Intervention de Hélène Carrère d'Encausse

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 4 février 2015 : 1ère réunion
Russie — Audition de Mme Hélène Carrère d'encausse secrétaire perpétuel de l'académie française

Hélène Carrère d'Encausse, secrétaire perpétuel de l'Académie française :

L'histoire et la géographie sont largement ignorées par les décideurs du monde contemporain qui négligent souvent l'arrière-plan déterminant le déroulement des événements. C'est une évidence regrettable. Nous avions en France, la plus grande école de géographie du monde. C'est pourtant un savoir qui s'efface également chez nous.

La situation internationale est épouvantable. En Ukraine, sur le sol européen, la guerre civile menace de s'étendre et de dégénérer en guerre. L'Ukraine risque de disparaître et d'exploser - c'est d'ailleurs l'hypothèse la plus plausible. Nous sommes, nous, marqués par la conception gaullienne de la grande Europe, de l'Atlantique à l'Oural. Cette Europe-là est en danger, car le rêve de la Pologne et de l'Ukraine est que l'Europe s'arrête à la frontière russe. Si on les suivait, la Russie exclue assumerait sa vocation asiatique. Dans ce monde centré sur l'Asie, l'Europe resterait à l'écart.

L'Europe n'est déjà plus celle d'il y a dix ans. Aujourd'hui, l'Allemagne est le chef de file d'une nouvelle Europe, tournée vers l'est, dans laquelle la France sera bientôt « à la marge » - c'était déjà la crainte de Victor Hugo. L'enjeu n'est donc pas seulement européen ; il y va de la survie de la France comme grande nation.

La Russie est un pays impérialiste qui entend reconstruire son empire. Telle est la doxa, largement influencée par les États-Unis, que véhiculent les médias - leur rôle est considérable. La Crimée avalée, c'est à présent la reconquête de l'Ukraine qui se profile. C'est ce que les Baltes, les Lituaniens, les Polonais dénoncent, avec un mot d'ordre : arrêter la Russie. Comment en est-on arrivé là ? Rappelons-nous les événements de 1991. Après les vaines tentatives de Gorbatchev pour sauver un empire qui n'existait plus, Eltsine a accepté d'en signer la fin, procédant avec les présidents ukrainien et biélorusse à la déposition de l'URSS. La question de la Crimée, alors, s'est posée. Eltsine a accepté, pour créer un espace fraternel avec les anciennes marches, de sacrifier la Crimée : il ne faut pas être mesquin, disait-il. Pour obtenir ce nouveau découpage, les Ukrainiens avaient, il est vrai, su exercer un chantage sur les Russes à propos de Sébastopol. Les déplacements de frontières méritent d'être examinés avec prudence. C'est par la volonté russe que la guerre froide s'est arrêtée et que l'empire est tombé. La vocation impérialiste de la Russie est une fiction.

Il a existé une volonté européenne de la Russie dans les dix premières années qui ont suivi la fin de la guerre froide. Puis elle s'est dégradée, pour aboutir aux crises de l'Ukraine et de la Géorgie. La Commission européenne porte une lourde responsabilité dans cette évolution, pour n'avoir rien compris. L'élargissement de l'Europe ne s'est pas bien passé. J'ai pu constater cette impuissance lorsque je siégeais à la commission des affaires étrangères du Parlement européen. Des pays comme la Pologne ou la Lituanie sont entrés dans l'Union avec leurs rancoeurs, faisant pression, auprès de l'Allemagne notamment, pour faire tomber un nouveau rideau de fer aux frontières avec la Russie. Les rapports avec ce pays se sont logiquement envenimés.

La crise ukrainienne couve depuis 1994, au vu et au su de tous. Chaque fois qu'il y a eu des tensions entre l'Ukraine et la Russie - en 1994, en 1998, et en 2004 lors de la Révolution orange - a resurgi l'affaire de Crimée. Personne ne pouvait l'ignorer. C'est pourtant ce que la Commission a choisi de faire, en évinçant la Russie du partenariat oriental élaboré entre 2006 et 2008. La coupure a été nette : l'Ukraine devait choisir entre l'Europe et la Russie. Par conséquent, la Crimée n'a pas été annexée par la Russie ; elle lui a été servie sur un plateau d'argent en février dernier par les Ukrainiens eux-mêmes, qui ont commis d'immenses maladresses.

Vladimir Poutine s'est alors trouvé dans une situation étonnante où tout était à sa portée. Le nationalisme russe s'est nourri de l'amertume ressentie envers une politique dédaigneuse, celle de la Commission européenne. Je reste convaincue que M. Poutine n'a pas l'intention de dévorer l'Ukraine - cela ne l'arrangerait pas. Redonner à la Russie toute sa place en Europe, voilà ce qui le préoccupe. La négociation est possible. Encore faudrait-il pour cela faire cesser la guerre civile qui disloque l'Ukraine, cet État jeune, produit du régime soviétique, dont les frontières sont un héritage de 1945, et qui s'est construit sans unité nationale, ni culturelle. Il faut beaucoup de volonté pour faire tenir un tel ensemble...

En Ukraine orientale se répète le scénario de la Crimée. La négociation est possible, je le répète, mais elle ne saurait être menée ni par la Commission européenne, qui a démontré son incapacité en la matière, ni par les États-Unis, qui ont besoin de la Russie au Moyen-Orient mais veulent réduire sa place en Europe. Lors des pourparlers du chancelier Kohl avec James Baker sur la réunification de l'Allemagne, en 1989, il était entendu que l'Allemagne était géographiquement trop proche de la Russie pour pouvoir intégrer l'Otan, que les Russes ne pourraient l'accepter. On mesure quelle provocation il y a à proposer aujourd'hui d'y faire entrer l'Ukraine. Que faire de l'Ukraine orientale ? Quelles concessions les Ukrainiens sont-ils prêts à accorder ? Tels sont les enjeux de la négociation. Poutine ne peut pas être le seul à céder. Si le gouvernement ukrainien refuse le fédéralisme et persiste à vouloir intégrer l'Otan, ce sera l'impasse. Chacun doit faire un bout du chemin.

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