Le jeu d'équilibre est difficile à jouer, notamment s'agissant des territoires japonais ou sous contrôle administratif japonais, y compris les îlots Senkaku - Diaoyu, car ces territoires sont couverts par les accords de défense américano-japonais. On voit que la Chine est en phase d'affirmation de sa présence jusqu'au premier chapelet d'îles et au-delà. Cela vaut aussi pour les Paracels. En fait, les raisons sont moins de nature économique que symbolique. Elles ont beaucoup varié selon les époques, on a invoqué des ressources pétrolières, des ressources halieutiques, la nécessité de garantir l'accès à la haute-mer des forces navales chinoises et notamment des sous-marins, car cette mer de Chine est peu profonde en raison de l'étendue du plateau continental, et les sous-marins sont facilement détectables et il existerait un passage dans la proximité des îlots. En réalité, la Chine souhaite avoir la maîtrise de sa zone naturelle d'influence sur l'eau, sous l'eau et dans les airs. On arrive à un moment où il y aura une réaction américaine. Il y a beaucoup de mise en garde dans les milieux stratégiques américains sur la possibilité d'accepter la mise en place d'une zone d'exclusion aérienne (ADIZ), que la Chine ait remis la main sur les Scarborough schoals, petits récifs philippins, mais va atteindre les limites de l'acceptable et un point d'arrêt, même si la Chine agit finement en utilisant les garde-côtes, voire des pêcheurs, plutôt que l'armée populaire de libération, ou en saturant la zone de navires. Elle pousse en fait ses adversaires à la faute sans paraître elle-même responsable. Donc le jeu américain est compliqué, mais il me semble que les États-Unis devront marquer un point d'arrêt, ne serait-ce que pour conserver leur crédibilité. Tout le danger est d'accélérer la course aux armements. Les Japonais sont toujours inquiets, car leur sécurité dépend largement des États-Unis, mais ils restent confiants, car ils pensent pouvoir maîtriser la situation, notamment les discussions avec les Coréens leur paraissent facilitées, car il s'agit d'un régime démocratique. En revanche, et pour cette raison, c'est plus difficile avec les Chinois, mais ils estiment avoir le droit pour eux et bénéficier du soutien américain.
S'agissant du risque d'éviction de l'Europe de la zone, je n'y crois pas même s'il faut bien reconnaître que l'Europe est peu présente. De quoi est faite cette présence ? D'abord des communautés françaises qui sont de plus en plus nombreuses, de commerce, mais aussi de présence militaire navale, certes modeste puisqu'il ne s'agit que de quelques unités dans l'Océan Indien et le Pacifique, mais cette présence est souhaitée et appréciée de certains riverains comme l'Inde et l'Australie. Enfin, elle est faite de ventes d'armes qui ne sont jamais anodines car cela s'accompagne de formation, d'entraînement, de pièces détachées, et donc de liens plus profonds, comme avec la Malaisie. Par ailleurs, la France est membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies et sera nécessairement saisie sur l'ensemble des questions qui remonteront. Je pense qu'aucun pays de la région ou les États-Unis ne souhaitent que la France ou l'Europe se désintéressent de la région, bien au contraire. La présence est appréciée notamment dans le cadre du « Shangri-La Dialogue », où s'expriment régulièrement le ministre de la défense et le chef d'état-major des armées. Il serait d'ailleurs intéressant que des parlementaires puissent y participer, certains pays envoient une représentation parlementaire. Les Allemands sont peu présents mais les Britanniques le sont activement. C'est le lieu où l'on discute. Cette année il y aura un discours d'ouverture du Premier ministre japonais Shinzo Abe, mais il ne s'agit pas pour notre pays seulement de ventes d'armement, mais d'afficher notre responsabilité en tant que membre du P5 et au-delà de participer à des discussions sur des sujets plus globaux comme la cybersécurité, la liberté de circulation sur les océans, le terrorisme, les questions qui sont moins territorialisées. En cas de conflagration, il faut aussi avoir des capacités de projection, certes celles de la France sont réduites mais elles existent. Nous sommes donc présents. Les pays de la région ne souhaitent donc pas nous évincer, mais ce qu'ils ne souhaitent pas c'est que nous les obligions à choisir entre les États-Unis et la Chine ou que nous nous érigions en médiateur neutre. La réponse est aussi prescriptive, cette région est le centre de gravité de l'économie mondiale, elle devient le centre de gravité stratégique, le lieu où pourraient se déclencher des conflits majeurs. Il faut donc y assurer une présence en dépit des problèmes budgétaires et des problèmes plus pressants dans notre voisinage en Afrique ou au Moyen-Orient.
Cela étant, il y a eu jusqu'à maintenant peu de changements dans la redistribution des forces américaines, l'objectif à l'horizon 2020 est une répartition de 60% des forces navales sur la zone pacifique-Océan Indien et 40% sur la zone Atlantique-Méditerranée, mais ce but est vague et dépend aussi de la façon dont on comptabilise ces forces.
Ce qui est important à considérer, ce sont les accords bilatéraux passés avec Singapour, avec les Philippines et d'autres ainsi que les ventes d'armes de haute technologie au Japon, à la Corée du sud par exemple. Tout cela a plus d'importance que les 2500 « marines » déployés dans le nord de l'Australie qui reste tout de même assez éloignée de Pékin.