sur l'ensemble du globe aussi bien pour ce qui concerne la zone Asie-Pacifique vers laquelle les États-Unis tournent davantage leur attention que pour le voisinage de l'Europe comme l'Afrique ou le Moyen-Orient. Il conditionne donc directement l'environnement stratégique dans lequel nous agissons.
Je vais essayer dans un premier temps de vous livrer la clef d'entrée la plus utile pour comprendre les évolutions en cours. Ces évolutions ne sont pas le fruit d'une administration ballotée par un courant isolationniste de l'opinion publique fatiguée au bout de dix ans de guerre, ni le fruit d'une administration qui serait uniquement sensible à la nécessité de réduire le budget et particulièrement celui de la défense, ni celui d'une administration qui se laisserait influencer par les préoccupations de certains alliés, mais d'une politique délibérée, celle que le président Obama a imaginée dès 2009 et qu'il a déroulée depuis lors sans beaucoup dévier.
Quand Obama est arrivé en janvier 2009, il a constaté que dans les huit années précédentes, l'Amérique s'était exclusivement consacrée à la guerre contre le terrorisme et avait englouti des sommes considérables en termes financiers, en termes de capital politique, en termes de diplomatie et d'outils de défense. Cette guerre a été très coûteuse, non seulement pour le budget mais s'est aussi traduite par une dégradation de l'image globale des États-Unis et une perte de confiance dans son leadership. Ce faisant, il considère que l'Amérique a raté ce qui se passait réellement dans le monde et notamment l'émergence de nouvelles puissances, la Chine bien sûr, mais aussi l'Inde, le Brésil et d'autres... Conclusion : l'Amérique a perdu son temps, et tel un manager prenant ses fonctions dans une grande entreprise, il effectue un bilan, détermine les secteurs rentables, coupe ceux qui génèrent des pertes et investit dans les secteurs d'avenir. Donc assez logiquement émerge l'idée du pivot, qui a une dimension plus importante que la traduction qu'en a donné Hillary Clinton dans son article de novembre 2011. L'idée du pivot, c'est bien de se retirer des guerres au sol - quand il arrive, il y a plus de 150 000 soldats américains engagés en Irak et en Afghanistan - et ce retrait pourrait être complet, mais aussi plus généralement un désinvestissement de la région du Moyen-Orient. Il faut là-dessus prendre un peu de recul historique, il n'y a pas de raison que les États-Unis soient de toute éternité le juge de paix au Moyen-Orient. Souvenons-nous que dans les années 1950 et 1960, ils étaient très peu présents et que leur implication n'a cessé de croître qu'avec celle des Soviétiques en Égypte, les guerres israélo-arabes de 1967 et 1973 et la crise du pétrole, donc essentiellement dans les années 1970. Les forces prépositionnées au Moyen orient ne datent que de la présidence Carter. Il y a donc l'idée chez un certain nombre de gens, y compris Obama, qu'il n'y a pas de raison de poursuivre une telle implication eu égard aux bénéfices à en tirer.
La question énergétique, avec l'apport des énergies non conventionnelles, pétrole et gaz de schiste, joue un peu, mais l'équation de base demeure. L'Amérique est responsable de l'ordre mondial, y compris de l'ordre sur les marchés pétroliers. Elle dépend pour son économie des prix du pétrole, qui sont mondiaux, comme ceux du gaz de plus en plus et donc, une conflagration au Moyen-Orient aurait des effets désastreux et continue à être un sujet de préoccupation des États-Unis. Ce que changent le pétrole et le gaz de schiste, c'est la teneur des discussions entre Washington et le Moyen-Orient, entre Washington et la Chine, mais ce n'est pas parce qu'ils importent de moins en moins de pétrole de cette région qu'ils se désintéressent de ce qui s'y passe.
Si l'on constate de façon très claire un désengagement, il ne s'agit pas d'un retrait, car les États-Unis conservent 35 000 hommes, une flotte de guerre considérable, des moyens d'action et des alliances. Il s'agit d'un changement de posture, d'un allègement de l'empreinte d'une moindre propension à intervenir directement. D'ailleurs leurs alliés perçoivent cette évolution.
Nous, Français, l'avons constaté en trois étapes. La première se déroule lors de l'intervention en Libye en avril 2011 avec le retrait des chasseurs- bombardiers américains de la ligne de front après deux semaines d'engagement et la mise en place d'une conduite des opérations de l'arrière (leading from behind). La stratégie d'Obama de se mettre à distance du Moyen-Orient excluait de s'engager sur un nouveau théâtre et conduisait à laisser la France et la Grande-Bretagne en première ligne en limitant l'implication des États-Unis, alors que jusqu'à présent en Irak, en Afghanistan, mais aussi en Bosnie et au Kossovo, ils prenaient la tête des coalitions. La deuxième étape se situe au Mali où pour faciliter son intervention, la France a sollicité l'aide matérielle des États-Unis, notamment pour le ravitaillement en vol et le transport de troupes. Cette aide a tardé à venir car Obama ne voulait pas laisser apparaître les États-Unis comme cobelligérants d'un conflit dans un pays africain musulman à la veille de l'inauguration de son second mandat à la présidence. Les échos du Pentagone étaient favorables, car ils comprenaient que la France effectuait un travail utile pour la stabilité de l'Afrique et pour le bien commun qu'ils n'auraient pas à réaliser quelques années plus tard si un groupe lié à Al Qaïda prenait le pouvoir à Bamako, mais le freinage venait bien de la Maison Blanche puisque cela ne correspondait pas à la ligne d'Obama. Le troisième moment, c'est la Syrie. En dépit des lignes rouges qu'il avait énoncées et de la préparation d'une intervention militaire, le président Obama a souhaité passer par le Congrès qui était une façon de s'empêcher lui-même d'intervenir : si le Congrès lui donnait l'autorisation, il était couvert vis-à-vis de son opinion publique intérieure et s'il la lui refusait, cela lui permettait de poursuivre sa politique de désengagement et éviter d'impliquer l'Amérique dans une nouvelle intervention militaire au Moyen-Orient. Un nouvel épisode, c'est l'Iran avec les négociations du 9 et du 24 novembre où l'on a vu les États-Unis exprimer la volonté de parvenir à un accord : pas à n'importe quel prix, car cela n'aurait pas été accepté ni par le Congrès, ni par les alliés israéliens et saoudiens, mais un accord tout de même qui pourrait éviter une intervention avant janvier 2017. Obama a émis le souhait d'apparaître au terme de son mandat comme un président transformateur qui aura réorienté la politique étrangère américaine, retiré les troupes au sol, réduit l'empreinte américaine du Moyen-Orient et réinvesti vers les efforts à l'intérieur (« nation building at home ») et vers les pays émergents en Asie en particulier.
S'agissant du pivot vers l'Asie, même s'il n'est pas massif, même si le transfert de troupes n'est pas très significatif, il faut tout de même mesurer la portée de l'investissement politique américain qui contraste avec celui l'administration Bush. En 2006, lors du sommet de l'APEC, Bush avait voulu faire du terrorisme l'un des points centraux, ce qui était hors-sujet et ce qui montrait une réelle déconnection par rapport aux préoccupations de ces pays. En 2009-2010 Obama réinvestit cette zone : la signature du traité d'amitié et de coopération qui permet aux États-Unis de participer au sommet de l'Asie Oriental (East-Asia Summit), l'envoi d'un diplomate permanente à Djakarta auprès de l'ASEAN, un réinvestissement qui est d'abord politique dans les instances multilatérales avant d'être militaire ou économique avec le fameux TransPacific Partnership.
De façon plus étroite, si l'on décompose le mouvement du pivot par analogie avec le basket-ball et si on s'intéresse à la partie « se tourner vers » et non plus à la partie « se détourner de », on observe que cela s'est surtout manifesté au cours du premier mandat autour d'Hillary Clinton et de Kurt Campbell et que depuis un an, il ne semble pas y avoir eu de faits nouveaux en ce domaine et l'on a vu les États-Unis moins impliqués.
Après des hauts et des bas dans les relations avec la Chine, Obama revient à une position assez classique d'équilibre avec la Chine faite à la fois d'endiguement général et d'endiguement atténué et non provocateur afin de ne pas tomber dans un piège de course aux armements.