Le respect des frontières est un principe du droit international, mais il entre en contradiction avec un autre principe, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes - tel que nous l'avons appliqué au Kosovo !
Pour résoudre la crise de Crimée, trois ministres des affaires étrangères se sont rendus à Kiev, en février dernier. Un traité a été signé, que les Ukrainiens se sont empressés de rompre, dès les émissaires repartis. Kissinger nous a pourtant appris que pour faire aboutir une médiation, il faut rester sur place. Les Ukrainiens ont transgressé le droit international, en prétendant imposer la langue ukrainienne partout : la Crimée a protesté, et c'est ainsi que la déstabilisation des frontières a commencé. Poutine a beau jeu de rappeler le précédent du Kosovo. Cela ne justifie pas de violer une nouvelle fois le droit international. Mais il invoque aisément le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.
En 1989, les Républiques souveraines de l'Union soviétique ont proclamé leur souveraineté les unes après les autres. Cela a donné lieu à des tueries épouvantables entre Ossètes, Abkhazes et Géorgiens. Les Abkhazes ont proclamé une République autonome, les Ossètes une région autonome, tout en prenant soin de revenir dans le giron russe pour se mettre à l'abri du nationalisme exacerbé des Géorgiens. Il faut revenir à cette période extraordinaire où les peuples s'intéressaient à leur destin pour comprendre les conflits d'aujourd'hui. Après la guerre de 2008, la Russie a proclamé l'indépendance de l'Ossétie et de l'Abkhazie, alors que ces États étaient déjà autonomes et distincts de la Géorgie depuis 1989, quoi qu'en disent les Géorgiens.
L'affaire de Crimée a sonné le tocsin d'un État ukrainien unifié, et il faut donner un nouveau statut à l'Ukraine orientale. Un système fédéral serait la meilleure solution, mais le président ukrainien coupe court, refusant d'envisager le changement. Poutine se trouve dans une situation inconfortable. Le régime soviétique, mort il y a vingt-cinq ans, continue de marquer les esprits et une partie de la population russe est prête à voler au secours de ses « frères ». Les élites, les classes moyennes estiment assez largement que la Russie ne peut s'occuper de tout, elles rêvent de passer à autre chose et de faire de la Russie un État moderne. Mais le sentiment d'une humiliation infligée par la communauté internationale modifie dans une certaine mesure leur vision. Elles souffrent également de la crise provoquée par la baisse du prix du pétrole, d'autant plus lourde à porter que l'histoire se répète. En 1984, la manipulation à la baisse du prix du pétrole, orchestrée par les Américains, avait joué un rôle dans l'effondrement de l'empire soviétique, sous la présidence Reagan. La fin de la croissance et l'inflation galopante inquiètent les classes moyennes, semant les germes de l'opposition de demain.
L'islam radical est prégnant en Russie. Depuis l'évacuation de l'Afghanistan, l'islam est aux portes des anciens États du bloc soviétique, où il s'était développé sous une forme modernisée. Les mouvements radicaux restent faibles, mais des piliers islamiques existent - le pays Tatar, par exemple - qui sont des facteurs de possible déstabilisation. La Russie regarde aussi avec épouvante ce qui se passe au Moyen-Orient. Elle n'est pour rien dans la situation explosive qu'a créée l'administration Bush en Irak, et les Français en Libye - car nous avons joué un rôle détestable, cause de la flambée islamiste. La Russie est un partenaire incontournable pour résoudre les crises, un interlocuteur possible pour l'Iran et la Syrie. Les États-Unis exploitent la situation en jouant un double jeu, qui consiste à solliciter la Russie tout en la mettant à genoux. Peut-être pour préparer les esprits à des négociations avec l'Iran, Obama veut montrer que la Russie est dominée en Europe.