La principale difficulté, pour les rapporteurs que nous sommes, tient sans doute à la question de savoir si l'on doit parler du budget, pour la défense et notamment pour l'équipement des forces, tel que le présente le projet de loi de finances (PLF) pour 2015 - le budget officiel, ou théorique, dont on sait d'avance qu'il ne correspondra pas à la réalité ; ou s'il faut se concentrer sur le budget réel, celui qui sera mis en oeuvre de façon pratique, mais dont une partie s'avère encore toute virtuelle, compte tenu des annonces que le Gouvernement a faites en la matière.
De manière officielle, le budget de la défense inscrit dans le PLF 2015 est prévu à hauteur de 31,4 millions d'euros en crédits de paiement (CP). Selon le projet de loi de programmation des finances publiques en cours d'examen par le Parlement, ce budget serait constant en 2016 et il atteindrait 31,5 milliards en 2017. Les montants ainsi retenus pour la programmation budgétaire 2015-2017 sont conformes, de manière « faciale », à ceux qu'a fixés la loi de programmation militaire (LPM) pour les années 2014 à 2019.
Les dépenses d'équipement de défense, au total, doivent atteindre, en 2015, le niveau de 16,7 milliards d'euros, suivant une trajectoire conforme, là encore, aux orientations de la LPM. En particulier, le programme 146 « Équipement des forces » se trouverait doté, l'année prochaine, de 9,9 milliards d'euros en CP, compte tenu de ressources exceptionnelles (REX) prévues pour 2,1 milliards d'euros - soit le cinquième des crédits du programme et 90 % des REX de la mission « Défense » (2,3 milliards d'euros).
C'est avec ces REX, comme vous le savez, que l'on aborde les difficultés et le versant réel, ou du moins pratique, du budget de la défense pour 2015. La conformité de ce budget à la trajectoire financière retenue par LPM est en effet une conformité de niveau de prévisions, mais non de nature de ces prévisions. Le montant des REX prévues pour chaque année du budget triennal 2015-2017 serait en fait supérieur de 500 millions d'euros au montant fixé par la LPM, en compensation d'une réduction de 500 millions d'euros de crédits budgétaires introduite par le Gouvernement. C'est ce que j'appelle le « hold up » de Bercy sur la défense !
Cet accroissement de la part relative des REX dans le budget de la défense se trouve en outre potentiellement accentué, pour l'année prochaine, du fait de l'adoption par l'Assemblée nationale, en seconde délibération sur le PLF, de deux amendements du Gouvernement. Le premier de ces amendements a diminué de 100 millions d'euros les crédits du programme 146, au titre de contribution de la mission « Défense » au financement des mesures nouvelles qui ont résulté du débat de nos collègues députés sur le PLF. Le second amendement a augmenté à due concurrence les REX attendues, au profit de l'équipement militaire, des cessions de fréquences hertziennes.
Or cette situation fragilise le budget de la défense, dans la mesure où les REX doivent pour l'essentiel provenir d'une cession de la bande de fréquences des 700 MHz dont il est désormais clairement établi - et même admis, serait-ce à demi-mot, par le Gouvernement - que les produits ne seront pas disponibles, à tout le moins, en 2015. Ce constat avait été établi dès le mois de juillet dernier par notre commission, au moyen de contrôles « sur pièces et sur place ». Je rappelle que l'avenir de la bande de fréquences des 700 MHz, aujourd'hui attribuée aux chaînes de télévision, fera l'objet de la conférence mondiale des radiocommunications prévue en novembre 2015 ; il s'avère donc difficile d'envisager sérieusement une cession avant cette réunion. Une fois la date d'attribution possible à la téléphonie mobile déterminée par la conférence mondiale, le choix de chaque État concerné, y compris celui de la France, sera encore contraint par le choix des pays frontaliers, compte tenu de possibles effets de brouillage tant que la bande concernée sera utilisée, dans ces pays, pour la télévision. En outre, dans la conjoncture économique actuelle du secteur, en cours de consolidation, il est estimé que les opérateurs de téléphonie, à court terme, n'ont ni l'appétence, ni les moyens d'investir dans de nouvelles fréquences.
En d'autres termes, le budget de la défense prévu par le PLF 2015, notamment en ce qui concerne les opérations d'armement retracées par le programme 146, a été bâti sur une hypothèse dont on sait qu'elle ne pourra pas se concrétiser. Les services de Bercy ne pouvaient pas l'ignorer.
Pour sécuriser le financement de ces opérations d'armement, l'initiative parlementaire est limitée : l'article 40 de la Constitution et les règles de la LOLF sont de fortes contraintes. Du moins, dans le respect de ces limites, nous vous proposerons de défendre, au nom de la commission, un amendement qui rétablirait les crédits budgétaires du programme 146 au niveau qui se trouvait inscrit dans le PLF initial, avant l'introduction des amendements du Gouvernement à l'Assemblée nationale.
Pour le reste, les initiatives appartiennent au Gouvernement.
Le Président Raffarin, dans une lettre rendue publique la semaine dernière, a demandé au Président de la République de préciser comment il assurerait, concrètement, son engagement solennel de respecter la LPM, c'est-à-dire de garantir un budget de 31,4 milliards d'euros, l'année prochaine, à la défense. Le Président de la République, à ma connaissance, n'a pas répondu, pour l'heure.
Cependant, dès le mois d'octobre dernier, le ministre de la défense a annoncé son intention de faire usage de la clause de sauvegarde prévue par l'article 3 de la LPM 2014-2019 - disposition introduite, je vous le rappelle, par le Sénat, à l'initiative de notre commission. Il sera ainsi recouru à des cessions de participations d'entreprises publiques, qui devraient permettre la mobilisation des REX programmées au bénéfice de la défense sur la période 2015-2017 (5,5 milliards d'euros au total). Ici intervient l'idée des fameuses « sociétés de projet », ou « SPV » (pour special purpose vehicles).
Cette idée résulte d'abord du choix de ne pas employer directement les recettes de cessions d'actifs financiers de l'État au profit de la mission « Défense ». À titre dérogatoire, la LOLF permettrait cette opération ; mais le Gouvernement n'a pas souhaité y recourir, dans la mesure, semble-t-il, où l'affectation directe des produits de cessions de participations financières à des dépenses d'équipement militaire conduirait à un appauvrissement du patrimoine de l'État. Ce choix suppose de pouvoir trouver autrement les ressources défaillantes.
L'hypothèse d'un abondement, pour 2015, du programme d'investissements d'avenir (PIA) qui profite à la mission « Défense » en 2014, a priori, a également été exclue par le Gouvernement. Le prolongement du PIA constituait pourtant la solution que préconisait, pour ce que l'on en sait, le rapport piloté par l'Inspection générale des finances rendu à la mi-juillet 2014.
D'où la principale des pistes à présent prospectées, si l'on en croit les déclarations du ministre de la défense : la mise en place d'une ou plusieurs sociétés de projet, dont le capital serait financé par l'État, au moyen du produit de cessions de participations financières, et peut-être également par des industriels, au moins dans un second temps - en 2016 ou en 2017, mais nous n'avons sur ce point aucune confirmation. Ces sociétés rachèteraient au ministère de la défense, ou achèteraient directement, puis loueraient à celui-ci des équipements militaires, suivant un mécanisme de « sale and lease back ». Le cas échéant, il pourrait être créé un SPV par catégorie d'équipements concernés. Les sommes perçues au titre du rachat de ces matériels par les sociétés mises en place permettraient au ministère de dégager les crédits nécessaires au versement des loyers qu'il devrait verser, à ces dernières, en contrepartie de la location.
Ce projet, à ce stade, suscite de notre part la plus grande circonspection, compte tenu des nombreuses questions qu'il soulève encore. J'en passerai l'essentiel en revue :
- à quelle échéance le dispositif serait-il opérationnel ? Le besoin est urgent, puisqu'il s'agit, dans l'immédiat, de mobiliser pour 2015 2,1 milliards d'euros. Pour financer les opérations d'armement et respecter la trajectoire de dépenses prévues l'année prochaine, la DGA devra disposer de cette ressource, au plus tard, au mois de septembre ;
- comment la gouvernance des sociétés de projet serait-elle organisée ? L'État n'en est encore qu'à recruter les conseils juridique et financier externes dont il estime avoir besoin pour ce montage ;
- quels équipements militaires seraient-ils concernés ? Eu égard au budget visé, il ne pourrait s'agir, en tout état de cause, que d'équipements importants. Mais une difficulté tient à l'association d'investisseurs privés au capital des SPV, car ces investisseurs - et les banques - ne voudraient certainement pas courir le risque d'assurer du matériel directement employé à des actions de combat ; il faudrait donc s'en tenir à du matériel d'ordre logistique, ou à des équipements qui ne risquent guère de se trouver fortement endommagés : on s'orienterait donc vers des avions A 400 M et MRTT, notamment ;
- la parfaite disponibilité des équipements loués serait-elle assurée pour les armées, et comment ? Cette entière disponibilité constitue évidemment une condition sine qua non du projet ;
- comment l'entretien des équipements en cause serait-il assuré ? C'est une question essentielle pour le maintien en condition opérationnelle ;
- quel serait le coût global de l'opération pour l'Etat ? La location dont il s'agit supposant par définition un loyer, et le fonctionnement des sociétés de projet impliquant naturellement des coûts de fonctionnement, ce coût global serait en tout cas supérieur à celui qui résulterait d'un achat direct par l'Etat des équipements. Mais il est fort difficile pour le moment, faute de mieux connaître les contours du projet, d'évaluer ce surcoût ;
- ce dispositif éviterait-il d'aggraver le déficit et l'endettement publics ? On sait que la direction du budget s'est très tôt montrée réticente à l'égard de la solution « SPV »...
Cela dit, sous réserve que les garanties nécessaires soient aménagées et clairement présentées au Parlement, nous croyons devoir soutenir, dans son principe, une solution qui vise à préserver la trajectoire financière déterminée par la LPM, si cette solution permet effectivement de mobiliser les 31,4 milliards d'euros prévus pour la défense en 2015. C'est pourquoi, moyennant l'amendement que Daniel Reiner, Xavier Pintat et moi-même vous proposons, je n'émets pas une appréciation négative sur les crédits inscrits dans le PLF 2015 pour le programme 146 - sans préjuger, pour autant, de la position de la commission sur l'ensemble de la mission « Défense ».