Intervention de Amiral Bernard Rogel

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 12 octobre 2011 : 1ère réunion
Loi de finances pour 2012 — Mission défense - Audition de l'amiral bernard rogel chef d'état-major de la marine

Amiral Bernard Rogel, chef d'état-major de la Marine :

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les sénateurs, c'est la première fois que j'ai le plaisir et l'honneur de m'exprimer devant les membres de votre commission à l'occasion de l'examen du projet de budget.

Ce rendez-vous annuel est naturellement un moment privilégié pour évoquer la situation de la marine et je voudrais dire toute l'importance que revêt à mes yeux cette audition par la représentation nationale.

Avant de vous donner mes éléments d'appréciation sur le projet de loi de finances, je souhaite :

- rappeler les engagements de la marine au cours de cette année ;

- en tirer les principaux enseignements ;

- vous présenter les axes d'effort et les grands chantiers de la marine pour 2012.

Durant les douze derniers mois, le niveau de l'activité de la marine nationale a très fortement augmenté en raison de sa participation, aux côtés de nos camarades des autres armées, à de nombreuses opérations combinées.

Si, en 2010, l'activité est restée maîtrisée dans la limite des potentiels alloués, le premier semestre 2011 s'est caractérisé par une augmentation de l'activité globale de 12 % de l'ensemble des bâtiments. Ainsi, ce sont en moyenne 3 170 marins qui ont été engagés dans des opérations extérieures au premier semestre, contre 1 280 pour l'ensemble de l'année 2010.

Aujourd'hui, la consommation de potentiel dépasse l'allocation annuelle de plus de 30 % pour le porte-avions, les bâtiments de projection et de commandement (BPC), et les avions de patrouille maritime ATL2.

En bref, nous venons de vivre une période « extra-ordinaire » au sens littéral de ce mot, c'est-à-dire très au-delà de l'ordinaire budgétaire prévu. Cette intense activité opérationnelle se caractérise par un engagement sur de nombreux théâtres.

En océan Indien, tout d'abord. De novembre 2010 à février 2011, le groupe aéronaval y a été déployé, renforçant considérablement les moyens prépositionnés dans cette région et apportant ainsi un soutien précieux aux opérations en Afghanistan dans le cadre de la mission AGAPANTHE. Je rappelle que l'un de nos bâtiments participe à l'opération ENDURING FREEDOM de lutte contre le terrorisme depuis octobre 2001. D'avril à août 2011, nous avons d'ailleurs assuré le commandement de la Task Force 150. Notre participation à l'opération ATALANTA se traduit aussi par la présence permanente d'une frégate pour la lutte contre la piraterie. Nous avons dû également renforcer notre dispositif à l'occasion du commandement français de la Task Force 465 d'août à décembre 2010 et, ponctuellement, lors des périodes d'inter mousson, plus favorables aux pirates, comme c'est le cas en ce moment.

J'en viens à l'Afrique. Au Sahel, nous avons participé aux opérations antiterroristes de septembre 2010 à avril 2011, avec un dispositif qui a compté jusqu'à 3 ATL2, un FALCON 50M et 8 équipages.

En Côte d'Ivoire, je souhaite insister sur le rôle déterminant du BPC Tonnerre au cours de l'opération Licorne. Resté 63 jours à la mer, sans toucher terre, il a apporté un renfort de troupes essentiel et discret. Grâce à sa polyvalence, de nombreux flux de matériel et de personnel nécessaires à la Force Licorne ont pu être effectués, alors que la logistique par voie aérienne et terrestre était devenue très difficile, voire impossible sans élever le niveau de la crise, ce qui aurait compromis la sécurité de nos compatriotes.

En Méditerranée, nous sommes engagés depuis le 23 février 2011 dans l'opération HARMATTAN. Par son caractère littoral et son intensité, cette opération a nécessité un niveau d'engagement exceptionnel de l'ensemble des composantes de la marine, dont le porte-avions et un BPC utilisé comme porte-hélicoptères d'attaque.

Nos unités ont appareillé en quelques jours, voire en quelques heures. Cet exercice de vérité nous a permis de mesurer notre réactivité, mais aussi notre capacité à mener des opérations de haute intensité, exigeant un niveau de coopération interarmées, inter-composantes et interalliée, dont très peu de marines sont aujourd'hui capables.

Jusqu'à présent, 29 bâtiments se sont succédé au large de la Libye pour assurer la permanence du volet naval de notre engagement militaire, contrôler l'espace aéromaritime, opérer des missions de renseignement et conduire des frappes coordonnées impliquant des avions de chasse, des hélicoptères, des avions de patrouille maritime et des bâtiments de surface en appui-feu naval. A lui seul, l'engagement du groupe aérien a permis d'effectuer, aux côtés de l'Arme de l'Air, 1 573 missions de guerre, tandis que les hélicoptères d'attaque de l'aviation légère de l'armée de terre ont effectué une quarantaine de raids à partir du BPC.

Cette opération a mobilisé l'ensemble de la marine, tant dans le domaine des ressources humaines que dans celui du maintien en condition opérationnelle (MCO) et de la chaîne du soutien.

Les missions de combat, que je viens d'évoquer, ont été menées de manière concomitante à nos missions permanentes même si, et j'y reviendrai, il a fallu faire des choix pendant cette période. En effet, la marine nationale agit au quotidien pour défendre les intérêts de notre pays, avec toutes ses composantes et dans chacune des autres fonctions stratégiques que sont, en premier lieu, la dissuasion, mais aussi la connaissance et l'anticipation, la prévention, la protection et l'intervention.

La dissuasion demeure la garantie fondamentale de notre sécurité. La Marine y participe grâce à la permanence à la mer de la force océanique stratégique et la capacité de la force aérienne nucléaire (FANU) à partir du porte-avions.

Pour les autres missions permanentes, je voudrais citer quelques exemples pour cette année :

- la lutte contre le narcotrafic dans l'arc antillais : 5 navires ont été déroutés et près de 9 tonnes de cocaïne saisies ;

- l'immigration clandestine à Mayotte en provenance des Comores : 2 236 migrants et 132 passeurs ont été interceptés ;

- la police des pêches a représenté plus de 1 000 jours de mer et 200 heures de vol. Les unités de la marine ont contrôlé plus de 3 000 navires et en ont dérouté près de 50 ;

- la recherche et le sauvetage en mer a permis cette année de sauver 400 vies ;

- le remorquage d'urgence de 9 navires en difficulté et une vingtaine d'escortes réalisées par les navires affrétés par la marine.

L'ensemble de ces missions va de la basse à la très haute intensité.

Je voudrais maintenant revenir sur HARMATTAN. S'il est évidemment trop tôt pour en dresser le bilan final, puisque la crise n'est pas terminée, je souhaite m'y arrêter car cette opération est déjà riche d'enseignements significatifs. Tout d'abord, cette opération a amplement validé et confirmé les grandes orientations capacitaires, actuelles ou futures, retenues pour la Marine. Elle a aussi souligné la nécessaire interopérabilité interarmées pour les opérations de projection « d'entrée en premier » et d'action vers la terre.

Elle a montré :

- la remarquable efficacité, la fiabilité et la polyvalence du Rafale marine ;

- la justesse de nos choix pour le BPC qui ont conduit à privilégier la fonction « porte-hélicoptères d'assaut » ;

- la forte implication des frégates et des sous-marins nucléaires d'attaque (SNA) dans l'action vers la terre ;

- notre capacité de frappe dans la profondeur (missile SCALP, complété demain par le missile de croisière naval (MDCN)).

Elle a également conforté la valeur de notre modèle de préparation opérationnelle, grâce aux trois principes de notre socle organique :

- un niveau de disponibilité opérationnelle homogène au sein de la flotte, qui a permis d'engager sans délai la plupart des bâtiments de premier rang ;

- une grande polyvalence de nos bâtiments et de nos équipages qui peuvent changer de missions sans difficulté, ce qui a permis d'offrir une grande palette d'options au chef d'État-major des armées (CEMA) ;

- un professionnalisme orienté vers la combativité des équipages grâce à un entraînement permanent et exigeant.

Enfin, cette opération a aussi confirmé :

- la pertinence des choix qui ont conduit à conserver des savoir-faire classiques tels que l'appui-feu naval (85 engagements en tir contre terre). Je rappelle que les derniers tirs de ce type remontent aux opérations de Suez en 1956 puis, plus récemment, aux actions au large du Liban ;

- l'intérêt des déploiements réguliers de groupes navals constitués qui favorisent la capacité des forces à être engagées sans délai ;

- l'importance de la mobilisation organique dans les domaines des ressources humaines et de la logistique pour répondre, dans la durée, au besoin opérationnel et effectuer des relèves régulières.

Elle a cependant mis en évidence certains retours d'expérience opérationnels, en particulier :

- l'intérêt des drones tactiques embarqués ;

- la nécessité d'une mise à niveau des pods de désignation et l'extension du spectre d'emploi des armes sur le Rafale marine dans le cadre d'un conflit urbain ;

- l'intérêt d'une artillerie navale optimisée pour le tir contre la terre.

Mais ce fort engagement a conduit à effectuer un certain nombre d'arbitrages entre les opérations. Toutes les demandes, notamment certaines prévues au contrat opérationnel de la marine, n'ont pu être honorées.

Parmi les plus significatives, je citerai notamment :

- l'interruption de la présence d'ATL2 en Océan Indien du fait des déploiements au Sahel, puis en Libye, alors que la piraterie ne faiblit pas ;

- l'absence de SNA en Atlantique pendant 4 mois ;

- la réduction de la présence en Océan Indien à un seul bâtiment de surface à compter du mois de juin ;

- le gel de la mission Corymbe dans le golfe de Guinée en juillet 2011 ;

- l'annulation de deux missions de « prévention » en Méditerranée qui nous ont privés de sources d'appréciation de situation dans un contexte géopolitique tendu.

- l'annulation de deux missions sur quatre de lutte contre le narco trafic en Méditerranée ;

- et l'interruption ou l'annulation d'exercices interalliés ou nationaux.

Outre le contrat opérationnel, c'est la préparation des forces qui peut être affectée par l'absence de moyens disponibles. Même si l'effet n'est pas immédiat, 9 exercices dits de « savoir-faire supérieur » ont ainsi été annulés cette année, dont un exercice majeur de lutte anti-sous-marine, un exercice majeur amphibie et un exercice de certification OTAN, alors que celle-ci est essentielle à la qualification de nos états-majors embarqués, précisément pour leur permettre de remplir leurs fonctions dans une force interalliée.

Enfin, la disponibilité des forces n'a pu être maintenue qu'au prix d'une tension importante sur nos moyens de soutien. A titre d'exemple :

- à peine 3 mois après le début des opérations, les taux de prélèvements de pièces sur les bâtiments avaient augmenté de 300 % ;

- la permanence d'une frégate de défense aérienne de type HORIZON en état opérationnel a nécessité la mutualisation d'équipements entre les 2 frégates, avec 32 prélèvements mutuels sur des composants majeurs comme les conduites de tir, le radar de veille aérienne et la propulsion.

Tout ceci démontre que le format de notre marine est aujourd'hui juste suffisant pour répondre aux ambitions de défense et de sécurité de notre pays.

Dans ce contexte, voici mes perspectives pour 2012.

Nos moyens ont été sollicités de manière exceptionnelle et requièrent aujourd'hui toute notre énergie pour le maintien et la régénération de notre potentiel.

Dans un contexte budgétaire contraint, mon premier souci sera donc d'assurer le meilleur emploi des ressources à cet effet. Cette année, le niveau d'activité de la plupart de nos grands bâtiments de combat a excédé très sensiblement les normes de la LPM comme je l'ai évoqué au début de mon propos. Il a induit un surcroît de dépenses inhabituel, évalué à moins de 100 M€ sur les seuls périmètres du MCO naval et aéronaval. L'abondement des ressources par le décret d'avance OPEX sera donc déterminant pour l'équilibre de la gestion 2011. Les ressources du PLF 2012 sont en légère hausse par rapport à celles de 2011. Elles se partagent essentiellement entre le titre 2 (environ 1,46 Md€ hors pensions) et l'entretien programmé du matériel (1,34 Md€). Cette répartition situe les grands enjeux physico-financiers du budget opérationnel de programme et met en évidence mes deux grandes préoccupations au plan budgétaire :

La maîtrise de la masse salariale tout d'abord. Elle se heurte à une sous-dotation classique qui, en cette période de grandes transformations, pourrait obérer les effets des revalorisations catégorielles et de la réforme des retraites.

Un travail approfondi est mené depuis plusieurs mois sur les régimes indemnitaires. Nécessaire, il doit néanmoins être poursuivi avec précaution car il pèsera sur le moral et l'attractivité des carrières.

Ma deuxième grande préoccupation est celle de la maîtrise des coûts du MCO sans sacrifier la disponibilité des équipements. Cette dernière est fragile. La moyenne d'âge des bâtiments est d'environ 19 ans et la flotte est disparate.

S'agissant de la flotte de surface, si la disponibilité des plateformes a atteint un niveau satisfaisant et s'y maintient (environ 70 %), la disponibilité des systèmes d'armes reste insuffisante. Un plan d'actions ciblé, mis en oeuvre avec le service de soutien de la flotte (SSF) et les commandants de force, s'attache tout particulièrement à y remédier. Les SNA ne peuvent être soutenus qu'au prix d'un gel d'activité de ces bâtiments pendant 9 mois avant leur entrée en longue période d'entretien.

Enfin, la disponibilité des aéronefs (environ 50 %) peine à se redresser. L'arrivée de nouveaux Rafale permettra de disposer d'une flotte homogène.

Par ailleurs, il convient de ne pas oublier les infrastructures portuaires qui doivent être adaptées pour accueillir les FREMM et les BARRACUDA. De même, la refonte des installations électriques des ports de Brest et Toulon, la poursuite de la modernisation des infrastructures de l'Ile Longue et la réorganisation de la base aéronautique (BAN) de Lann-Bihoué, sont autant de chantiers importants.

Cet effort de maîtrise des coûts, dans le périmètre budgétaire confié à la marine, doit être mené dans un contexte de réformes qui est aussi l'un des grands défis à relever par la marine, comme par les autres armées.

La marine poursuit et consolide la transformation en s'assurant de l'adhésion de son personnel dans une période où les bénéfices ne sont pas encore clairement perçus par lui. Elle prend notamment part aux évolutions du commandement organique outre-mer, des espaces et des zones maritimes, de la fonction garde-côtes dont la mise en place, il y a tout juste un an, représente une avancée très significative.

2011 a vu également l'aéronautique navale faire évoluer son format et ses implantations : fermetures de deux BAN et deux établissements aéronautiques navals (EAN), tout en menant à bien les premières externalisations de soutien de flottes particulières (F10 et Xingu) ainsi que l'adossement au SIAé.

Les trois années qui viennent verront l'échelon central de la marine rejoindre le site de Balard et le commandement s'organiser en conséquence dans des emprises d'Ile de France et de province.

Ces réformes s'accompagnent, vous le savez, d'une déflation des effectifs sans précédent qui touche la marine comme les autres armées, avec la suppression de 6 000 emplois entre 2008 et 2015. Il s'agit d'atteindre un modèle défini à 32 000 marins militaires et 3 000 civils sans compter les 5 000 marins militaires employés en dehors de la marine ; 1/3 de la déflation est lié au ralliement de notre nouveau format, 2/3 correspondent aux rationalisations décidées. A l'horizon 2015, la Marine comptera 40 000 personnes.

Dans un tel mouvement, compliqué par la réforme des retraites qui vieillit la population des marins et ralentit l'avancement, c'est toute la richesse des marins dans sa diversité qui est en jeu.

A cet égard je m'attacherai tout particulièrement à :

- maintenir les compétences et les savoir-faire de la marine (53 métiers, dont certains gérés en microflux, notamment dans les compétences d'exploitant nucléaire), en fidélisant ces personnels ;

- maintenir les flux de recrutements et de départs.

Cette transformation est résolument engagée et les choix faits par la marine sont orientés, en priorité, vers les forces opérationnelles et leurs équipages.

Car ma préoccupation première reste bien, et de manière indéfectible, le moral de nos équipages. Il est primordial. On ne fait pas un tel métier, avec de telles contraintes, sans être heureux.

En conclusion, je voudrais insister sur le fait qu'en 2012, la marine va poursuivre avec détermination l'effort d'adaptation qu'elle a entrepris depuis 2008.

Je suis aujourd'hui à la tête d'une marine de premier rang, efficace et réactive qui permet à notre pays de répondre aux enjeux de sécurité et de défense de notre pays dans un monde qui se mondialise, donc se maritimise. Cette marine, nous l'avons démontré dans les mois qui viennent de s'écouler, est bien équipée, bien entraînée et vous pouvez compter sur les forces morales de ses femmes et de ses hommes dont l'unique but est de servir notre pays.

Mais cela n'a pas été sans arbitrage et mon souci majeur, à l'issue d'une période d'activité intense, est celui de la tension entre les sollicitations opérationnelles et les moyens disponibles. Il alimente l'inévitable débat qui s'annonce pour garder les savoir-faire d'une marine océanique, tout en s'adaptant aux réalités d'un contexte budgétaires tendu.

Mesdames et messieurs, ma mission, vous le savez, c'est de mettre à la disposition du CEMA une marine équilibrée, polyvalente, prête à faire face rapidement à toute sollicitation pour atteindre le seul but : répondre aux ambitions de sécurité et de défense de notre pays, protéger ses intérêts en mer comme à terre, promouvoir ses valeurs et l'aider à remplir ses obligations internationales. Le format actuel de la marine correspond selon moi à ces ambitions et permet d'absorber, avec des arbitrages, les à-coups liés à une activité intense.

Soyez sûrs de ma détermination à remplir ces objectifs, sous les ordres du CEMA et l'autorité du ministre de la défense.

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