Intervention de Hakki Akil

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 21 janvier 2015 : 1ère réunion
Audition de s.e. M. Hakki Akil ambassadeur de turquie en france

Hakki Akil, ambassadeur de Turquie en France :

Depuis une dizaine d'années, le pourtour de la Turquie a connu bien des guerres et des turbulences - Caucase, Géorgie, Abkhazie, Ukraine, Balkans, Proche-Orient, conflit irako-iranien. Pendant toute cette période, la Turquie a pu jouir d'une stabilité politique certaine et connaître une croissance économique énorme. Elle a plus que triplé son PIB ; elle est passée d'une économie de 230 milliards de dollars à une économie de 840 milliards de dollars. Vous pouvez penser tout ce que vous voulez : la Turquie n'a pu réaliser cet essor que grâce à ses valeurs démocratiques. La démocratie ne s'est jamais interrompue pendant ces douze années !

Il faut relever le fait que nous avons pu faire vivre la démocratie et continuer à croître économiquement dans une région de turbulences, celles-ci n'ayant jamais connu de pause. Ce n'est pas facile, lorsqu'on combat le terrorisme.

Nous l'avons fait grâce aux choix qu'a opérés la Turquie. Le gouvernement a toujours choisi clairement les libertés publiques, qu'il a favorisées, sans jamais faire de concession à la sécurité. Ce choix a été primordial pour l'essor économique. Durant cette période, les investissements étrangers se sont élevés à 130 milliards de dollars. Or, ceux-ci ne sont jamais réalisés dans un pays où il n'existe ni sécurité ni Etat de droit. Personne ne place son argent dans un pays qui n'est pas démocratique et qui n'offre pas une certaine garantie juridique !

Après cette introduction, je vais essayer de répondre aux questions que vous m'avez posées concernant les libertés publiques, l'arrestation des journalistes ou le rôle de la confrérie musulmane...

La Turquie n'a pas bonne presse en France. En tant qu'ambassadeur, j'en souffre beaucoup : notre Premier ministre vient en France avec 38 ° de fièvre assister à la marche à la mémoire des victimes de l'attentat du 11 janvier dernier, afin d'afficher sa solidarité avec votre pays dans la lutte contre le terrorisme et, le lendemain, trois journaux français titrent : « Un invité encombrant ! ». Pourquoi « encombrant » ? On nous traite comme des pestiférés, comme si notre pays ne défendait pas les libertés individuelles !

Sachez qu'en Turquie, on trouve plus de deux cents chaînes de télévision, deux mille avec les télévisions locales, plus de trois mille cinq cents radios FM. Tous les villages de trois mille habitants à quatre mille habitants disposent de leur radio FM. Vous ne pouvez prétendre que les libertés publiques n'existent pas dans notre pays, avec un éventail médiatique aussi large, et de tous bords.

Les croyants qui préfèrent regarder une chaîne religieuse bénéficient de leur canal ; le PKK bénéficie de sa chaîne. Certaines chaînes diffusent des émissions en kurde, en arabe, avec toutes les sensibilités locales ou ethniques. Il n'y a aucune interdiction, et l'on compte peut-être beaucoup plus de médias qu'en France.

Le Conseil mondial des journalistes, qui s'était inquiété de l'arrestation de sept journalistes turcs, est venu en visite dans notre pays, à la demande du ministre de la justice. Cinq de ces sept journalistes ont été arrêtés et inculpés de délits de droit commun - détention d'armes, attentats, meurtres. L'un d'eux est sous le coup d'une sentence à perpétuité, l'autre de douze années de prison pour des faits de droit commun. Un autre est mort. En Turquie, aucun journaliste n'est arrêté pour délit d'opinion.

En ce qui concerne les arrestations des journalistes de Zaman, la Turquie a connu ces derniers temps, vous le savez, des arrestations massives. Beaucoup de policiers ont été également arrêtés. Gülen bénéficie, depuis des années, d'un soutien très important dans le milieu judiciaire et administratif, au ministère de l'intérieur, jusque dans les rangs des préfets et des sous-préfets et, surtout, dans la police.

Imaginez un pays dont la police réalise sans autorisation, ni sans aucune décision judiciaire, des écoutes téléphoniques sur les téléphones cryptés du chef de l'Etat, du Premier ministre ou des ministres, ainsi que des autres officiels, y compris le chef d'état-major ! Les journalistes de Zaman, le journal de l'imam Gülen, étaient impliqués dans ces affaires. Policiers et juges faisaient partie du même réseau, et agissaient de concert. Une structure parallèle s'était installée au coeur de l'État !

Au départ, le mouvement de Gülen était l'allié du gouvernement, et ce dernier ne pensait pas qu'il pourrait le menacer. La Turquie a heureusement résolu le problème, tout en respectant le cadre démocratique. Les journalistes n'ont pas été jugés pour avoir écrit un article hostile au Premier ministre, au gouvernement ou à la politique gouvernementale, mais pour leur appartenance à un mouvement qui, selon le juge d'instruction, a tenté de renverser le gouvernement. C'est une affaire judiciaire. On verra comment elle se termine. Aucun journaliste, en Turquie, n'est arrêté pour délit d'opinion. Cela n'existe pas dans la loi.

Par ailleurs, nos relations avec l'Egypte sont assez difficiles. La Turquie a subi de multiples tentatives de coups d'Etat. Elle sait d'expérience que les coups d'Etat militaires ne sont pas une solution. Nous en avons vécu en 1960, en 1971, en 1980 et en 1998. Nous avons essayé d'expliquer à nos amis égyptiens que cela risquait de repousser la démocratisation du pays d'une dizaine d'années. En pareil cas, une partie de la population est en effet tenue à l'écart de la lutte politique. Lorsque ces gens prendront le pouvoir, dans dix ans, ils en seront au même point qu'en 2012, sans aucune expérience de l'Etat. Ils auront perdu dix ans...

C'est pourquoi nous avons été très critiques à propos de la prise du pouvoir du général al-Sissi en Egypte. Nous avons estimé qu'il s'agissait d'un coup d'État militaire et qu'il ne fallait pas se le cacher. En 1981, quand les militaires ont pris le pouvoir en Turquie, après un coup d'Etat, nous avions nous aussi prétendu qu'il y avait eu un soutien populaire, sans que personne ne sache d'où venait cette légitimité.

Nos relations sont donc délicates. L'Egypte est un pays très important pour le monde arabe. Espérons que la démocratie reviendra le plus tôt possible !

En ce qui concerne les événements de 1915, il faut séparer les relations entre le peuple arménien et le peuple turc, et la définition des faits. C'est là une question juridique. Chacun peut estimer qu'il s'agit ou non d'un génocide : cela n'a pas de valeur juridique.

Nous avons proposé à l'Arménie de réunir des historiens au sein d'un Conseil international, d'ouvrir toutes les archives, qu'elles soient turques, arméniennes, françaises, américaines, ou russes, et de les laisser travailler de façon à examiner tous les documents. S'ils l'estiment nécessaire, ils pourront saisir un tribunal en fonction de ce qu'ils auront découvert. Nous sommes prêts à accepter leurs conclusions, mais nous ne voulons pas que la diaspora arménienne oeuvre sur le terrain politique en répétant à l'envi qu'il y a eu génocide et en faisant voter les petites communes, les villes, les conseils municipaux sur les événements de 1915 - voire certains parlements, qui ne connaissent rien au problème.

La définition du génocide a été établie sur mesure pour l'holocauste. C'est une définition très précise. Il faut donc examiner les événements, et ce sont les historiens et les juristes qui doivent le faire. La Turquie est prête à accepter les conclusions des historiens, mais il faut que ce soit un tribunal approprié qui en décide. Ce n'est pas à un Parlement ni à trente ou quarante élus qui ont des convictions personnelles ou politiques d'en décider.

Le plus important pour moi réside dans le second volet. La définition des événements de 1915 peut varier. Il s'agit de circonstances malheureuses qui se sont déroulées il y a cent ans. Notre Premier ministre a expliqué que nous partageons la douleur du peuple arménien, que nous compatissons, que la déportation n'était pas une bonne décision politique, et qu'elle a eu des conséquences tragiques pour le peuple arménien.

Ce qui me gêne, c'est le fait que deux peuples qui ont vécu huit siècles ensemble, qui ont la même culture, la même cuisine, les mêmes chansons, le même humour, puissent se retrouver dans une situation telle à cause de la définition de ces événements.

Aujourd'hui, si un pays peut aider l'Arménie à rejoindre le camp occidental, c'est bien la Turquie. En trois ans, la Turquie peut garantir le développement économique de ce pays, que la plupart des Arméniens quittent malheureusement. Soixante-dix mille Arméniens, à propos desquels nous fermons les yeux, travaillent en Turquie dans la clandestinité. Ce peuple a beaucoup contribué à l'établissement de l'empire ottoman.

Si Istanbul est aussi belle, c'est grâce à plusieurs architectes arméniens, qui ont beaucoup contribué à l'épanouissement de l'Anatolie. En tant qu'ambassadeur de Turquie, cela me fait mal au coeur de constater que ces deux peuples sont partout considérés comme ennemis. Nous ne sommes absolument pas ennemis ! Quand un Arménien et un Turc sont côte à côte, ils s'entendent à merveille, je vous l'assure ! Tôt ou tard, ce problème doit être résolu d'une façon ou d'une autre. J'espère que ces deux peuples pourront retrouver l'amitié qu'ils ont connue pendant huit siècles.

En 2012, pour des raisons politiques, on a inclus deux pages dans les livres d'histoire français, où certains historiens ont énoncé des contre-vérités. Cela a créé des problèmes intercommunautaires dans les écoles entre élèves arméniens et turcs. Dieu nous en garde ! Des échauffourées entre élèves peuvent se traduire par des problèmes familiaux. Il s'agit là d'une bombe à retardement qui peut rapidement se transformer en conflit intercommunautaire. J'espère que la France sera sensible à cette question. Aujourd'hui, on compte cinq cent mille Français d'origine arménienne pour trois cent mille Français d'origine turque et trois cent vingt mille Turcs, soit six cent vingt mille personnes. Il nous faut donc faire des efforts pour éviter ce genre de malentendus entre les deux communautés !

Quant à l'Iran, nos frontières ont été tracées au XVIe siècle. Nous avons de bonnes relations, même si nous ne nous entendons pas très bien sur certains sujets, comme le dossier syrien. Nous entretenons un dialogue intense à ce sujet avec les Iraniens pour essayer de trouver une solution au problème entre l'Irak et la Syrie. Les efforts des deux pays sont très importants pour la stabilité régionale.

En ce qui concerne le dossier nucléaire, la Turquie est bien entendu contre les armes atomiques dans la région, pas seulement pour ce qui est de l'Iran, mais aussi s'agissant de tous les autres pays. Aucun ne doit être muni de l'arme nucléaire.

Par ailleurs, la laïcité constitue bien sûr un front commun entre la Turquie et la France. Vous vous êtes déclarés en faveur de la laïcité, en 1905, à l'initiative d'Émile Combes, Aristide Briand ayant finalisé la loi. Toutefois, la France, à la grande joie du Vatican, a séparé totalement l'Eglise et l'Etat et a perdu tout contrôle sur l'Eglise. Celle-ci est donc devenue entièrement indépendante.

Pour notre part, en copiant votre loi, nous avons réalisé deux adaptations... Nous avons interdit toutes les confréries et les congrégations ; cependant, nous avons créé une direction générale des affaires religieuses au sein des services du Premier ministre. La grande différence entre la religion musulmane et la religion catholique réside dans le fait qu'on ne trouve pas chez nous de classe cléricale. Il n'existe donc pas de hiérarchie. Les imans sont répartis un peu partout et peuvent agir chacun à leur guise.

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