Après l'adoption de l'excellent rapport de M. Plancade l'année dernière sur l'art d'aujourd'hui, le bureau de la commission m'a confié un sujet sur les oeuvres spoliées ou au passé flou et leur gestion par les musées publics. Je vais vous présenter ce qui a été fait et ce qui pourrait être fait. Je vous rassure, mes propositions ne coûteront pas d'argent et ne déboucheront pas nécessairement sur une proposition de loi.
Un rappel des faits me semble important pour bien comprendre les enjeux.
Tout d'abord, mon travail a porté sur les spoliations des biens culturels par les nazis. Ils avaient une appétence toute particulière pour les oeuvres d'art et ont mis en place pendant la guerre un pillage systématique des « trésors culturels » fondé sur l'idéologie, dans les musées ou les collections privées. Ces pillages étaient différents de ce qui avait pu être connu à d'autres périodes, car ces pillages avaient l'apparence de la légalité, avec, par exemple, des ventes forcées. Les trois quarts des juifs qui ont été spoliés ne sont pas revenus des camps de concentration. Pour mémoire, je rappelle l'action de l'ERR ou Einsatzstabb Reichsleiter Rosenberg für die besetzten Gebiete, l'état-major d'intervention du commandant du Reich Rosenberg pour les territoires occupés. Le Jeu de Paume devient ainsi une « gare de triage » des oeuvres d'art transférées en Allemagne, de février 1941 à août 1944. Rose Valland, attachée de conservation, joue un rôle crucial dans l'identification des oeuvres volées.
Au total, pour la France, 96 812 réclamations ont été recensées et 61 233 oeuvres ont été retrouvées, ce qui montre déjà un certain décalage. La question de la restitution de ces oeuvres s'est donc posée dès la fin de la guerre et s'est opérée en quatre phases successives.
La première phase s'est étalée de 1945 à 1955. Une politique de restitution d'État à État, codifiée et efficace a été mise en place. En France, c'est un service public qui s'en est occupé à partir des fiches de pertes, avec deux organismes qu'on trouve en 1944 :
- la CRA - Commission de récupération artistique - a pour tâche de récupérer, aux fins de restitution, les oeuvres d'art ;
- l'OBIP - Office des biens et intérêts privés - est réactivé pour recenser et restituer l'ensemble des biens spoliés en France et transportés à l'étranger.
En ce qui concerne les biens qui n'ont pas été rendus à leurs propriétaires, une bonne partie a été récupérée par les Domaines et vendue aux enchères publiques. On a dénombré 135 000 lots vendus à l'amiable, et 3 190 lots vendus par adjudication, ce qui peut expliquer la complexité du dossier par la suite.
Pendant la seconde phase, de 1955 à 1969, la France a cessé de s'en occuper et c'est l'Allemagne qui a géré la question en passant d'une procédure de restitution à une procédure d'indemnisation. Ainsi, la République fédérale d'Allemagne (RFA) a voté la loi dite Brüg. Elle était très compliquée. Quatre versions se sont succédées et la version de 1964 a permis une indemnisation plus large du mobilier, des bijoux, des métaux précieux et des marchandises commises en exécution des mesures connues sous le nom d'« Action Meubles » par lesquelles 38 000 appartements ont été vidés à Paris.
La troisième séquence, de 1969 à 1996, correspond à une période où l'on a vraiment cru que le problème était clos. Mais la question de la spoliation des oeuvres d'art ressurgit après la chute du Mur de Berlin : après une période de silence, l'ouverture soudaine des archives mène, en 1995, à une médiatisation de la question des oeuvres d'art spoliées, pillées ou vendues durant la guerre, et à une nouvelle vague de demandes de restitution et d'indemnisation.
La quatrième phase, dans laquelle nous nous situons, s'étale de 1997 à aujourd'hui. Nous allons la détailler en abordant ce qui a été fait, depuis 11 principes de la Conférence de Washington relatifs aux collections publiques, à la commission Mattéoli en 2000. Il faut noter un point très important : les oeuvres d'art sont sorties du périmètre de tous les traités et accords, validés ici au Sénat.
Je souhaite préciser devant vous les raisons pour lesquelles nous traitons du sujet aujourd'hui. Il s'agit tout d'abord d'un sujet d'actualité et d'ailleurs au mois de novembre 2012 a été organisé un symposium aux Pays-Bas sur la spoliation des oeuvres d'art en Europe durant la Seconde Guerre mondiale, et réunissant notamment l'Allemagne, l'Autriche, le Royaume-Uni et la France. Les pays européens veulent promouvoir une politique des « musées propres », c'est-à-dire dans lesquels tous les biens, quel que soit leur statut - acquis par don par legs, par achat -, sont irréprochables en termes de provenance.
De nombreux acteurs effectuent des recherches systématiques de provenance des oeuvres d'art. Dans la sphère publique, la commission britannique de restitution des oeuvres spoliées effectue une recherche systématique sur toutes les acquisitions des musées effectuées entre 1933 et 1945 (CIVS). Les Allemands et Américains - pour les musées publics - ont adopté la même démarche sur tous les stocks de dépôts. Dans la sphère privée, Sotheby's a créé un département dédié aux recherches de provenance dont le principe est clair : on ne met aux enchères aucun bien dès lors qu'il existe un doute sur l'historique de sa propriété.
Si l'on regarde ce qui se passe dans les autres pays, il me semble que la France ne puisse pas éluder la question, pour plusieurs raisons :
- les musées français reçoivent régulièrement des demandes provenant d'autres pays, notamment de musées américains, au sujet d'oeuvres appartenant aux collections publiques. Or la France s'est engagée moralement avec les onze principes de la Conférence de Washington applicables aux oeuvres d'art spoliées par les nazis (1998). Ces principes, non contraignants, ont été rappelés dans les conclusions du rapporteur public du Conseil d'État dans un avis relatif à la responsabilité de l'État dans le préjudice subi par des victimes de l'holocauste (2009) ;
- des législations qui peuvent favoriser l'émergence de demandes. Ainsi l'Alien Tort Claims Act est une loi qui autorise les victimes de graves violations de droits humains - quels que soient leur nationalité et le lieu où ces crimes ont été commis - à demander des réparations devant les tribunaux américains. Il suffit que les individus soient de passage sur le sol américain au moment où la plainte est déposée. Cela tend à se développer et des dizaines d'avocats vivent de ce type de procédure.
Enfin, la révolution d'Internet renforce nécessairement l'effet de ces différents éléments de contexte car le réseau permet d'avoir accès aux archives sur ce sujet. En outre, tout le monde a accès à toutes les collections muséales du monde, facilitant ainsi la reconnaissance des tableaux.
Les demandes d'indemnisation ou de restitution sont toujours d'actualité. Ainsi en 2012, treize restitutions ont été décidées : six d'entre elles ont déjà été effectuées, et sept sont en cours. En 2013, quatre demandes de restitution sont déjà instruites par la Commission d'indemnisation des victimes de spoliations (CIVS). Au total, depuis 1951, le ministère de la culture dénombre déjà 103 restitutions, qui ne prennent pas en compte les demandes concernant des oeuvres des collections publiques, entrées de façon régulière et transparente dans les collections. C'était le cas d'indemnisation de « L'homme à la guitare » de Georges Braque. L'ampleur du sujet peut se mesurer au nombre des oeuvres et objets pillés que l'on n'a pas retrouvés après la guerre : l'estimation s'élève à 40 000 oeuvres qui ont été détruites, perdues, dans des collections publiques ou privées.
Enfin, une dernière raison pour étudier ce sujet est l'existence d'un marché de la quête de provenance. Est-il éthique et moral que des personnes vivent de la quête de provenance d'oeuvres spoliées par les nazis ? Aux États-Unis, 200 personnes sont dans ce cas.
Les principes de la Conférence de Washington applicables aux oeuvres d'art confisquées par les nazis ont été définis par 44 pays réunis en 1998. La France s'est engagée moralement à respecter ces principes pour :
- recenser les oeuvres d'art qui ont été confisquées par les nazis et n'ont pas fait l'objet d'une restitution ;
- rendre accessibles les archives ;
- mettre à disposition les moyens nécessaires pour atteindre ces objectifs ;
- assurer la publicité des oeuvres d'art n'ayant pas été restituées afin de retrouver leurs propriétaires ou leurs ayants droit ;
- constituer un registre centralisant toutes ces informations ;
- trouver une solution juste et équitable en cas d'identification des propriétaires ou de leurs ayants droit, mais aussi dans le cas contraire ;
- équilibrer la composition des commissions ou autres organes créés dans le but de recenser les oeuvres d'art ayant été confisquées par les nazis et de faciliter le règlement des questions relatives au droit de propriété ;
- mettre en place les processus nationaux pour appliquer ces principes.
Les travaux que j'ai menés montrent que l'on peut dresser un bon bilan qui ne doit pas empêcher d'envisager des pistes d'amélioration. Tout d'abord, on note d'excellents résultats des actions menées par la France et ses musées après la guerre. Ainsi, en 1949, on observe un taux de restitution élevé : 74 % soit 45 441 oeuvres, soit 15 792 n'ayant pas retrouvé de propriétaires, ce qui constitue notre coeur de sujet. Deux destinations ont été définies pour ces dernières oeuvres : soit la vente par le service des Domaines pour 75 % d'entre elles, soit la conservation sous un statut original créé par décret en 1949 pour 2 000 oeuvres, que l'on appelle alors les musées nationaux récupération (MNR). Cela veut tout de même dire que l'on n'est pas capable de savoir où sont passées les 13 263 oeuvres vendues par les Domaines.
Pour ce qui concerne les MNR, ces oeuvres ont été exposées au musée de Compiègne de 1950 à 1954 avant d'être placées sous la garde des musées nationaux qui n'en sont pas les propriétaires. On a défini des obligations pour ces oeuvres qui devaient être accessibles au public, comporter un préfixe spécifique dans le numéro d'inventaire, comporter une mention spéciale indiquant la provenance et rester à l'intérieur du territoire. Isabelle le Masne de Chermont et Didier Schulmann ont réalisé un travail considérable en 2000 pour la mission Mattéoli pour répertorier ces oeuvres en distinguant trois catégories :
- 163 oeuvres spoliées avec certitude ou fortes présomptions ;
- 1 817 oeuvres dont l'historique est inexistant pour l'avant-guerre ;
- 163 oeuvres dont il est possible d'affirmer qu'elles n'ont pas été spoliées.
A la fin des années 1990, la mission Mattéoli s'est attelée au sujet mais son rapport ne donne des précisions que pour les 2 000 oeuvres précitées, ce qui constitue en quelque sorte la face visible de l'iceberg. On a également constaté :
- la création du musée d'art et d'histoire du judaïsme en 1998 ;
- la création de la CIVS ou Commission d'indemnisation des victimes de spoliation, en septembre 1999 ;
- la création du site Internet du ministère de la culture, baptisé ensuite « Rose Valland » ;
- à l'INHA (Institut national d'histoire de l'art), une section d'étude du marché de l'art pendant la guerre a été créée et nous avons appris récemment qu'un colloque allait être organisé le 23 janvier prochain ;
- à l'INP (Institut national du patrimoine), des nouveaux enseignements ont été mis en place pour sensibiliser les futurs conservateurs ;
- des expositions pour une meilleure accessibilité au public comme celles de la Foire de Paris et du Jeu de Paume en 1945, celle de Compiègne entre 1950 et 1954, ensuite plus tard, l'exposition des MNR en 1997 ou encore l'exposition intitulée « À qui appartenaient ces tableaux ? », organisée en 2008 en France et en Israël ;
- même si, pour les expositions anciennes, on n'a pas de catalogue, un effort de production documentaire a permis par exemple d'éditer des catalogues très intéressants comme « À qui appartenaient ces tableaux ? » ou « l'Art en Guerre » en 2012. On peut également citer le rapport : « Le Pillage de l'art en France pendant l'occupation et la situation des 2 000 oeuvres confiées aux musées nationaux », écrit par Isabelle Le Masne de Chermont et Didier Schulmann.
Après ce constat positif, on ne peut pas ne pas évoquer les zones d'ombre qui explique un embarras face à ce dossier. Le premier point est lié aux ventes des Domaines car, si 80 % se sont réalisées sans problème, d'autres ont donné lieu à des rachats, par des musées, à des niveaux de prix beaucoup plus élevés que celui de la première vente par le service des Domaines. Tout cela a été documenté, notamment par la Cour des Comptes ou l'Inspection des finances. La deuxième zone d'ombre concerne « L'affaire des domaines », sur laquelle des chercheurs américains travaillent. C'est une escroquerie qui a impliqué un inspecteur général des Domaines, qui a trempé dans une affaire de « coulage » de biens culturels qui avaient échappés aux ventes encadrées pour être revendus ensuite par les personnes impliquées. La presse en 1950 a titré « spoliés deux fois ». En outre, les listings d'oeuvres ont été modifiés au gré des négociations internationales, ce qui rend difficile la traçabilité de l'Histoire. Par ailleurs, on constate des lacunes en matière d'information puisqu'il n'y a pas de catalogue pour l'exposition de Compiègne. Enfin, 2 000 à 3 000 dossiers de contentieux n'ont jamais été suivis.
Le deuxième aléa que je souhaite évoquer devant vous concerne l'accessibilité aux archives. En 1995, le Sénat américain mandate trois commissions qui enquêtent sur le sujet, ce qui débouche sur la dé-classification de toutes les archives relatives aux oeuvres spoliées. Vous avez dû entendre parler à l'époque d'ouvrages comme celui d'Hector Feliciano sur « Le musée disparu ». Nos archives françaises ont longtemps été éparpillées. Celles de l'OBIP (Office des biens et intérêts privés) et de la CRA (commission de récupération artistique) étaient à Nantes, l'inventaire n'était pas numérisé et l'on avait accès aux cartons deux par deux. On a un retard assez conséquent par rapport à ce qui a été fait aux États-Unis.
La troisième source d'inquiétude est l'absence de recherche systématique de provenance des tableaux en France, qui peut laisser penser que dans nos collections figurent des oeuvres spoliées à des familles juives. Selon un expert du sujet, 2 à 3 % des dons soulèveraient des interrogations.
Quatrièmement, on fait le constat de l'absence d'écrit depuis le décret de 1949 créant le statut des MNR. Aucune consigne écrite n'a été donnée aux directeurs de musées, alors que les conservateurs de musées de région aimeraient pouvoir s'appuyer sur un texte. Aujourd'hui, en cas de requête d'une famille spoliée, un conservateur pourrait être accusé de recel. Il s'agit donc d'aider nos responsables de musées à sortir du flou dans lequel nous sommes actuellement.
Enfin, dernier point très important relayé par la Cour des Comptes : l'absence de recherche active des propriétaires spoliés même lorsqu'on avait leur identité. Les musées ont considéré que cette démarche de recherche ne faisait pas partie de leur mission, ainsi pouvait-on parler de « coupable négligence ».
Une fois ce constat dressé, je souhaite vous présenter quelques propositions non coûteuses et testées avec l'ensemble de nos interlocuteurs. Ainsi je voudrais vous proposer de :
- mettre en oeuvre rapidement une recherche systématique de provenance des 163 oeuvres spoliées avec certitude ou fortes présomptions. Cela nécessiterait de définir une méthodologie et d'adresser une circulaire à tous les musées de France. On peut à ce titre encourager la démarche annoncée en décembre 2012 d'un groupe de travail et veiller à ce que tous les acteurs compétents soient bien associés pour éviter la multiplication d'initiatives : service des musées de France, Commission d'indemnisation des victimes de spoliation, fondation pour la mémoire de la Shoah, et universitaires ;
- lancer un minimum de travail de recherche de provenance pour les autres MNR, à un rythme que je ne définis pas ;
- clarifier l'historique des oeuvres en dépôt dans les musées, à l'image de ce qui se fait à l'étranger. On pourrait inscrire, pour chaque oeuvre des collections publiques, un sigle permettant de garantir que la provenance a été vérifiée. Cette mesure pourrait être initiée à l'occasion du travail de récolement ;
- proposer aux stagiaires de l'INP et aux universitaires issus des filières dédiées à l'art de contribuer aux travaux de recherche de provenance des musées ;
- rappeler les obligations liées au statut des MNR, notamment dans les musées en région qui devraient bénéficier d'une aide du ministère de la culture pour mieux appréhender la question, notamment à travers l'excellent site « Rose Valland ». Il faut soutenir l'exposition des MNR, y compris dans des monuments historiques ;
- rendre accessibles toutes les archives liées au sujet. Aujourd'hui, nous avons celles du ministère des affaires étrangères à la Courneuve, les archives AJ38 numérisées aux Archives nationales, tandis que certaines archives du Louvre sont inaccessibles comme en ont témoigné plusieurs personnes auditionnées, dont les membres de la CIVS ;
- rappeler les principes de Washington, que la France s'est engagée à respecter, aux directeurs et conservateurs des musées de France ;
- faire le bilan et mettre à jour les recommandations du rapport Mattéoli. On peut prendre l'exemple de la proposition n° 16 relative au bilan annuel des recherches sur les MNR. Je propose que ce rapport soit également envoyé aux commissions de la culture du Parlement. Peut-être la situation aurait-elle été différente si nous avions constaté plus tôt que peu de choses avaient été faites au regard des exigences ;
- encourager la production documentaire permettant une meilleure connaissance du sujet. Ainsi, une biographie d'André Marie, ancien ministre qui a géré le dossier, serait utile pour comprendre le sujet des oeuvres d'art spoliées sous un nouvel angle.