Intervention de Hakki Akil

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 21 janvier 2015 : 1ère réunion
Audition de s.e. M. Hakki Akil ambassadeur de turquie en france

Hakki Akil, ambassadeur de Turquie en France :

La question du contrôle des frontières est primordiale pour la Turquie. Lors de notre lutte contre le PKK, nous ne sommes pas non plus parvenus à contrôler nos frontières avec l'Irak, par lesquelles passaient des terroristes du PKK, qui venaient attaquer les bases militaires de Turquie et commettre des exactions. Le bilan pouvait parfois s'élever à trente ou quarante militaires assassinés.

Le contrôle des frontières n'est donc pas aussi facile que vous l'imaginez, surtout dans une région très montagneuse. Même lorsqu'il s'agissait de combattre le PKK, nous n'arrivions pas à contrôler toutes ces zones montagneuses frontalières avec l'Irak.

Quant à la frontière avec la Syrie, elle s'étend sur 900 kilomètres, dans une zone où plus d'un million de réfugiés font le va-et-vient. Chaque fois que la situation s'améliore, les réfugiés syriens veulent rentrer chez eux. Nous n'allons pas les en empêcher ! Puis, ils reviennent quand les choses s'aggravent à nouveau.

L'opposition syrienne modérée utilise également ces frontières pour aller et venir, ou pour se faire soigner en Turquie. Soyons clairs : comme je l'ai dit au début de mon intervention, la Turquie soutient l'opposition syrienne modérée et l'appuie. Dans cette zone, le fait de contrôler les éléments terroristes n'est malheureusement pas aussi aisé qu'il y paraît. Vous considérez que, lorsque des djihadistes français débarquent à Urfa, il est simple de les distinguer des autres, et vous nous demandez pourquoi on ne les arrête pas. Ce n'est pas aussi facile que cela : la région est pleine de personnes de ce genre - réfugiés syriens, etc. Le travail des forces de sécurité dans cette région n'est pas aussi aisé que vous l'imaginez. Cela nous pose un problème de sécurité intérieure, avant d'en poser un aux autres. C'est un risque de première grandeur pour la Turquie.

Le contrôle des aéroports et des frontières est un phénomène nouveau. Nous avons dès le début demandé un échange d'informations avec les pays alliés, qu'il s'agisse de la France ou de l'Allemagne. Vous ne disposez malheureusement pas de fichiers ! Vous nous demandez quelque chose que vous-mêmes n'êtes pas capables de faire ! Vous n'êtes pas en mesure de les arrêter à la sortie de votre territoire, et vous voudriez qu'on le fasse lorsqu'ils passent frontière turque ! Comment voulez-vous que la Turquie puisse savoir qui est djihadiste ou qui est touriste ? Nous sommes la sixième destination touristique mondiale ! Notre pays compte 39 millions de touristes. Doit-on arrêter une femme parce qu'elle porte un foulard, ou un homme parce qu'il porte la barbe ou une djellaba ? Sur quoi la Turquie doit-elle se baser ?

Certains Français et certains journalistes ont opté pour la facilité en affirmant que les Turcs n'arrêtent pas les djihadistes à la frontière. Sur quelle base juridique peut-on arrêter les gens à la frontière ?

Dès le début, nous avons demandé des informations. Or, les pays européens, eux non plus, n'étaient pas prêts à affronter une telle situation ! Ils n'avaient ni fichiers ni législation adaptée ! Rappelez-vous les discussions qui ont eu lieu en France, à l'Assemblée nationale, quand il s'est agi de promulguer une nouvelle loi pour combattre la sortie des djihadistes du pays... D'un côté, on doit respecter les libertés individuelles et, de l'autre, combattre le terrorisme.

Vous nous avez demandé d'arrêter des gens présumés terroristes, sans qu'il n'y ait aucune preuve qu'ils le soient. Nous les avons refoulés, mais vous nous avez cependant demandé des choses que vous n'avez pas faites ! Quand nous avons mené la lutte contre le PKK, nous avons envoyé en France des dossiers avec des décisions de nos tribunaux comportant la liste des attentats et des meurtres qui avaient été commis par certains terroristes. Vous nous avez toujours répondu qu'on ne pouvait nous livrer ces terroristes, faute d'une pièce manquante dans le dossier, ou du fait de leur statut de réfugiés politiques, qui empêchait de les extrader ! De fait, jamais la France ni l'Allemagne n'ont extradé de terroristes du PKK.

Vous me demandez aujourd'hui pourquoi la Turquie, pays allié, ne coopère pas de façon efficace avec vous : nous coopérons d'une manière bien plus efficace que nos alliés européens ! Nous ne vous demandons ni dossiers ni preuves quand vous nous sollicitez pour refouler ou expulser certaines personnes. Nous prenons vos informations pour argent comptant, sans qu'il existe une décision d'un tribunal !

Nous avons expulsé de Turquie près de 1 200 djihadistes ou supposés tels, puisque nous n'en savons rien et que nous nous basons sur les données que nous fournissent nos alliés. Nous avons interdit l'accès sur notre territoire à plus de 8 000 personnes, toujours en fonction des informations données par les pays alliés. S'il y a eu une défaillance dans ce domaine, je peux vous garantir que cela ne vient pas de la Turquie, mais plutôt du manque d'information que les pays alliés nous fournissent.

Nous menons également des contrôles dans les ports maritimes. Si vous faites référence à des personnes entrées en Turquie par voie maritime, encore faut-il que des données sur ces personnes puissent être transmises.

Laissez-moi partager une information avec vous... Lors de l'attaque du supermarché casher, Porte de Vincennes, les chaînes de télévision françaises ont affirmé qu'une femme dénommée Hayat Boumedienne figurait au nombre des attaquants ; sa photo a été diffusée par les télévisions turques, et un policier turc, de sa propre initiative, a fouillé dans les archives. Il s'est rendu compte que cette femme avait débarqué à l'aéroport Atatürk le 3 janvier, avec un autre Français. Il a trouvé l'hôtel où ils avaient séjourné. Nous avons tout de suite averti les autorités françaises. Les Français pensaient que Hayat Boumedienne avait participé à l'attentat contre le supermarché. Personne ne savait alors qu'elle se trouvait à l'étranger. Aucune donnée n'avait été transmise aux autorités turques. C'est un policier turc, particulièrement vigilant, qui a découvert qu'elle était en Turquie. Le processus policier s'est ensuite mis en place, et on a essayé de la filer grâce à son portable.

Tout cela pour dire que, sans échange d'informations efficace entre les deux parties, il nous sera très difficile de combattre les djihadistes.

Depuis la visite du ministre de l'intérieur français, Bernard Cazeneuve, les choses vont mieux : les Turcs ont convaincu la France qu'elle devait davantage coopérer dans ce domaine, et qu'elle devait nous envoyer des informations. Sans un flux d'informations minimum, la Turquie ne peut rien faire - et je ne parle pas de l'affaire des trois djihadistes de Marseille : c'est une autre question qui relève de problèmes de politique intérieure. Je n'y reviens donc pas...

Que préconisons-nous pour protéger la frontière et assurer la lutte contre le terrorisme ? Je pense que la Turquie fait de son mieux en la matière. S'il existe bien un pays qui souffre du terrorisme, qu'il s'agisse de Daech, du Front al-Nosra ou d'autres, c'est bien la Turquie ! Lors de l'attentat d'Antakya, cinquante-deux personnes ont été tuées - policiers, soldats, civils. Nous sommes toujours sous la menace de ce groupe terroriste contre lequel nous nous battons.

Pourquoi la Turquie refuse-t-elle de laisser l'OTAN utiliser ses bases aériennes ? Tout d'abord, l'OTAN ne participe pas aux opérations. Il s'agit seulement des pays alliés et d'accords bilatéraux. Nous discutons avec les Américains pour l'utilisation de la base d'Incirlik.

La lutte contre Daech, ou contre le Front al-Nosra, la politique syrienne ou irakienne, constituent pour la Turquie un problème bien plus difficile que pour nos alliés. Les Américains, après le bourbier irakien, sont repartis chez eux. C'est nous qui avons payé le prix fort ! Nous devons être très attentifs. Il s'agit en effet de peuples amis, avec qui nous avons vécu durant six siècles, et avec qui nous allons continuer à vivre durant encore des siècles. Nous devons donc demeurer vigilants.

Si nous ne connaissons pas l'objectif des opérations militaires, nous ne pouvons nous lancer dans l'aventure. Nous demandons aux Américains de nous indiquer leur but final. Combattre Daech n'est pas la solution. Le bourbier demeure. Si ce n'est pas Daech, ce sera un autre groupe terroriste ! L'origine de tous les problèmes se trouve à Damas. Or, pour les Américains, la priorité est de combattre Daech. Combattons-le mais cela ne résoudra rien ! On ne peut combattre un groupe terroriste avec des F-16. Nous en savons quelque chose : cela fait trente ans que nous combattons le PKK : envoyer les F-16 sur les montagnes d'Irak du nord ne résoudra pas le problème.

Nous défendons qu'il faut assécher le marécage, plutôt que d'essayer de tuer les moustiques : tuez trente terroristes, quarante-cinq reviendront ! Tuez-en cinquante, ce sont cent autres qui prendront la relève. Ce n'est pas avec l'aviation que vous en terminerez avec un groupe terroriste. Il faut d'abord réaliser un travail politique, sur le terrain. En Irak, il faut que le gouvernement inclue toutes les parties pour couper l'herbe sous le pied de Daech, de façon qu'il ne puisse obtenir le soutien des tribus sunnites. Il ne faut pas que Bachar el-Assad se maintienne à Damas si l'on veut que les populations puissent rentrer chez elles.

On se pose la question de savoir qui remplacera Bachar el-Assad à Damas s'il n'est plus là. C'est très simple ! Il ne faut pas commettre l'erreur que nous avons commise en Irak ou en Libye en déstructurant l'Etat. On peut travailler avec les membres du gouvernement qui n'ont pas les mains couvertes de sang et qui possèdent l'expérience de l'Etat, afin de créer un gouvernement de transition, qui assurera une sorte de coalition incluant les Chrétiens, les Alaouites, les Sunnites, et toutes les composantes de la société.

Nous sommes réticents à une participation plus active, qui peut directement mener la Turquie à une guerre contre la Syrie, ce qui n'est pas le cas des Etats-Unis, de l'Allemagne, de la France ou de l'Italie. En cas de contre-attaque de la Syrie, la Turquie doit y répondre. Il y aura alors une escalade, et la Turquie se retrouvera entraînée dans la guerre. Les choses ne sont pas aussi simples que vous pouvez les voir de Paris.

Quant aux rumeurs, il y en a beaucoup. Je peux même vous en raconter d'autres ! On dit que nous faisons plus d'efforts pour lutter contre Bachar el-Assad que contre Daech. Croyez-moi : nous faisons également beaucoup d'efforts contre Daech. Nous avons fourni une aide militaire à l'Irak pour qu'il puisse combattre Daech. Lorsque nous avons voulu envoyer des soldats à Kobané, les Kurdes du PYD ont refusé l'aide de l'armée turque. Lorsque nous avons voulu faire transiter les peshmergas d'Irak du nord vers Kobané, le PYD a refusé. Il a fallu un mois de négociations pour qu'il accepte, la présence des peshmergas remettant en cause leur autorité.

On s'est entendu sur le chiffre de quatre cents peshmergas : ils n'en ont accepté que quatre-vingts ! Convaincre le PYD de faire transiter l'opposition syrienne modérée par la Turquie et de les envoyer en renfort nous a pris du temps, mais il a fini par les accepter.

Nous sommes en train d'équiper les Kurdes et combattons Daech d'une façon bien plus efficace que vous l'imaginez. Je ne sais comment les journalistes de la télévision peuvent affirmer que les personnes qui passent la frontière sont des militants de Daech. Je ne sais s'ils portaient sur eux des inscriptions permettant de les identifier, mais ce que je peux dire c'est qu'il y a eu dans cette affaire beaucoup de désinformation ! En France, le PYD a essayé de faire croire que des jeunes filles kurdes, une kalachnikov à la main, se battent pour des valeurs démocratiques ! Le PYD est une organisation stalinienne : je ne pense pas qu'il se batte pour des valeurs démocratiques !

Vous dites que l'armée turque n'intervient pas, alors qu'elle est à un kilomètre de Kobané. Le passage de la frontière par l'armée turque constituerait une déclaration de guerre à la Syrie. Ce n'est pas parce que vous voyez à la télévision des chars turcs alignés qu'ils peuvent passer la frontière à leur guise et combattre Daech. Pourquoi la France et les États-Unis n'envoient-ils pas des troupes au sol ? Je peux vous poser la même question. Pourquoi les Allemands n'envoient-ils pas des troupes au sol. Vous nous demandez quelque chose que vous ne faites pas vous-mêmes ! Les rumeurs vont bon train, mais elles sont parfois très déplacées.

Vous évoquez le colonel Abdul Jabbar al-Agedi. Je ne le connais pas. Il n'est certainement pas turc, étant donné son nom ! Laissez-moi vous dire que si un pays risque de souffrir de la présence de Daech, c'est bien la Turquie. Daech veut étendre son influence à la Turquie, pour l'exercer sur les populations sunnites. Nous devons donc être bien plus vigilants que la France, ou que les autres pays européens. Le combat contre Daech est pour nous dix fois plus important que pour les Français, les Allemands, ou les Italiens, car Daech constitue un danger imminent à nos frontières.

Comme je l'ai dit, avant de nous lancer dans une aventure militaire d'envergure, nous devons connaître le but final. Anéantir Daech, selon nous, ne résoudra pas les problèmes de la région. Les problèmes de la région se trouvent ailleurs. Si on anéantit Daech, les militants iront vers al-Nosra. Si on anéantit al-Nosra, une autre organisation prendra la suite. Jusqu'en 2013, personne ne parlait de Daech, qui est un pur produit du régime de Damas. Il faut donc bien analyser la situation sur le terrain.

Quant au processus de paix, ainsi que je le disais, la Turquie a mené la guerre durant trente ans contre le PKK, et a constaté qu'il n'existait pas de solution militaire. On a compté le nombre de morts des deux côtés, sans que cela ne mène nulle part. Le gouvernement a donc décidé de mener un processus de paix avec le PKK. Les négociations continuent. Le PKK est également un pur produit de Damas, protégé par Damas, et développé par la Syrie à partir de 1984. Abdullah Öcalan se trouvait à Damas de 1984 jusqu'à 1998, comme tous les autres chefs terroristes des autres groupuscules.

Nous savons que ce n'est pas une organisation monolithique. Les services secrets syriens sont derrière et essayent de saboter le processus de paix, continuant à commettre des attentats. Le gouvernement tente malgré tout de progresser, en dépit des difficultés de politique intérieure. Certains éléments du PKK continuent à commettre des attentats et à tuer des militaires. Le gouvernement demande à l'armée de ne pas intervenir. Politiquement, les choses sont délicates.

Les habitants, en l'absence d'affrontements militaires depuis un an et demi, se sont habitués au calme. Les investissements ont commencé à se développer et le bien-être s'est installé. Si l'une des parties tente de renoncer au processus de paix, elle sera très mal vue par la population. Espérons que l'on va trouver une solution pacifique.

Quant à la convention sur la sécurité intérieure, c'est aux parlementaires français qu'il faut poser la question ! Je pense qu'elle sera ratifiée par l'Assemblée nationale, mais je pense qu'il existe cependant certaines réticences du côté français.

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