Intervention de Amiral Bernard Rogel

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 18 septembre 2013 : 1ère réunion
Loi de programmation militaire — Audition de l'amiral bernard rogel chef d'état-major de la marine

Amiral Bernard Rogel, chef d'état-major de la marine :

Monsieur le Président, mesdames et messieurs les sénateurs, je suis heureux de revenir devant vous en cette rentrée pour débattre du projet de loi de programmation militaire. Vous avez bien voulu m'entendre en juin pour vous parler du Livre blanc. Nous voici à nouveau ensemble presque 3 mois jour pour jour après cette rencontre et il est prévu que nous nous revoyions à nouveau le mois prochain pour parler du projet de loi de finance 2014.

Je vous sais gré de cet intérêt, tant il me semble effectivement que les décisions qui sont susceptibles d'être prises engagent la nation et la marine pour longtemps. Car, comme vous le savez, la marine s'inscrit dans le temps long. En matière d'équipements navals, nous raisonnons en décennie. Ce que nous mettons en place aujourd'hui servira donc les générations suivantes.

Mon propos complètera ceux du ministre de la défense et du chef d'état-major des armées. Je vais m'attacher à détailler la partie qui concerne la marine.

Tout d'abord, à l'heure où nous parlons, nos forces navales sont toujours engagées. Elles réalisent des opérations tous les jours : nos moyens aéromaritimes sont déployés en ce moment en Méditerranée orientale dans le cadre de la fonction connaissance anticipation.

J'insiste sur le caractère fondamental de cette mission qui complète les informations obtenues par les moyens satellitaires. Elle prend une acuité tout à fait particulière aujourd'hui, mais, en réalité, cela fait des années que nous les réalisons ; nous ne sommes pas les seuls ! Les marines russes et américaines sont également présentes devant les côtes syriennes.

Nos commandos et nos Atlantique II poursuivent leur participation à l'opération Serval au Mali.

Le patrouilleur l'Adroit a appareillé il y a quelques jours pour participer dans le cadre du dispositif FRONTEX à une mission de surveillance de l'immigration illicite.

Pas plus tard que la semaine dernière, un de nos avisos et un remorqueur ont, avec l'appui de la Douane française, intercepté un bâtiment transportant une importante cargaison de drogue, le LUNA.S. L'opération s'est révélée d'ampleur après que l'équipage a mis le feu au bâtiment pour échapper au contrôle et détruire la marchandise. Nous estimons à 22 tonnes de drogue cette prise.

La semaine dernière également, la frégate de surveillance Nivôse, basée à La Réunion, en mission de souveraineté et de police des pêches, a appréhendé un bâtiment de recherche pétrolière en train de mener des activités illégales de recherche scientifiques dans notre ZEE dans le canal du Mozambique.

Ou encore nos multiples participations à l'action de l'Etat en mer : 121 opérations pour les seuls mois de juillet et août.

Au demeurant, si on revient quelques années en arrière sur la période de la LPM précédente, je constate que les opérations extérieures ont été nombreuses : mission de lutte contre la piraterie en Somalie en dans le Golfe de Guinée, mission de soutien en Côte d'Ivoire, intervention en Libye, intervention en Somalie. Or, la situation internationale n'est pas moins instable qu'il y a cinq ans, loin s'en faut. Voilà qui confirme, tant est que cela soit encore nécessaire, toute la pertinence des orientations proposées par le Livre blanc et ce projet de loi pour les années qui viennent.

Ces tendances, vous les aviez clairement analysées, ne serait-ce que par les enjeux maritimes, dont vous aviez détecté l'importance, et la croissance rapide de la présence en mer. Les faits vous donnent bien raison. Mais il faut continuer cette information car, vous le savez, beaucoup encore refusent obstinément de tourner leurs yeux vers la mer.

Nous avons, au bilan, une marine opérationnelle à la crédibilité internationale reconnue et à la réactivité exceptionnelle. Et je veux devant vous une nouvelle fois rendre hommage aux marins qui la servent.

Je constate que les marins mettent au quotidien toute leur énergie pour parvenir à ces résultats, en dépit des difficultés qu'ils rencontrent parfois. Ils témoignent d'un attachement fort à l'institution et leur enthousiasme est intact. C'est important de le noter.

J'en viens maintenant plus spécifiquement au projet de loi de programmation militaire.

En premier lieu, je voudrais revenir sur la cohérence. Ce texte me paraît cohérent à double titre :

- cohérent, tout d'abord, avec les orientations du Livre blanc et les principes énoncés. Il traduit, en particulier, concrètement, pour la marine, ce compromis recherché entre autonomie stratégique et effort budgétaire ;

- cohérent, également, avec la loi de programmation précédente, laquelle avait repoussé au-delà de 2014 le renouvellement des équipements aéromaritimes. Je me réjouis dans une situation budgétaire difficile que la logique initiée alors se poursuive dans ce projet de loi.

Notre pays s'apprête ainsi à acquérir de nouvelles capacités qui s'avèreront déterminantes pour ses futures missions :

- je pense au missile de croisière naval, qui nous permettra d'effectuer des frappes à grande distance à partir des frégates FREMM ou des sous-marins Barracuda ;

- je pense au tandem composé de la frégate multi-missions et de l'hélicoptère NH90 ou « Caïman Marine », qui nous redonnera des capacités anti-sous-marines performantes ;

- je pense à la livraison du premier sous-marin Barracuda en fin de LPM pour remplacer notre SNA de plus de trente ans d'âge, le Rubis.

A l'horizon 2025, une aurons une marine resserrée mais cohérente.

La cohérence, c'est aussi celle de la priorisation des dépenses, en particulier l'effort fait sur le maintien en condition opérationnelle, c'est-à-dire l'activité. Il est essentiel que cette priorité soit tenue, faute de quoi nous mettrions en péril nos capacités d'action, et ce à double titre :

Tout d'abord, parce que, comme je le disais à l'instant, nous réalisons des opérations permanentes qui constituent un socle d'activités incompressible.

Mais également parce que la force de la marine réside dans le savoir-faire et le professionnalisme de ses équipages, qui mettent en oeuvre des systèmes complexes à haute valeur ajoutée qui vont, faut-il le rappeler, du catapultage d'avions de chasse à la mise en oeuvre de centrales nucléaires, en passant par le lancement de missiles balistiques ou le suivi de données de situation sous-marines. Ce sont des savoir-faire qui se perdent facilement. Ces savoir-faire ne peuvent être gardés à leur meilleur niveau qu'au prix d'un entraînement soutenu, c'est-à-dire d'un volume suffisant d'activité à la mer ou en plongée et d'heures de vol.

La construction de nos nouveaux outils y contribuera, car elle s'inscrit dans une logique de maîtrise des coûts de mise en condition opérationnelle. Celui-ci est en effet contractualisé dès la conception. C'est le cas notamment pour les FREMM et les BARRACUDA.

La cohérence, enfin, c'est la réaffirmation pour la marine des principes de différenciation et de mutualisation pour conserver le spectre des missions dans un volume plus restreint. Ces principes, la marine les mettait déjà en oeuvre.

Nous différencions déjà :

- entre aviation de surveillance maritime pour l'action de l'Etat en mer et aviation de patrouille maritime pour les missions de haute intensité.

- ou encore entre les patrouilleurs et frégates de surveillance d'un côté et les frégates lourdes de l'autre.

Au large de la Syrie, nous avions au début une frégate légère furtive dès que la tension est montée, nous avons envoyé la frégate Chevalier Paul. Les deux niveaux sont utiles et se succèdent.

Nous mutualisions déjà nos moyens entre les différentes missions mais aussi entre les différentes nations :

- au plus fort d'Harmattan, nous avons dû désarmer temporairement à la fois notre présence dans le Golfe de Guinée, notre contribution à ATALANTA et une partie de nos missions permanentes assurées par nos sous-marins nucléaires d'attaque. Nous avons aussi parfaitement opéré avec la Royal Navy, ce qui a été à n'en pas douter le point de départ du Combined joint expeditionary force (force projetable interarmées multinationale) ;

- pendant le Mali, nous avons dû retarder la formation des équipages ab-initio des avions Atlantique II ;

- depuis la montée des tensions en Méditerranée orientale, nous avons allégé le dispositif en ATALANTA, puisque plus aucune de nos frégates ne participe aujourd'hui à cette mission.

Mais leur inscription dans le projet de loi permet de fixer un cap clair quant à l'emploi de nos moyens.

Ce projet de LPM est cohérent et réaliste, donc. Mais tout l'enjeu sera de faire en sorte que la feuille de route soit respectée comme elle est prévue, sans accroc ni à-coup dans son exécution afin de garantir l'efficacité de nos capacités d'action. Car le compromis décidé par le Livre blanc et le projet de LPM a été calculé au plus juste.

En juin dernier, je vous avais parlé des fragilités potentielles pour la marine. Je vous propose de les évoquer à nouveau à la lumière du texte du projet de loi pour illustrer ce qui devient désormais des points de vigilance, vigilance que, j'en suis certain, vous ferez vôtre.

Premier point de vigilance : la tension sur les effectifs. La principale difficulté, pour la marine, sera celle de la déflation des officiers. Il est prévu une déflation des officiers de l'ensemble des armées afin de maîtriser la masse salariale; c'est ce que l'on appelle le dépyramidage. Pour réussir cela il va falloir réussir à jouer sur les deux robinets qui régulent le flux : celui des recrutements et celui des départs : j'ai déjà fait prendre des mesures pour resserrer le recrutement ; par ailleurs, les mesures d'incitation au départ permettront sans doute d'affiner le haut de la pyramide. L'adoption de ces mesures est vitale sinon nous ne réussirons pas cette manoeuvre. Mais je vous l'ai dit à plusieurs reprises, il conviendra d'être particulièrement vigilant. C'est d'ailleurs, je ne vous le cache pas, mon principal sujet de préoccupation. La marine est une armée hautement technique : on parle ici de cadres qui doivent être capables de maîtriser des systèmes très complexes, des installations nucléaires, certes, mais ce ne sont pas les seules : centres de défense aérienne ou sous-marine, conduite de bâtiments complexes.

Avec les FREMM, nous passerons d'un équipage de 300 à un équipage de 100 marins mais cela est dû à l'automatisation poussée de tous les équipements. Vous pensez bien que ce que l'on cherche à préserver ce sont nos officiers et officiers mariniers de haut niveau. Cela devra être pris en compte lorsque les arbitrages seront pris.

Autre sérieux point de vigilance, celui du maintien des compétences. La gestion en micro-flux va s'accroître du fait de la coexistence d'outils de générations très différentes liée à l'étalement des programmes. Pour vous donner un exemple : le calculateur du système de combat central de nos frégates anti-sous-marines - aujourd'hui prévues d'être maintenues jusqu'en 2025 - date des années 70. Songez seulement à ce que représente un ordinateur de l'époque : ce qui tient aujourd'hui dans une micro-puce dans les téléphones que vous avez dans la poche occupe sur certains de nos bateaux la taille d'une armoire normande pleine de fils soudés. A la vitesse des évolutions technologiques, il y a un monde entre ces technologies.

Ces frégates restent néanmoins efficaces. Mais vous comprendrez que le maintien de compétences pour de tels équipements nécessite des formations très spécifiques qu'on ne trouve plus sur le marché. Ces spécialistes devront être sélectionnés parmi des viviers qui vont se restreindre au fil des déflations d'effectifs.

Il me faudra donc être très prudent sur cette gestion des flux de recrutement et de départ. La sensibilité aux à-coups pourrait s'accroître. Mais nous sommes condamnés à réussir cette manoeuvre, qui n'a rien d'évident.

Deuxième point de vigilance : une réduction des effectifs « hors forces » au-delà de 2014 qui doit être faite par une analyse fonctionnelle soignée. Je veux parler ici de la réduction de ce que l'on appelle le « hors forces » c'est-à-dire les 14 400 postes qu'il reste à identifier. Cette réduction d'effectifs porte en germes de nouvelles tensions. Et je pense naturellement aux organismes de soutien. La tension sur les bases de défense a un impact direct sur le fonctionnement des unités opérationnelles, je vous le disais en juin dernier.

Cette réduction ne doit pas être aveugle ni homothétique et nécessitera une étude approfondie par chaîne fonctionnelle afin de ne pas briser un soutien déjà fragile Cette analyse fonctionnelle, le ministre l'a décidée et réaffirmée, et je m'en réjouis car je l'ai personnellement appelée de mes voeux.

Cette analyse, qui permettra d'identifier les marges de manoeuvre sur l'ensemble du ministère, est indispensable. Et, une fois ces décisions prises, il faudra s'y tenir sur l'ensemble de la période sans coups de rabots supplémentaires imprévus.

Troisième point de vigilance: l'activité des forces ! Je vous disais à l'instant toute l'importance de la priorité qu'il faut accorder aux crédits qui lui sont consacrés. Car le taux d'activité consacre non seulement l'aptitude aux missions des équipages, mais aussi leur moral. Il est difficile de circonscrire à un périmètre restreint les crédits d'activité. S'il est évident que les crédits d'EPM et de MCO en font partie, les crédits d'achat de munitions, d'équipements embarqués, de fonctionnement y contribuent également. C'est pour cela que l'équilibre interne des budgets est essentiel. Or, je voudrais revenir sur les crédits de fonctionnement dans leur globalité. Ceux de la marine sont essentiellement dévolus à des dépenses incompressibles : l'affrètement (remorqueur, BSAD), les plastrons au profit de l'entraînement, les munitions, les achats, au profit de l'entretien des navires et de la vie quotidienne des ports.

La conclusion, c'est que la cohérence organique de la marine, je l'affirme une nouvelle fois, est celle d'une armée réduite qui a, de longue date, optimisé son fonctionnement et son organisation.

Quatrième point de vigilance : le respect du calendrier des livraisons. L'analyse conduite par le Livre blanc a abouti à la construction d'un nouveau contrat opérationnel pour les armées, qui se traduit par un resserrement du format et un aménagement du calendrier de livraison des programmes majeurs : décalages de livraisons, ralentissement de cadence ou réduction de cibles.

Le maintien du spectre de nos missions en dépit de la contrainte financière induit un étalement de certains programmes, ce qui a une double conséquence assumée :

- la première conséquence est le prolongement d'équipements anciens, nous l'avons vu. Je vous parlais en juin des risques d'arrêt brutaux de parcs hors d'âge, tels que ceux que nous avons connus pour le Nord 262 ou le Super Frelon. Le risque se porte désormais, à mon sens, sur des équipements tels que l'Alouette III - qui date des années 60, tout de même ! - mais aussi sur nos pétroliers ravitailleurs. Le projet de loi prévoit de ne les remplacer qu'au-delà de 2020. Leur état devra requérir la plus grande attention de notre part afin de les faire durer le temps nécessaire.

Je pense également aux petits bâtiments de soutien, aujourd'hui de 40 ans d'âge et dont le remplacement par les BSAH est prévu au plus tôt en fin de période.

- la deuxième conséquence est l'acceptation de réductions dites « temporaires » de capacités. Elles me préoccupent pour la flotte des petits bâtiments armés, en particulier outre-mer. Certains bâtiments ne pourront être remplacés avant l'arrivée des nouveaux bâtiments de surveillance et d'intervention maritime, les BATSIMAR. Certains seront remplacés à minima par des bâtiments civils militarisés pour la circonstance, les « bâtiments multi-missions » ou B2M. Ces remplacements doivent être garantis, faute de quoi nous n'aurons vraiment plus grand-chose pour assurer la souveraineté de notre zone économique outre-mer.

En conclusion, je dirais que, si cette loi me paraît cohérente avec les objectifs du Livre blanc, son application méritera la plus grande attention dans le respect de son cadencement et dans la garantie de conserver un cap constant. Lorsque l'on navigue par gros temps, on réduit la voilure - nous l'avons fait en adaptant le format - on définit un cap - le projet de LPM le fixe - puis on fait en sorte de barrer, c'est-à-dire de suivre ce cap, de la façon la plus stable possible. Car tout écart de cap ou tout mouvement brusque sur la barre se paye immédiatement par des pertes importantes sur la route suivie ou des dommages irréparables sur le navire. C'est ce qui me paraît essentiel.

Outre l'efficacité de notre outil, l'ensemble de ces mesures porte également le risque de toucher à ce que nous avons de plus précieux, à savoir le moral des marins. Car le combat est affaire de volonté, et on n'emmène pas des marins pendant plusieurs mois en mer, loin de leurs proches et dans des conditions parfois spartiates, sans entretenir un moral fort. Les marins, je l'ai dit, sont attachés à l'institution. Je pars dans un tour des ports pour expliquer aux marins les tenants et les aboutissants de cette loi.

Une fois que la loi sera votée, ils mettront toute leur énergie à réussir sa mise en oeuvre, comme ils l'ont fait jusqu'à présent. Ils réussiront car ils ont l'habitude de naviguer dans le gros temps. Mais en contrepartie, il faut être en mesure de leur montrer que les efforts qui leur sont demandés sont réalisés sur la base de données fiables, jusque dans les détails et selon le calendrier prévu.

Monsieur le président, cette LPM peut nous conduire dans une zone d'eaux plus calmes vers 2025, en préservant la cohérence de la Marine, dans un format resserré. C'est ce que nous avons prévu et accepté dans le Livre blanc. C'est ce que nous assumerons, conscients de l'effort de la nation, dans une situation budgétaire difficile, pour sanctuariser le budget de la défense à son niveau actuel. Mais ce ne sera pas facile. C'est une manoeuvre délicate qui s'engage, mais je suis confiant dans notre capacité à la réussir, sous réserve que ce soit un jeu collectif.

Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, nous attendons de vous, comme vous nous l'avez dit à plusieurs reprises, la plus extrême vigilance pour aider le ministère de la défense à réussir cette manoeuvre.

Ces efforts sont assumés mais il faut impérativement que la programmation budgétaire soit tenue à la lettre car, si ce n'était pas le cas, ce serait tout l'édifice qui serait mis en grave péril.

Enfin, je voudrais conclure sur la nécessité de voter cette loi. Si ce n'était pas le cas, nous perdrions notre cap à long terme et serions soumis pendant une longue durée à des bourrasques fortes qui rendraient le navire incontrôlable. Nous devons maintenant arrêter de discuter, cela a été fait dans le Livre blanc, et sans tarder nous mettre à l'oeuvre.

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