Je vous remercie pour toutes ces questions. La popularité de V. Poutine est réelle, elle tient à l'absence d'opposition politique et à la propagande des médias qui construisent une sorte de réalité parallèle, distincte de la nôtre. Cette popularité correspond à une forme de nationalisme qui touche l'ensemble de la société et des élites russes, y compris d'ailleurs les opposants politiques comme M. Alexeï Navalny. Si Poutine se retirait du pouvoir, la trajectoire du pays resterait sans doute la même, celle d'une troisième voie, d'un refus de se rapprocher de l'espace euro-atlantique. La popularité de l'actuel président russe est élevée mais artificielle.
S'agissant des prévisions de croissance, le FMI et la COFACE envisagent une récession de 3 % en Russie en 2015. Concernant la baisse des cours du pétrole, j'en ignore les causes mais j'observe la volonté des pays membres de l'OPEP de laisser filer les prix pour garder leur position. D'ailleurs, lorsque vous interrogez sur ce point M. Sergueï Ivanov, chef de l'Administration présidentielle, celui-ci ne considère pas comme probantes les théories d'un éventuel complot ourdi par les États-Unis et l'Arabie Saoudite (octobre 2014).
J'ai utilisé le concept de « saturation stratégique » afin d'évoquer la difficulté d'accorder un ordre de priorité aux différents événements auxquels il nous faut répondre. J'estime ainsi que cette saturation se produit alors que nos outils de défense sont exsangues. Je ne préconise nullement une intervention militaire en Ukraine. La décision prise par l'OTAN en septembre dernier de ne pas accorder de soutien militaire à ce pays est parfaitement claire. Néanmoins, loin d'amorcer une désescalade, cette décision n'a pu prévenir l'exacerbation des tensions faisant suite aux échéances électorales dans le Donbass organisées un mois après et l'utilisation accrue d'armes russes. Le Kremlin entend garder le contrôle de l'escalade et il a compris l'absence de réaction occidentale face à l'emploi de la violence. Les sanctions prises par les Européens, qui n'ont pas les moyens de réagir militairement, sont donc des décisions par défaut qui nous conduisent à regarder l'Ukraine se laisser dépecer sous nos yeux. Il faut avoir conscience des conséquences pour la sécurité européenne.
L'exposition des banques françaises est forte et je connais les chiffres qui viennent d'être évoqués. Les conséquences de la crise économique russe peuvent-elles aller jusqu'à induire un effet systémique sur notre système bancaire ? Je ne suis pas en mesure de vous répondre. Les sorties de capitaux qui ont été observées correspondaient aussi au remboursement de dettes. Les grandes entreprises russes, qui sont très endettées, souhaitent rester crédibles et rembourser ce qu'elles doivent.
Je me suis exprimé publiquement sur la livraison des frégates Mistral en septembre dernier, dans un contexte où il semblait encore possible de mettre fin à l'escalade de la violence en Ukraine, en s'appuyant sur les accords de Minsk et sur la mobilisation très forte de la diplomatie française et allemande. Mais le discours prononcé le 24 octobre 2014 par V. Poutine au Club international Valdaï a marqué un tournant. Il faut revenir à la genèse de cette affaire. Cette vente de frégates à la Russie a été envisagée à la demande de celle-ci après la guerre de Géorgie et avalisée par nos autorités, bien qu'elle fut contestée, en interne, par certains de nos diplomates et militaires. Le gouvernement de l'époque (François Fillon) faisait valoir l'idée de sortir d'une logique de guerre froide en permettant à la Russie de franchir un cap politique. Il y avait aussi des considérations d'ordre économique : si la France ne réalisait pas cette vente, la Russie irait se fournir ailleurs, auprès des Pays-Bas ou de l'Espagne. Le programme Mistral a suscité un grand nombre d'interrogations, notamment de la part des Géorgiens qui ne comprenaient pas que la France, qui avait permis la sortie de crise entre la Géorgie et la Russie en 2008, puisse armer l'un des deux belligérants. Mais d'autres pays ont également fait part de leur opposition, comme le Japon qui a déploré que la France accorde ainsi un net avantage maritime à la Russie. Certains milieux en France étaient effectivement désireux de donner cet avantage à la Russie. J'ai dit alors que je n'adhérais pas à l'argument selon lequel il fallait conclure la vente pour ne pas nuire à la réputation de la France et ne pas compromettre la vente d'autres armements, comme l'avion Rafale. L'embargo sur le Mirage décidé en 1967 par le général de Gaulle n'a pas empêché la France de conclure le contrat du siècle avec la Libye trois ans après. A mon sens, il valait mieux trouver une solution au rachat (OTAN, Canada...). Car la non-livraison, représentant un manque à gagner de près de 1,2 milliard d'euros, pèserait sur notre outil militaire déjà à bout de souffle.
S'agissant du contexte socio-économique, la société russe manifeste une résilience forte, compte tenu des difficultés qu'a traversées le pays depuis 1991. D'ailleurs, ces difficultés ont également façonné le personnel politique russe. Songez que M. Vladimir Poutine était, il y a vingt-trois ans, chauffeur de taxi ! Sa trajectoire individuelle, à l'instar de celle de son groupe politique, se traduit en certitude idéologique, en un sentiment de puissance qu'il nous est difficile d'appréhender. Nos interlocuteurs russes ont ainsi une âpreté que nous n'avons plus.
La capacité d'absorption macro-économique de la Russie est réelle puisqu'elle peut compter sur divers fonds de réserve qui sont gérés de façon convenable par la Banque centrale et les autorités russes. D'ailleurs, certains milieux parient sur une explosion de la zone euro avant que l'économie russe ne devienne exsangue ! Une telle perspective est largement partagée au sein des élites russes qui considèrent l'Occident comme déclinant.
Pourquoi n'avons-nous pas anticipé la crise ukrainienne ? Cette question est tout à fait pertinente. Pendant un certain nombre d'années, le suivi de l'évolution de la Russie ne suscitait plus le même intérêt que par le passé et les moyens qui lui étaient consacrés ont diminué, que ce soit sur le plan diplomatique, militaire et en matière de renseignement. La question du positionnement des services russes, qui trouvent des relais en France, est difficile à aborder. Depuis dix ans, les études consacrées à la Russie par l'IFRI ont pu être réalisées grâce au soutien des entreprises françaises installées en Russie, et non de l'État. L'expertise se perd très vite, faute d'un investissement continu ! L'intelligence stratégique doit penser en termes de rupture et cette démarche va bien au-delà de la simple analyse du risque-pays dans laquelle nous avons trop longtemps cantonné notre perception de la Russie.