Je tiens en premier lieu à vous exprimer toutes mes condoléances pour les attentats qui ont eu lieu ces derniers jours en France. La Turquie, qui a beaucoup souffert du terrorisme, est l'un des pays qui comprend le mieux la souffrance du peuple français. Notre Premier ministre, malgré une forte fièvre, a d'ailleurs tenu à être présent à la marche de solidarité en hommage aux victimes de l'attentat perpétré au sein de la rédaction de l'hebdomadaire Charlie Hebdo, organisée dimanche 11 janvier dernier, à Paris, afin d'assurer la France de la solidarité de la Turquie et du peuple turc dans son combat contre le terrorisme international.
En ce qui concerne la Syrie, nous avons mené, depuis le début de la crise, et au moment du printemps arabe, une politique basée sur certains principes, et nous avons toujours répondu positivement aux aspirations des populations plutôt que de soutenir les régimes totalitaires.
Au début, nous avons essayé de convaincre Bachar el-Assad de faire quelques pas en direction des réformes, afin d'éviter le bain de sang en Syrie.
Notre Premier ministre, Ahmet Davutoðlu, s'est maintes fois rendu à Damas. Lors de son dernier déplacement, M. Davutoðlu s'est entretenu avec Bachar el-Assad pendant sept heures. Ils se sont mis d'accord sur une feuille de route qui prévoyait des réformes certes modestes, mais qui constituaient un bon début, susceptible d'empêcher le bain de sang en Syrie. Malheureusement, le lendemain de l'accord, Bachar el-Assad a attaqué des manifestants pacifistes, à Homs, avec des armes lourdes. Ceux-ci n'étaient à l'époque pas du tout armés...
La Turquie s'est alors trouvée face à un choix, celui de continuer à soutenir Bachar el-Assad ou de répondre aux attentes démocratiques des manifestants pacifistes. La Turquie a tranché. Nous avons pris le parti du peuple syrien plutôt que celui de Bachar el-Assad, qui n'était pas disposé à entreprendre des réformes démocratiques, bien que nous ayons essayé de le convaincre qu'un programme de démocratisation, même timide, pouvait calmer les manifestants et éviter toute l'évolution que nous avons connue.
La Turquie a alors clairement soutenu l'opposition syrienne modérée. Nous avons formé une coalition dénommée « Les amis de la Syrie », composée de onze pays, dont la France, les Etats-Unis, l'Allemagne et la Grande-Bretagne faisaient partie. Nous avons essayé de donner à l'opposition syrienne modérée les moyens de lutter contre Bachar el-Assad.
La Turquie est un pays frontalier. Nous nous sommes donc trouvés en première ligne des affrontements armés, avec un afflux de réfugiés vers la Turquie. Nous avions dit à l'époque que la Turquie était prête à accueillir jusqu'à 100 000 réfugiés. Personne n'imaginait que le conflit pourrait prendre une telle tournure. Ce chiffre paraissait alors énorme. Aujourd'hui, nous comptons 1,6 million de réfugiés syriens en Turquie ! Trente mille bébés sont nés sur notre territoire.
Avec le temps, l'opposition modérée a malheureusement perdu du terrain en Syrie, les pays de la coalition n'ayant pas pu, pas su ou pas voulu lui apporter le soutien nécessaire, sous prétexte qu'on ne savait pas qui pourrait prendre le pouvoir si Bachar el-Assad s'en allait.
Bachar el-Assad en a d'ailleurs joué en affirmant qu'un régime religieux s'installerait à Damas s'il partait. Durant cette période, l'Iran et la Russie ont continué à soutenir militairement le régime, ce que la coalition n'a pu faire avec l'opposition syrienne modérée.
On a alors assisté au glissement des combattants de l'opposition syrienne modérée vers des groupes plus extrémistes ; en effet, ceux-ci n'ayant pas assez de soutiens, ils pouvaient obtenir des armes, des équipements ou des moyens financiers plus importants de la part de groupes plus radicaux. C'est devenu un cercle vicieux : plus on assistait à ce glissement, plus les pays de la coalition estimaient qu'on ne pouvait se fier à l'opposition syrienne, car il existe en Syrie bien des groupes radicaux. On a commencé à prendre peur de la créature que nous avons créée de nos propres mains à cause de notre attentisme.
Dernièrement, la Turquie a proposé de créer une zone d'exclusion aérienne et des zones de sécurité au nord du 36e parallèle, de façon à avoir une zone protégée par les alliés, interdite au survol des avions du régime de Bachar el-Assad. Nous voulions une région, au nord de la Syrie, où les réfugiés puissent s'installer et refaire leur vie. En effet, ces personnes, avec raison, ne veulent pas rentrer chez elles, faute d'une réelle sécurité. Lorsque la situation s'est améliorée, une partie de cette population est repartie, mais elle est revenue peu après, lorsque le climat s'est à nouveau dégradé en Syrie. Il y a donc toujours eu un va-et-vient à la frontière turco-syrienne.
La proposition de la Turquie a été soutenue par la France ; les autorités françaises savent en effet que le fait de ne trouver aucune solution au problème des réfugiés revient à placer une épée de Damoclès au-dessus de la tête des pays européens, où une grande partie des réfugiés aimerait se rendre. Ils tentent d'y parvenir par tous les moyens, même en courant le risque d'être victimes de trafiquants d'êtres humains.
Aujourd'hui, de plus en plus de bateaux amènent des réfugiés syriens des côtes turques vers les côtes grecques ou italiennes, et ce n'est pas aussi facile à contrôler qu'on l'imagine.
Avec la France, nous essayons de convaincre nos alliés que l'on peut changer les données dans la région, et exercer une pression encore plus importante sur Bachar el-Assad si l'on parvient à réaliser une zone d'exclusion aérienne.
Après l'usage des armes chimiques par Bachar el-Assad, il existait une opportunité pour les pays de la coalition pour mener une intervention militaire. Nous avions déclaré que l'usage des armes chimiques constituait une ligne rouge pour la coalition. Malheureusement, certains de nos alliés n'ont pas voulu intervenir pour les raisons que l'on sait. La France et la Turquie, elles, étaient en faveur de l'intervention militaire.
D'ailleurs, le fait que les pays alliés ne soient pas intervenus après l'usage des armes chimiques a dû encourager certains pays dans leur politique étrangère ; ils ont peut-être pris certaines initiatives militaires qu'ils n'auraient pas prises si une intervention en Syrie avait eu lieu.
Jusqu'alors, personne n'avait entendu parler de Daech ; je suis sûr que si cette intervention avait eu lieu, nous ne serions pas en train de parler de Daech ou des autres groupes terroristes. C'est une occasion en or que nous avons perdue en n'intervenant pas !
Un mot à propos de Kobané, qui a fait couler beaucoup d'encre en France...
J'ai toujours essayé d'expliquer que, dans cette tourmente régionale, Kobané n'était qu'une goutte d'eau dans l'océan ; avant Kobané, Daech avait déjà attaqué Mossoul, Jarablus, Rakka, et fait énormément de morts. Personne n'en a parlé ! On a fait une ville martyre de Kobané, alors qu'il n'y restait plus aucun civil. Tous avaient fui la ville avant l'arrivée de Daech - Kurdes, Chrétiens, Yézidis. La Turquie, pour les sauver des exécutions de Daech, a ouvert ses frontières, et a reçu en trente-six heures 196 000 réfugiés, enfants, vieillards, sans demander qui ils étaient, d'où ils venaient, ni quelle était leur appartenance.
Quand Daech est arrivé à Kobané, il n'y avait plus là-bas que le PYD, la branche syrienne du PKK. Tous les combats auxquels vous avez pu assister sur vos écrans de télévision se déroulaient en fait entre deux groupes qui essayaient de prendre le contrôle de cette région pour y asseoir leur autorité. Personne ne s'y battait pour les valeurs occidentales ou pour les valeurs démocratiques : il s'agissait seulement de deux groupes terroristes, qui s'affrontaient pour le contrôle de la région !
On a également accusé la Turquie de fermer les yeux sur l'exécution des Kurdes par Daech ; c'est totalement faux ! Nous avons sauvé les Kurdes de l'exécution ! Une dépêche de l'Agence France-Presse a affirmé qu'après un mois et demi de combats à Kobané, on dénombrait environ quatre cent soixante morts du côté de Daech, deux cent vingt du côté du PYD, et seulement vingt civils. Les autres villes où Daech a mené une campagne terroriste ont compté des milliers de morts, dont personne n'a parlé !
Un vrai danger plane à présent sur Alep, qui compte plus de 300 000 habitants. L'étau de Daech et du régime de Bachar el-Assad commence à se resserrer autour de cette ville. Si Alep tombe, toutes les données de la région seront changées, et la Turquie connaîtra un nouvel afflux de réfugiés, qui peut être de l'ordre de 200 000 personnes à 300 000 personnes.
La Turquie a dépensé aujourd'hui plus de 5 milliards de dollars pour les réfugiés, alors que la contribution des pays de la communauté internationale n'est que de 200 millions de dollars. Ce chiffre est l'équivalent de 0,5 % de notre PIB. Pour la France, cela représenterait 12 milliards d'euros, et l'équivalent de 92 milliards de dollars pour les Etats-Unis. Or, ce coût ne fait qu'augmenter jour après jour ! S'il est un pays qui subit de plein fouet les effets négatifs de cette situation, c'est donc bien la Turquie.
En ce qui concerne l'Irak, après l'invasion de ce pays par les Etats-Unis, à laquelle la Turquie et la France étaient opposées, les Américains ont commis l'erreur de déstructurer complètement l'appareil de l'Etat. Ils ont chassé du pouvoir le parti Baas, surtout constitué de Sunnites, et en ont confié les rênes aux Chiites. Or, Nouri al-Maliki, malgré tous nos conseils, a fort malencontreusement mené une politique très sectaire. L'armée était composée de Chiites, dont les milices étaient chargées de la sécurité. De facto, le pays s'est divisé en trois : les Sunnites ne voulaient plus participer au pouvoir, se sentant marginalisés, les Kurdes, qui avaient déjà un statut autonome, ne parvenaient pas à un accord avec al-Maliki, qui occupait quant à lui le Sud.
Nous avons essayé de convaincre Nouri al-Maliki de mener des politiques intégrant davantage toutes les composantes de la société - Turkmènes, Chrétiens, Yézidis, Kurdes, Sunnites - afin qu'elles puissent participer aux institutions gouvernementales, et éviter le démembrement de l'Irak, dont risquait de souffrir la Turquie.
Nous ne sommes pas non plus parvenus à convaincre nos amis américains, qui nous disent aujourd'hui que nos remarques étaient fondées. Aujourd'hui, fort heureusement, les choses vont un peu mieux en Irak. Le gouvernement de Haïder al-Abadi essaie d'intégrer toutes les composantes de la société. Il faut cependant attendre pour juger des effets positifs de ce gouvernement. La stabilité en Irak est très importante pour nous, mais également pour toute la région. Il faut éviter à tout prix le démembrement de l'Irak en trois parties.
Daech a conquis Mossoul en une demi-heure. Tout le monde s'en est étonné : comment un groupe terroriste a-t-il pu conquérir une ville de 300 000 habitants ? C'est très simple... L'armée, composée de Chiites, ne se sentait pas concernée, considérant Mossoul comme une ville sunnite, et ne voulant pas mourir pour les Sunnites. Elle s'est donc retirée vers les lieux saints chiites pour les défendre contre Daech, en laissant sur place tout l'armement sophistiqué américain : chars, etc.
La population locale a accueilli Daech à bras ouverts, le groupe terroriste n'ayant pas encore commencé à exercer sa violence à l'encontre des Sunnites, afin de contrôler les tribus. Daech a ainsi pu obtenir tout un armement sophistiqué, a dévalisé les banques, obtenant 500 millions de dollars et devenant un géant, du fait des erreurs du gouvernement irakien.
En Libye, nous soutenons bien sûr les efforts de Bernardino León, Représentant spécial des Nations unies. Nous pensons qu'il faut trouver une solution qui laisse place au dialogue. La Turquie est actuellement le seul pays à dialoguer avec toutes les parties. Notre vice-Premier ministre les a toutes rencontrées à chacun de ses voyages pour essayer de les convaincre d'adopter un gouvernement de transition nationale. Des pourparlers ont actuellement lieu à Genève. Espérons que l'on puisse trouver une solution. Il faut surtout éviter l'intervention militaire, en particulier celle de l'Egypte et des Emirats arabes unis, qui empêchent tout dialogue entre parties.
Enfin, nos relations avec l'Union européenne durent depuis maintenant cinquante ans. Pour nous, l'Union européenne constitue un choix stratégique ; nous pensons que nous ne pouvons écrire l'histoire de la Turquie sans l'Europe, ni que l'Europe puisse écrire son histoire sans la Turquie. Nous faisons partie de la même famille !
Il est important de continuer le processus de négociation, et d'harmoniser notre législation avec l'acquis communautaire. Nous consulterons le peuple turc plus tard. Si le train arrive en gare, on lui demandera s'il veut en descendre ou non. Le chef de gare ne le laissera peut-être pas descendre du train. Peut-être les pays européens lanceront-ils de leur côté un référendum. Les Turcs considéreront peut-être qu'il vaut mieux rester dans la rame...
Pour nous, il s'agit d'un processus important. Le fait que la Turquie n'ait pu devenir jusqu'à présent membre de l'Union européenne, si je puis me permettre, n'est pas lié à la situation intérieure de la Turquie, mais en grande partie à l'attitude négative de la France et des Chypriotes grecs. La France a bloqué cinq chapitres et les Chypriotes grecs en ont bloqué huit lors des négociations. Nous avons mené nos réformes intérieures ; nous avons rempli les critères de Maastricht et de Copenhague mais, pour des raisons politiques, certains de nos alliés ont préféré tenir la Turquie à l'écart des négociations...
Je vous remercie de votre attention. Je suis à présent prêt à répondre à vos questions.