Intervention de Thomas Gomart

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 28 janvier 2015 : 1ère réunion
Audition de M. Thomas Gomart directeur du développement stratégique de l'institut français des relations internationales ifri sur la russie

Thomas Gomart, directeur du développement stratégique de l'Institut français des relations internationales :

L'IFRI a publié une note sur la position russe dans le cadre de la COP 21, que je vous adresserai. L'Arctique représente une nouvelle frontière pour la Russie, non seulement en termes d'exploration-production, alors que les gisements de Sibérie occidentale arrivent à maturité, mais aussi de route maritime. Ce point est tout à fait décisif par rapport aux sanctions prises en septembre dernier, puisque celles-ci visent à empêcher l'exploration arctique que les Russes ne peuvent réaliser de manière autonome. Ils ont ainsi besoin de technologies occidentales pour explorer ces gisements situés en zone arctique et le poids des sanctions qui visent ces équipements demeure très lourd.

S'agissant de la relation entre le centre et les périphéries, une erreur a été de reprendre la carte américaine divisant le monde russe en Asie Centrale, Caucase et Europe centrale et de nier la réalité que représentait l'espace post-soviétique. Une telle approche ne permet pas de comprendre l'existence d'élites russophones dans les pays ex-soviétiques et celle d'un espace informationnel russophone important. La volonté russe de mettre en place une organisation de sécurité collective rassemblant l'Arménie, le Kazakhstan, le Tadjikistan, ainsi que des pays aux trajectoires plus singulières comme la Géorgie, n'a pas été suivie d'effet. L'Azerbaïdjan demeure un pays extrêmement sensible qui avait initialement choisi une orientation proche de l'OTAN, avant de revenir, pour des motifs électoraux, dans le giron de Moscou. On a refusé de prendre en compte l'influence de la Russie dans les pays de l'étranger proche, alors que celle-ci est demeurée importante, bien qu'avec des nuances selon les pays : elle s'avère ainsi très forte au Kazakhstan et en Arménie, plus compliquée en Ouzbékistan et en Biélorussie.

En revanche, est apparue récemment la notion de « Russkyi mir » (« Ðóññêèé ìèð »), qui renvoie à l'idée que les communautés russophones doivent être soutenues, encouragées et protégées où qu'elles soient. Cela peut notamment concerner les pays baltes. Il s'agit d'une notion peu claire, mais qui recèle une connotation impérialiste.

S'agissant du clivage évoqué entre Européens, la réaction des États membres de l'Union européenne face à la crise ukrainienne tempère ce constat. Certes, le partenariat oriental, qui est à l'origine une initiative polonaise et suédoise, est un échec à l'échelle régionale. Mais, à l'occasion des événements survenus en Ukraine, des pays comme la Finlande et la Suède, victimes de violations répétées de leur espace maritime et aérien par la Russie, tendent à se rapprocher de l'OTAN. Il est par ailleurs probable que des pays comme la Pologne envisagent d'apporter de manière bilatérale un soutien militaire à l'Ukraine. Un scénario analogue à celui qui s'est déroulé en Croatie dans les années 1990 n'est pas du tout exclu, avec une Ukraine pour le moment meurtrie mais bientôt rééquipée et susceptible de revenir au combat à l'horizon d'une ou de deux années. Une telle situation est inquiétante. L'identité ukrainienne est en train de se forger et ne manquera de s'exprimer d'une manière ou d'une autre.

Le climat dans lequel nous sommes pour parler de la Russie se caractérise par un fort antagonisme entre les pro- et les anti-russes. Ainsi, toute intervention sur la Russie suscite désormais de nombreux commentaires, des critiques peu pertinentes, voire des insultes, ce qui n'était pas le cas en 2008. Ceci participe d'une guerre de l'information qui a différentes cibles dont des instituts comme l'Ifri. Apporter un peu d'analyse sur cette question qui provoque une forte polarisation n'est pas chose aisée.

Concernant l'humiliation, je l'ai perçue dès mon premier séjour en Russie en 1997, en particulier chez des responsables politiques ou diplomatiques vivant très chichement dans un système social qui a explosé à la suite des thérapies de choc. Mais l'argument de l'humiliation est usé jusqu'à la corde et sert désormais à justifier le comportement de la Russie. Il y a aussi des pays comme l'Ukraine ou la Moldavie qui sont humiliés par la Russie. En 1998, lorsque la Russie connaît les pires difficultés économiques, elle est invitée à rejoindre le G7 qui devient le G8 pour lui montrer toute l'importance que les Occidentaux lui accordent. Parallèlement, le dialogue entre l'OTAN et la Russie, marqué par la signature d'un acte commun en 1997, avait pour objectif de quitter définitivement la logique de guerre froide. En outre, toute la politique conduite par le Président Chirac, de même que la politique allemande a été d'accorder une place importante à la Russie. J'observe que depuis 2012, ce sont surtout les occidentaux qui sont critiqués, voire humiliés par la Russie, qui leur reproche leur modèle multiculturel qui, pour elle, est la cause de leur déclin.

Si je vous rejoins quant aux effets des politiques libérales sur la société russe au début des années 90, j'attire votre attention sur la situation actuelle, marquée par un capitalisme d'État où la collusion entre intérêts publics et privés est réelle. La Russie est dirigée par ceux qui la possèdent. L'idée d'un modèle russe qui serait vertueux ne dépasse pas l'épreuve des faits.

La commémoration de la libération du camp d'Auschwitz, à laquelle V. Poutine était invité, traduit, selon moi, quelque chose de plus profond. En effet, l'image de la Russie en Occident se limite à celle de la Guerre froide, et on comprend mal chez nous la place qu'occupe en Russie la mémoire de la Grande guerre patriotique, avec ses vingt-quatre millions de morts.

Je suis assez pessimiste. On peut planifier différents scénarii, notamment vers Odessa. D'autres opérations, de nature plus hybride, pourraient être conduites dans les pays baltes pour tester la réaction de l'OTAN, afin de démontrer la fragilité de l'article 5 du traité de l'Atlantique nord. Il est donc temps de mettre en place une dialectique très étroite, en considérant que les sanctions ont un impact, mais demeurent inefficaces pour modifier le comportement de la Russie, tout en demeurant très ferme en termes de sécurité et faire de la réassurance collective (entraînement, prépositionnement...) tout en expliquant cette démarche aux Russes.

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