Je vous remercie pour votre invitation car c'est un très grand honneur pour moi de représenter l'IFRI pour cette audition consacrée à la politique étrangère de la Russie.
Avant de tenter de répondre à vos questions, je commencerai mon propos par trois remarques liminaires.
La première observation est d'ordre méthodologique. Dans le cadre de l'IFRI, nous étudions la place actuelle de la Russie sur la scène internationale, son évolution depuis dix ans et sa trajectoire à l'horizon 2024, c'est-à-dire à l'horizon d'une dizaine d'années. Cela nous permet de comprendre et de mesurer à quel point ce pays s'est transformé depuis dix ans et de dessiner des perspectives pour l'avenir. Je crois, en effet, qu'il est nécessaire aujourd'hui, en France comme en Europe, de modifier notre perception, de renouveler notre « logiciel d'interprétation », de la Russie, afin de mieux appréhender les mutations très profondes de ce pays et son repositionnement international.
Ma deuxième remarque liminaire porte sur la problématique générale de la Russie -qui pourrait peut-être s'appliquer aussi à la France- et qui concerne l'important décalage entre le niveau de ses ambitions et ses capacités de peser réellement sur la scène mondiale. A la différence de la France, où cet écart semble s'être élargi ces dernières années, dans le cas de la Russie, cet écart paraît aujourd'hui moins grand qu'il y a encore quelques années.
Troisième précision liminaire, lorsque l'on veut étudier la politique étrangère de la Russie, il faut essayer de dépasser les crises et les aspects conjoncturels, la recherche des différents leviers d'influence au-delà du kremlin, afin d'identifier le socle idéologique, le ressort de la politique étrangère russe, qui a été profondément renouvelé par Vladimir Poutine, qui est une réalité bien ancrée et qui fait l'objet d'un assez large consensus au sein des élites russes et qui bénéficie d'un soutien de la population.
J'en viens maintenant à mon intervention que j'articulerai en trois grandes parties :
- Tout d'abord, une présentation des principaux acteurs et de la vision du monde de la Russie ;
- Ensuite, une déclinaison de la politique étrangère russe selon les différentes zones géographiques, même si je laisserai volontairement de côté le cas de la Syrie et du Moyen-Orient, qui feront certainement l'objet de questions de votre part ;
- et, enfin, une déclinaison de la politique étrangère russe selon les grandes thématiques, en matière énergétique, militaire, mais aussi dans le domaine moins connu du numérique, où la Russie se montre très active.
Quels sont, tout d'abord, les principaux acteurs de la politique étrangère russe et la vision du monde de Moscou ?
Il ne fait pas de doutes que le maître incontesté reste Vladimir Poutine, même s'il semble actuellement en déclin. Le Président russe sait incontestablement jouer de son image, y compris sur la scène internationale, comme l'illustre la violence de sa réponse et de son attitude à une question d'un journaliste, Laurent Zechini du journal Le Monde, sur la Tchétchénie lors de la conférence de presse à l'issue du Sommet Union européenne-Russie de 2002, et le silence très gêné du Président de la Commission européenne de l'époque, M. Romano Prodi, de l'ancien Premier ministre danois, M. Anders Fogh Rasmussen, et de l'ancien Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, M. Javier Solana. Il paraît garder la haute main sur les aspects militaires et surtout la politique énergétique, qu'il maîtrise à la perfection, ce qui lui procure un avantage incontestable sur les autres dirigeants lors des réunions internationales.
Parmi les acteurs institutionnels, on trouve le ministère des affaires étrangères russes, le MID, qui a une longue tradition et dont les compétences et l'habileté sont reconnues à l'étranger. En particulier, les diplomates russes ont l'art de faire croire à toutes les capitales et notamment aux Français que la France représente pour eux un partenaire de premier plan, alors que le partenaire le plus important de la Russie en Europe est incontestablement l'Allemagne. Les militaires jouent aussi un rôle important dans la politique étrangère russe, en particulier sur les questions de défense, ainsi que les services de renseignement. On trouve aussi, parmi les autres acteurs des grands groupes, en particulier en matière de gaz et de pétrole, comme Gazprom et Rosneft, qui entretiennent des relations très étroites avec le Kremlin et qui interviennent de plus en plus dans ce domaine, ce qui entraîne certaines frictions. On trouve enfin des acteurs plus « classiques », comme les médias, la diaspora russe ou l'Eglise orthodoxe, qui peuvent aussi avoir une influence sur la politique extérieure russe.
Quelle est la vision du monde de la Russie ? On trouve un fort attachement, au sein des élites comme au sein de la population, y compris dans l'opposition, à la « spécificité russe », c'est-à-dire à l'idée selon laquelle la Russie occupe une place particulière dans le monde, qu'il existe une voie spécifique russe, qui n'est pas celle de s'aligner sur le modèle occidental. Après l'humiliation et le traumatisme ressentis au début des années 1990, avec la disparition de l'URSS et la perte de ses satellites et la grave crise économique et sociale, le redressement économique de la Russie depuis la fin des années 1990, grâce aux ressources tirées du gaz et du pétrole, a donné lieu à un sentiment de revanche sur l'occident, accentué par la récession économique de l'Europe. Un autre sentiment très fort est la crainte de l'islamisme radical et de la menace qu'il représente pour la Russie, notamment à ses frontières au Sud et sur son propre territoire.
Ce sentiment très ancré d'une « spécificité russe », d'une sorte de « troisième voie », et du rejet tant du modèle occidental que du danger islamiste peut expliquer l'attitude critique de la Russie à l'égard de la « responsabilité de protéger », mise en avant lors de l'intervention de l'OTAN en Libye et qui est pourtant un concept ancien de l'ONU, mais dont le principe même est contesté par la diplomatie russe. Aux yeux des Russes, ce concept n'a pas de fondement et la souveraineté de l'Etat lui accorde le droit de recourir à la force sur son territoire, y compris à l'encontre de sa propre population, ce qui explique notamment la position russe sur le dossier syrien.
Quelles sont, ensuite, les principales zones d'influence de la Russie ?
L'« étranger proche », c'est-à-dire les pays de l'ex-URSS, à l'exception des trois pays baltes, demeure la première priorité de la Russie. A cet égard, on peut mentionner l'Union douanière entre la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan, qui a été considérée avec scepticisme en France, mais qui semble fonctionner. En particulier, les cadres ayant négocié l'entrée de la Russie à l'OMC, s'occupent aujourd'hui de l'union douanière, ce qui témoigne de l'importance de cette union douanière aux yeux des responsables russes. La principale inconnue demeure l'Ukraine, ce pays partagé entre une attirance vers l'Union européenne, qui n'a pas de véritable politique, et une attirance vers la Russie et dont le destin semble encore très incertain mais qui joue un rôle clef pour l'avenir des relations avec la Russie. L'Ukraine est pourtant délaissée par les Etats-Unis et ne suscite qu'un faible intérêt de la part de l'Union européenne. Le Caucase, mais aussi l'Asie centrale, en particulier avec la perspective du retrait des Etats-Unis et de l'OTAN d'Afghanistan en 2014, sont une forte source d'inquiétude pour la Russie, en raison des risques de déstabilisation de la région, notamment au Tadjikistan et en Ouzbékistan, par le risque de terrorisme, mais aussi en raison du développement de tous les trafics, en particulier le trafic de drogue, la Russie n'étant plus aujourd'hui seulement un pays de transit de la drogue venue d'Afghanistan mais aussi un marché de consommation.
Concernant les relations avec les Etats-Unis, l'échec du « reset » lancé par le Président américain Barack Obama, malgré l'entrée de la Russie à l'OMC, ne semble guère inciter les responsables américains à de nouvelles avancées avec Moscou. La révolution du gaz de schiste a écarté les chances d'un véritable dialogue stratégique sur les questions énergétiques et l'anti-américanisme reste un sentiment largement répandu au sein de l'opinion russe.
Les relations entre la Russie et l'Union européenne n'ont pas non plus beaucoup progressé, comme l'illustrent les difficultés rencontrées dans les négociations sur le nouvel accord de partenariat et de coopération, ce qui témoigne d'une certaine incompétence de l'Union européenne à mettre en place des relations avec des puissances, à l'image de la Turquie.
La vraie question est de savoir quelles seront les conséquences pour la Russie du basculement vers la zone Asie-Pacifique ? La Russie va-t-elle se tourner de plus en plus vers l'Asie ou bien se « provincialiser » de plus en plus, à l'image de l'Europe ?
Structurellement la Russie regarde vers l'Europe, mais depuis 2010, la Chine est le premier fournisseur de la Russie et les relations entre la Russie et la Chine se développent considérablement. Il faut également mentionner les relations avec le Japon, malgré le contentieux des îles Kouriles, et la Corée du Sud.
Enfin, la Russie reste présente au Moyen-Orient et entretient des relations étroites avec certains pays, comme la Syrie et l'Iran, mais aussi avec la Turquie et Israël, mais sur ce point nous aurons certainement l'occasion d'y revenir dans le débat.
Comment se décline la politique étrangère russe sur les grandes thématiques ?
La première et principale priorité reste la diplomatie énergétique, avec Gazprom dans le domaine du gaz naturel, mais aussi, et de plus en plus, Rosneft, dans le domaine du pétrole. Cette diplomatie énergétique est toutefois fragilisée par des facteurs externes, comme la révolution du gaz de schiste, mais aussi internes, en raison de la raréfaction des ressources, de l'augmentation des coûts d'extraction et de la diminution des ressources, de la déperdition, et d'une absence de véritable stratégie à long terme. Le paysage énergétique russe risque donc d'être soumis à des bouleversements.
En matière de défense, on assiste à un important réarmement russe, qui suscite des inquiétudes au sein de l'OTAN, notamment au sein des pays Baltes et des anciens pays satellites comme la Pologne, mais qui fait débat au sein des élites sur le poids de la puissance militaire par rapport à d'autres secteurs, comme l'illustre le départ de l'ancien ministre des Finances Koudrine.
Enfin, le numérique fait l'objet d'un fort investissement de la diplomatie russe, de même que de la diplomatie chinoise, comme nous avons pu le voir lors de la conférence de l'Union internationale des télécommunications à Dubaï, où la Russie, inquiète du rôle joué par Internet et les médias sociaux lors des révoltes du « printemps arabe » ou lors des manifestations ayant suivi les élections législatives russes à l'automne 2011, s'est alliée avec des pays comme la Chine, l'Arabie Saoudite, le Soudan, l'Algérie ou les Emirats arabes unis pour réclamer une réforme de la gouvernance de l'Internet et une régulation de l'Internet dans le cadre de l'ONU, permettant aux Etats de retrouver leur souveraineté sur la toile.
En conclusion, nous avons assisté depuis les années 1990, où l'influence russe était à son plus bas niveau comme l'a illustré notamment l'intervention de l'OTAN dans les Balkans, à un retour assez marqué de la Russie sur la scène internationale. La Russie est plus influente aujourd'hui sur la scène internationale qu'il y a quelques années. La question reste de savoir s'il est dans l'intérêt de la Russie de maintenir l'actuelle « solitude stratégique », qui n'est d'ailleurs pas totalement étrangère pour la France, alors que son environnement est aussi varié, avec l'Union européenne, le Caucase, l'Asie centrale et l'Asie.
A l'issue de cet exposé, un débat est intervenu.